LES TROIS FRÈRES
Il est toujours difficile d’aborder un film lorsque l’on sait dès le départ qu’il contient une forte charge autobiographique de la part de son réalisateur. Comment juger une oeuvre qui engage aussi intimement ses créateurs ? La remettre en question signifie-t-il aussi remettre en question le parcours de son géniteur ?
Et c’est d’autant plus difficile dans le cas des premières oeuvres, bâtiments en équilibre fragile, la plupart du temps construits dans la douleur et qui ont une importance capitale dans la suite d’une carrière. Comme si ce n’était pas déjà délicat, voilà qu’Un Havre de paix, le premier film de Yona Rozenkier, décide de monter la difficulté de l’exercice d’un cran supplémentaire en versant dans le méta.
Trois frères réunis, mais séparés en même temps
En l’occurrence, l’histoire familiale où fiction et réalité se mêlent constamment. Un Havre de paix raconte les retrouvailles de trois frères dans le kibboutz où ils ont grandi pour enterrer leur père qui avait fait don de son corps à la science.
Le plus jeune des trois, Avishaï, doit partir au front deux jours plus tard, car un nouveau conflit vient d’éclater. Itaï, le plus âgé, est resté au kibboutz et se charge de le préparer à la guerre. Enfin, Yoav, le cadet, revient après une longue absence. Traumatisé par son expérience du front, il veut empêcher son jeune frère de connaitre les mêmes blessures que lui. Mais voilà que le testament laissé par le père jette encore plus d’huile sur ce feu déjà bien incandescent.
Retrouver sa part d’enfant, acte impossible ?
HORS DU TEMPS
Son premier film, Yona Rozenkier a décidé de le faire en famille. Interprétant Itaï, il laisse ses deux plus jeunes frères incarner les autres protagonistes. Le film est tourné dans le kibboutz où il a grandi, avec les gens qui l’ont vu évoluer, entre deux guerres, et le tout en se basant sur sa propre expérience de soldat qui l’a conduit à souffrir d’un syndrome post-traumatique.
Ce qui frappe d’emblée, dans Un Havre de paix, c’est le traitement du conflit, que nous ne verrons jamais. Nous nous retrouvons enfermés dans ce kibboutz en plein déni de réalité, replié sur lui-même pour survivre paisiblement avec, régulièrement, les bombardements qui tonnent tout autour d’eux, alors même qu’ils ont désactivé les sirènes pour pouvoir dormir tranquille.
Une liberté en faux-semblant menacée par le hors-champ
Un point de départ surprenant, tout autant qu’une véritable note d’intention pour le film entier, qui traitera moins de la guerre que de ses conséquences directes sur une population qui a appris à vivre avec elle et qui donne l’impression de ne plus pouvoir s’en passer.
C’est peut-être ce qui marque le plus en premier lieu : cette vie quotidienne où la guerre est un événement banal perçu comme indispensable. Point de justification du conflit pourtant, mais la question de l’adaptation de l’humain au centre d’une situation géopolitique chaotique est centrale dans le film.
Jouer à la guerre pour mieux s’y préparer ?
DE PROFUNDIS
Pourtant, ce n’est qu’une excuse pour que ce film, qui fonctionne par différentes couches, nous révèle son coeur : avec Un Havre de paix et ses trois frères si différents, qui s’aiment et se détestent en même temps, Yona Rozenkier touche à différentes thématiques essentielles de la vie en société dans un cadre restreint : où se situe la vraie liberté de chacun dans ces conditions ? Comment peut-on arriver à croire encore en quelque chose alors que notre existence se résume à des bombardements, une défiance face à tout ce qui est extérieur et une mobilisation inévitable ?
La figure du père, érigée en dieu intime, est également au centre de tous les enjeux puisqu’avec elle, c’est la question de la masculinité qui est posée. Comment s’accomplir en tant qu’homme lorsqu’une figure démiurge, par son absence, conditionne encore tous nos choix ? Comment trouver sa place lorsque l’on va à contre-courant d’une société qui ne changera pas ses principes de vie pour accepter la différence ? Comment, enfin, s’affranchir de son héritage éducatif, culturel et biologique ?
Un enterrement qui ressuscite les vieilles tensions
En creusant encore plus, on se rend compte que le véritable « héros » du film, c’est la peur elle-même, qui dicte toutes les actions des personnages.
Au final, en faisant le choix de ne jamais prendre aucun des frères comme référent principal de son histoire, Yona Rozenkier laisse son véritable sujet s’exprimer en toute liberté. Et il remet en question un bon nombre de préceptes sociétaux de la société israélienne actuelle. Heureusement, le tout n’est jamais asséné de façon maladroite et reste constamment dans une subtilité et une intelligence qui confinent parfois à la poésie.
Trois frères, trois visions des choses
PLANÈTE HURLANTE
Car il est un fait indéniable que le réalisateur maitrise l’art de la narration cinématographique et son origine métaphorique, voire symbolique. Un Havre de paix se permet ainsi quelques ruptures de ton, passant du gros drame à la comédie acide dans la même scène, comme pour signifier l’absurdité de la situation. Il nous offre également quelques doux instants de poésie simple, mais tellement efficace, qui en racontent bien plus sur cette communauté que la moindre ligne de dialogue.
Si, dans le fond, Un havre de paix surprend par son intelligence et sa solidité, sa forme, premier film oblige, ne lui rend pas totalement justice. Si, dans l’ensemble, le metteur en scène compose judicieusement ses plans, on devine une économie de moyens et une urgence du tournage qui projettent quelques zones d’ombres. L’utilisation de la caméra-épaule s’avère un peu trop lourde pour certaines séquences pourtant importantes et, de ce fait, crée une confusion dans la géographie d’un décor au demeurant essentiel.
Vivre en paix en pleine guerre… Impossible ?
On peut aussi déceler ici et là quelques problèmes de rythme qu’un montage un peu plus serré aurait sans doute réglé. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, Un Havre de paix est un excellent premier film, voire un très bon film tout court. Il nous prend par la main et nous embarque dans une aventure d’une humanité troublante et touchante, n’oubliant jamais que, par définition, l’humain est ambigu et ambivalent et que la réalité des sentiments n’est jamais toute blanche ou toute noire.
Lorsque le film se termine, à l’occasion d’une séquence toute simple, mais fantastique, on ne peut qu’être d’accord : Yona Rozenkier a tout d’un grand du cinéma et on lui souhaite une très belle carrière.
Excellent que je viens de voir il y a qq heures. Olympia La Rochelle
L’analyse du film est remarquable de justesse
Le cinéma israélien doit être le reflet de la vie en Israël je suppose au fur et à mesure que je découvre ces films que j’adore
Merci de parler de ce film que j’avais pu voir à Locarno, et que j’ai adoré. Vous faites plaisir !
https://www.youtube.com/watch?v=kW7mwHGRWNA
Un petit merci pour la critique, et en général pour les critiques de films qui passent inaperçus. A défaut de pouvoir tout voir, je me mets la page en favori pour me rappeler ce qui vaut le coup, pour plus tard. Donc merci à vous