THE HARDEUR THEY FALL
Le Disciple fut remarqué, pour son intensité, sa rudesse, mais c’est bien Leto qui donna à voir quelle forme prenait le cinéma de Kirill Serebrennikov. Celle d’un conte formaliste en diable, capable dès son premier plan, d’imposer un univers plastique immédiatement reconnaissable, épousant une structure narrative rigoureuse… pour mieux la laisser exploser en vol. Faux biopic, quasi-film musical, et véritable traité d’une jeunesse en révolte, Leto prenait véritablement son envol quand le film s’autorisait soudain à briser les codes, à déchirer son scénario sous les yeux du spectateur.
L’intrigue abandonnait alors sa progression et observait ses protagonistes chantant, au gré de leurs envies, de leurs élans, jusqu’à altérer le découpage, la photographie, pour obtenir une émulsion inclassable, un shot d’une intensité unique, à mi-chemin entre la bouffée hallucinogène et le clip de génie. Avec La Fièvre de Petrov, le réalisateur prend cet acmé comme point de départ. Ici, le malheureux Petrov est souffrant, le cerveau porté à ébullition par une étrange fièvre, dont il n’identifie pas l’origine, mais qu’il tente de vaincre à coup d’alcool, à la faveur d’une interminable nuit.
Restez calme, ça va bien se passer
Il ne faut que quelques secondes au train pour dérailler, à l’image pour être envahie de dessins, aux plans pour se jouer de la géographie. C’est cette variété, ces dispositifs scéniques sans cesse renouvelés qui menacent d’abord d’écraser le cerveau d’un public qui n’en demande pas tant. Parce que Kirill Sebrennikov n’est pas venu pour plaisanter. Au fur et à mesure que la fièvre monte, c’est toute sa mise en scène qui se détraque. Ainsi, chaque séquence devient plus absurde, folle, violente, virtuose que la précédente. Le vertige devient rapidement inexorable, tant et si bien que c’est le chaos, le raz-de-marée sensoriel puis l’épuisement, qui nous guette.
AU BORD DU VOLCAN
Mais l’apocalypse apparente n’est qu’un vernis. Un vernis jubilatoire, effarant, exténuant, d’où émerge, entre les coups de couteau d’une femme au bord de la crise de nerfs, l’amour dévorant qui enflamme une bibliothèque, des motifs, des allers-retours. La fièvre qui s’empare de notre héros le fait voyager dans le temps. Soudain, surgissent un enfant, lui, et des souvenirs qui viennent parasiter le présent. L’image se métamorphose alors, ordonnant le magma des images, donnant à ce déluge sensoriel… un sens. Celui d’un jubilé, ou d’un trauma, d’un âge d’or ou d’un âge sombre, qui irrigue encore l’imaginaire de notre héros.
Quelques jeux de miroir vont vous griffer la cornée
Depuis plusieurs années, le cinéaste est dans le viseur du pouvoir russe, qui a tenté de l’empêcher de faire ses films, tout en l’interdisant de sortie du territoire. C’est peut-être cette situation qui l’a poussé à adapter comme il l’a fait le roman Les Petrov, la grippe, etc. d’Alexei Salnikov. Un texte qu’il n’a pas eu à bouleverser pour y puiser des visions vertigineuses, tant son adaptation est fidèle, parfois littérale. C’est par le biais du montage que le metteur en scène retravaille l’oeuvre originelle, pour en révéler et en décupler la puissance. S’il en altère un peu la structure (le voyage en corbillard et ses altérations temporelles n’y tiennent pas le même rôle), il en retrouve le questionnement essentiel.
On suit ici un homme, traversant la société russe comme un Styx, à rebours, au gré des tours que sa mémoire lui joue, d’une maladie aux airs de tourbillon mélancolique, qui déchire le réel, et le rapproche sans cesse d’un passé fantasmatique. Une altérité soviétique, à la fois malade (n’est-ce pas de là que provient la fièvre qui le plonge dans démence ?) et salvatrice. Autant d’idées et de concepts que le récit n’aborde jamais par le versant théorique, mais préfère incarner dans son image, à même la photographie, le découpage, le montage.
Une bibliothèque qui sera le théâtre d’une joute physique et amoureuse hors-normes
FULGURO-POING
Et c’est bien ce qui lui permet d’être aussi génialement évocateur. Bien sûr, cette profusion ininterrompue a de quoi terrasser, ou tout simplement lasser, mais ce serait oublier la richesse du voyage, et les abîmes où il parvient à nous plonger. Que Petrov tende le corps de son enfant malade vers un aéronef, se lance dans un combat amoureux dont chaque bascule de point transforme le sens, ou que son faciès d’adulte alcoolisé retrouve soudain un corps d’enfant, fascination et émerveillement nous accompagnent alors que Serebrennikov dresse le diagnostic de la Russie contemporaine, à la manière d’un Terry Gilliam sous acides.
Sur le papier, cette errance survitaminée apparaît bien moins politique qu’un brûlot sur-armé comme le brillant Factory. Et pourtant, on saisit un peu plus au détour de chaque scène pourquoi l’artiste pose problème au régime russe actuel. Sans se parer de la posture facile de l’auteur dénonçant, ou du penseur engagé adressant ses reproches à son époque, le metteur en scène se contente d’apposer un tison incandescent sur des plaies encore ouvertes. La plus abondamment saignante est sans doute celle qu’interprète Chulpan Khamatova, femme malmenée, aimée, figure de la révolte, de la colère, autant que d’une rage aveugle, d’une rébellion meurtrière qui surgit régulièrement dans l’histoire pour la larder de coups de couteau.
Dans l’intensité de son jeu et les soubresauts de son personnage se niche une des nombreuses énigmes de La Fièvre de Petrov. Alors que le cinéaste fait feu de tout bois, que nous observons le visage de son héros, soudain gigantesque, scrutant le spectateur comme s’il s’agissait d’un playmobil abandonné, on sent de nouveau, se dénouer, ce formidable maelstrom. Le métrage ne dissimule jamais son message, son désir de raconter comme l’âme russe n’est plus qu’un lointain rêve, empuanti de gueule de bois, ne valant guère mieux qu’une émotion enfantine jamais digérée, mais encore prête à se muer en un faramineux pulsar, il nous le hurle en plein visage, au risque de nous sonner… ou de nous réveiller.