LA POSSIBILITÉ D’UNE ÎLE
Dès le départ, Les Étendues imaginaires annonce la couleur, ou plutôt le manque de couleur. Dans une image désaturée, délavée, un homme se hisse en haut d’une grue pour contempler le paysage. Le ton est donné. Pour son second film, Yeo Siew Hua nous parlera de l’enfer citadin, de l’expansion de son île Singapour, à l’heure de la compétitivité et de la mondialisation. Et de la place de l’être humain dans tout ça.
Une enquête qui cache une quête désespérée de soi et de l’autre
Sous couvert d’une enquête policière en apparence classique – l’inspecteur Lok (Peter Yu) recherche Wang, un ouvrier chinois disparu -, le film nous plonge en réalité entre deux mondes, point de rencontre conflictuel entre les espérances et la réalité. A travers son déroulé un peu chaotique, le metteur en scène touche à plusieurs thèmes sensibles : l’exploitation des travailleurs étrangers, l’esclavage moderne induit par le libéralisme, la domination du plus riche, les paradis virtuels et la quête de soi.
Le tout dans une intrigue envoûtante, à la limite de l’hypnose qui mêle autant les personnages que les chronologies. Avec pour seul échappatoire, un cyber-café et les parties de Counter Strike en lieu et place d’un sommeil réparateur, seul moyen d’extérioriser ses pulsions morbides et de supporter un quotidien terrible.
LES ÂMES PERDUES
Dans Les Etendues Imaginaires, il n’y a que peu de place à l’espoir. L’île tentaculaire dévore les désirs de chacun, les bateaux au loin empêchent tout échappatoire. On reconnaitra au film le grand talent d’installer une ambiance à la fois poisseuse et douce, totalement en phase avec son histoire.
Une atmosphère qui confine au spleen, à la poésie mélancolique, qui fonctionne à merveille et permet de dépasser les quelques problèmes de rythme et d’enchainements de points de vue maladroits et un peu artificiels. Conçu comme un rêve éveillé, Les Étendues imaginaires touche le spectateur dans sa peinture sans fard d’une civilisation à bout de souffle qui cherche, malgré tout, à gagner du terrain dans un but mal défini. Comme un cancer.
Une humanité qui se saborde elle-même, renie l’existence de son prochain pour le traiter en marchandise. Des thèmes classiques, certes, mais brillamment développés. Le rapport à la virtualité, au jeu en ligne comme seule bulle d’oxygène est également bien vu et capte parfaitement les gros questionnements actuels sur le rapport au réel.
Pas de place pour l’amour, chacun est enfermé dans sa solitude et les liens que l’on tisse trahissent leurs fragilités et leur confusion. Dans ces cas, il ne reste pas grand-chose pour s’en sortir. Et si le film propose une conclusion désenchantée et dramatique dans ce qu’elle suscite, elle n’en reste pas moins belle et porteuse d’un espoir ténu, à l’équilibre incertain, mais on ne peut plus douce. Comme une petite drogue qui nous permettrait de supporter le quotidien et son horreur systémique. Que reste-t-il de l’humain ? Pas grand-chose, une réunion aux rythmes cools, aux nappes sonores enveloppantes, comme pour s’accorder un droit à l’illusion salvateur avant de continuer à se faire broyer par la machine. A méditer.