IENCH
C’est l’histoire d’un mec qui perd sa femme et trouve un chien. Autant dire que c’est une histoire de rien du tout qui aurait pu servir de base à un film sans personnalité. Entre les mains de Samuel Benchetrit, c’est autrement plus étrange, inattendu et imprévisible : insignifiante et ordinaire, la crise existentielle de Jacques Blanchot vire à la farce dérangeante et ultra-violente, sous forme d’autopsie de la dépression noire du mâle moderne.
Le réalisateur de Janis et John et J’ai toujours rêvé d’être un gangster avait déjà adapté son travail d’écrivain dans Asphalte, chronique tendre et décalée d’un HLM illuminé par quelques touches de poésie et magie, malheureusement passée trop inaperçue en salles en 2015. Il continue sur la même lancée avec Chien, adapté de son roman justement publié il y a trois ans. Pour un résultat tout aussi remarquable, et plus encore.
SOUMISSION
Samuel Benchetrit a écrit l’histoire de Chien alors qu’il était écrasé par la dépression, et c’est le spectre de cette lente désagrégation de l’individu qui hante son film. Sa femme, son rôle de père, sa maison, son travail, sa rapport à la masculinité et la sexualité : comme dans un interminable strip-tease social, Jacques Blanchot perd peu à peu ses attributs d’homme, revenant naturellement vers un statut primaire de bestiole sans nom. A mesure qu’il est privé de ses armes sociales et s’égare sur les terres aux frontières de la normalité, ce pauvre homme mute en quelque chose d’autre. Chose d’autant plus troublante qu’il accepte cette glissade, et l’accueille même avec un sourire d’illuminé.
L’occasion pour le réalisateur de remontrer son goût pour l’absurde avec une mise en scène précise, qui tire profit de la durée et de l’espace pour composer une angoisse aussi drôle que troublante. Son utilisation des plans larges et statiques, combinés à son sens du timing redoutable lorsqu’il s’agit d’étirer à l’extrême certains moments, provoque une émotion d’autant plus forte qu’elle est difficile à identifier – ou accepter. Comme Jacques, il faudra alors se soumette à Chien, et se laisser emporter par cette odyssée qui relève quasiment d’une vision tordue et cauchemardesque d’une anti-thérapie.
Bouli Lanners et Vincent Macaigne
LA LAISSE AU COU
Capable du pire comme du meilleur, de sa première réalisation Pour le réconfort au fantastique La Loi de la jungle, Vincent Macaigne est depuis La Fille du 14 juillet et La Bataille de Solférino un des visages d’un certain nouveau cinéma d’auteur français, désinvolte et joueur. Dans Chien, son rire est jaune. Samuel Benchetrit le filme sans peur, et l’acteur se glisse avec une simplicité désarmante dans ce costume de gigantesque loser. Le voir perdre la face, sa fierté et ses vêtements, tandis que le scénario le malmène à un point terrible, provoque des sensations inattendues.
La violence sourde avec laquelle Samuel Benchetrit transforme son héros en punching ball met le spectateur dans une position unique de voyeur et complice, tandis que le sourire se transforme progressivement en grimace de malaise et douleur. En vieil ours effrayant et tordu, Bouli Lanners (dans un rôle qui a failli être tenu par Jean-Claude Van Damme) enfonce le clou, tandis que Vanessa Paradis impose en quelques scènes et regards une présence inquiétante, avec ses traits émaciés et ses mots incisifs.
Chien ne plaira pas à tous, et ne sera pas forcément compris ou accepté. Là n’est pas la question tant le film ne cherche ni l’adhésion, ni la politesse d’esprit et encore moins la lecture univoque. En créant cette symphonie du trouble, du malaise et de la violence banalisée, Samuel Benchetrit dresse un portrait peu commun d’un malaise social poussé à son paroxysme. Il explicite par la même occasion sa place un peu ahurissante, dans le paysage français, de cinéaste en marge aux airs de clown triste et esseulé.