sympathy for the sympathizer
« Toutes les guerres sont combattues deux fois. La première fois sur le champ de bataille, la deuxième fois dans les mémoires. » On ne le comprendra vraiment qu’à la fin de la série, mais la citation d’ouverture du premier épisode de The Sympathizer en est clairement la note d’intention. Le récit démarre en 1975, au sud du Viêt Nam (allié aux Américains) et on assiste à la fin de sa célèbre guerre. Les forces communistes l’emportent et Saïgon tombe, forçant ainsi l’état-major militaire à s’enfuir pour les États-Unis.
Si, dans ce premier épisode, on pourrait presque croire que le sujet de The Sympathizer sera la guerre du Viêt Nam, nous serons vite détrompés. Le cœur de la série créée par Park Chan-Wook et Don McKellar est la réminiscence de cette guerre, de la colonisation américaine et de tout ce que ça implique culturellement. Et là, c’est très dense. Si dense que The Sympathizer aura bien du mal à embrasser toute sa thèse sans se perdre quelque peu. En sept épisodes, la série développe de nombreuses idées et réflexions, certes brillamment exposées et mises en scènes, mais cohabitant dans un certain désordre narratif légèrement ennuyeux, même si celui-ci résonne avec l’esprit embrumé de son héros.
Le Capitaine, prisonnier d’un théâtre des espions
Le Capitaine (qui n’est jamais nommé pour en faire un héros sans identité fixe) est le protagoniste de ce faux thriller d’espionnage. Il est un agent du régime communiste infiltré dans l’armée pro-américaine et dont la mission est d’empêcher la contre-révolution, quand bien même elle naitrait aux États-Unis. Un pays qui le fascine autant qu’il le répugne, selon ses propres mots. Du coup, est-ce que The Sympathizer est un implacable polar du genre Les Infiltrés ? Loin de là.
Cette histoire d’espion n’est qu’un prétexte pour troubler la perception du Capitaine sur un monde post-guerre du Viêt Nam, piégé entre deux pôles culturels. Le choix de Hoa Xuande pour jouer le personnage n’est pas anodin. En plus de donner une excellente performance pour son rôle, ses traits sont ceux d’un homme à l’héritage double. Le Capitaine est fils d’un Français et d’une Vietnamienne et a subi durant son existence des tourments liés à cette hybridité. Ses yeux sont tournés vers l’occident, tandis que son corps entier appartient au Viêt Nam. Une dualité physique en parfaite harmonie avec une dualité morale. Et un symbolisme fort pour un pays colonisé ou un immigré déraciné.
Robert Downey Jr. prouve qu’il n’a pas volé son oscar avec sa quadruple performance
le théâtre et son double
Tout est double dans le personnage du Capitaine (c’est carrément explicité avec le surnom que lui donnait sa mère). Ses allégeances politiques : il est communiste et allié de la CIA. Ses origines sont occidentales et asiatiques. En bref, notre espion n’espionne pas tant. Il est surtout bloqué sur la scène d’un théâtre où il doit jouer deux rôles en même temps. Et c’est un point d’intrigue génial pour la série. « Si tu te dévoues pleinement à cette terre, tu deviendras américain. Mais si tu ne le fais pas, tu ne seras qu’un fantôme errant, vivant pour toujours entre deux mondes« , lui dit un de ses comparses. Une vision radicale de l’intégration qui évoque aussi l’impuissance du Capitaine, en tant qu’être sans corps et sans identité fixe.
La chose est illustrée dans une scène de l’épisode 1, à Saïgon, au sein d’un cinéma occupé par l’armée qui utilise la scène pour torturer une communiste. Sont présents, dans les rangs des spectateurs, Claude, l’agent de la CIA, le Général (supérieur du Capitaine) et notre protagoniste. Cette scène sera cruciale plus tard, mais au début, elle sert surtout à décrire la nature du Capitaine. Il porte un regard tourmenté sur la femme, qui lui rappelle la situation de son pays, détruit par le colonisateur. Mais en même temps, il est aussi un spectateur complice, voué à l’inaction. Il ne peut faire cette guerre lui-même. Son rôle sera plutôt de témoigner. De faire la guerre de mémoire, donc. Mais même là, peut-il gagner ?
The Sympathizer parle aussi d’amitié et de liens immuables malgré les camps politiques
Dans les épisodes suivants, on ne sera plus en Asie, mais en Amérique où la mission du Capitaine (il doit surveiller le Général, alors qu’il est en exil) le force à jouer l’Américain, au risque de perdre encore davantage son identité. Toute cette partie sert alors à développer la question du déracinement et de l’immigration comme conséquence de la colonisation. De tous les bannis Vietnamiens, le Capitaine est physiquement et moralement (du fait de ses études) le plus occidental de tous. Il est celui qui se mêle le mieux à la foule américaine et, en même temps, il est celui qui la déteste le plus.
Malgré sa loyauté au régime communiste, son jeu de dupe va mettre en évidence l’irrévocable part de lui qui appartient déjà au monde occidental. Elle se manifeste d’abord par son goût de la musique rock, de la mise en scène hollywoodienne ou du confort capitaliste. C’est une première victoire culturelle pour les États-Unis qui impacte le Capitaine et influencera le récit qu’il écrira (poussant sa hiérarchie à douter de lui). Et c’est d’ailleurs sous cet angle là que The Sympathizer est le plus jubilatoire. Lorsqu’il satirise l’appropriation américaine des récits historiques (par le cinéma, notamment) et la violence de son soft power sur les autres cultures, la série joue de son ton caricatural pour devenir encore plus drôle.
Le personnage de Sandra Oh a un vrai potentiel… dont la série ne sait pas trop quoi faire
satire à balle réelle
Car oui, une fois encore, ne vous attendez pas à de la subtilité ou à du suspense, ce n’est pas le but. The Sympathizer est plus ironique qu’autre chose, et le montre bien assez avec les différents personnages incarnés par Robert Downey Jr., qui cabotine avec joie. Cette omniprésence grotesque (mais pas gratuite, puisqu’elle sera liée à un trauma du protagoniste, révélé à la fin de la série) du comédien a une vraie utilité narrative, en plus de déployer sa force comique de manière souvent efficace. À travers lui, c’est un portrait grossier, multi-facette et inquiétant d’une Amérique paternaliste qui est dressé.
Les discours creux et opportunistes du membre du congrès sont aussi hilarants que cyniques. Claude, l’agent de la CIA, est un mentor rassurant pour le Capitaine, mais aussi ambigu, et il évoque une relation père-fils compliquée (s’opposant à son dévouement à sa mère/patrie). Enfin, le plus intéressant sera peut-être celui de Niko, réalisateur excentrique et imbu de lui-même, et parodie des cinéastes du nouvel Hollywood. Son ambition est de tourner un film sur la guerre du Viêt Nam du genre Outrages ou Apocalypse Now. Et là, on attaque frontalement la problématique de la guerre de mémoire, à laquelle, bien sûr, notre narrateur sera attaché.
Le meilleur épisode de The Sympathizer met ainsi en scène un tournage hollywoodien. En plus d’être un making-of absurde et très drôle de ce faux film de guerre, il révèle comment l’orgueil du réalisateur lui fait s’emparer de la vie du Capitaine (son consultant) pour en faire une œuvre dramatique américanisée. Une pure réappropriation culturelle, synecdoque de ce que commente l’ensemble de la série. Et en plus de représenter le viol de la mère du Capitaine (aussi concret que symbolique), le film devient lui-même un deuxième viol pour la mémoire de ceux qui ont vécu l’histoire (avec ou sans grand H).
L’ironie veut même que, malgré son dégoût, le Capitaine devienne lui-même une sorte de scénariste hollywoodien au contact de la culture américaine. Il mettra en scène des séquences de gangsters scorsesiennes pour tromper la CIA, occultera les viols de ses manuscrits soumis à sa hiérarchie et réécrira l’Histoire pour qu’elle soit plus indulgente envers lui. The Sympathizer parvient à brillamment boucler la boucle, en révélant comment le colonisé perpétue la culture du colonisateur, malgré ses idéaux. Passionnant.
Un nouvel épisode de The Sympathizer chaque lundi sur Prime Video, via le Pass Warner, depuis le 15 avril 2024
Le livre a eu le prix Pulitzer, pas le Nobel
Au temps pour moi, j’ai lu tout le reste mais pas l’intro 😀
@plumfoot
On mentionne le livre dans l’intro 😉
Puisque ça n’est pas mentionné ici, je ne peux que vous conseiller le livre de Viet Tanh Nguyen (prix Nobel de Littérature 2016) dont est issue la série. Très drôle et peut-être un peu moins confus que la série. Il y a eu une suite (Le Dévoué) mais je ne sais pas ce que ça vaut.
Super belle critique, qui éclaire les deux épisodes que j’ai pu voir.