How I met the sitcom mother
I Love Lucy n’est pas seulement l’une des séries les plus populaires de l’histoire de la télévision américaine. C’est l’œuvre qui a défini les codes de la sitcom, au travers d’un personnage de femme en quête d’indépendance. Sa minutie gaguesque, et sa manière de dynamiter l’air de rien un foyer domestique fantasmé ne pouvaient que passionner Aaron Sorkin. Mariés à l’écran comme à la ville, Lucille Ball et Desi Arnaz ont façonné une certaine idée de la star de télévision, floutant volontairement la frontière entre réalité et fiction.
En bref, I Love Lucy est un rubik’s cube à la complexité fascinante, si bien que n’importe quel biopic pourrait aisément se casser les dents en essayant de mêler ses diverses facettes. Par ce simple constat, la présence de Sorkin à l’écriture et la réalisation de Being the Ricardos s’impose comme une évidence. Dans la continuité de ses expérimentations sur Steve Jobs, l’artiste détourne les limites de la biographie linéaire pour privilégier une unité de temps limitée : une semaine pendant laquelle se fabrique un épisode de la fameuse sitcom.
De la sorte, le long-métrage perfectionne une approche impressionniste du biopic. Par petites touches a priori innocentes, Sorkin dresse le portrait d’un couple dans le contrôle permanent de son image. Alors qu’un incident médiatique sert d’élément perturbateur au récit, l’auteur profite de ce grippement de la machine pour en révéler les rouages.
Par une simple session de lecture où le positionnement de chaque personnage matérialise des rapports de force entre les acteurs, les producteurs et les scénaristes, Being the Ricardos se construit comme un champ de bataille, dont l’ampleur dépasse largement le studio dans lequel se déroule une grande partie de l’action. Même avec la plus infime digression, le cinéaste ne laisse jamais rien au hasard, au point de développer une auscultation fascinante des années 50 au travers de ce cocon en marge du monde.
En réalité, il est surtout passionnant de voir comment le film puise dans cette précision d’écriture un aspect quasi autobiographique. Aaron Sorkin trace un parallèle évident entre lui et Lucille Ball, en s’attardant sur la maniaquerie presque agaçante de son héroïne. Derrière la quête du gag parfait (que Sorkin met brillamment en scène en concrétisant les pensées de Lucille sur la forme de sa série), c’est la sitcom en général qui se façonne sous nos yeux, tel un morceau d’argile qui nécessiterait en permanence des retouches.
Extralucyde
Sans grande surprise, Sorkin s’amuse comme un gosse à décortiquer cette mécanique de la narration, sublimée par sa propre orfèvrerie. Il lui suffit d’un simple mouchoir pour renverser le récit jusqu’à la dernière minute, et ainsi nous laisser bouche bée devant la précision de ses set-up/pay-off. Chaque dialogue ricoche au bon endroit, et aide à développer petit à petit une toile d’araignée d’une densité hallucinante.
Being the Ricardos est un film ouvertement très écrit (trop diront certains), et qui justifie en permanence cette nécessité par la mise en abyme du rubik’s cube évoqué plus tôt. Car au-delà de la structure globale du long-métrage, Lucille Ball est également une énigme à déchiffrer. À la fois entrepreneuse, capitaine d’un navire qu’elle a cannibalisé et image de la femme au foyer modèle, le personnage est constamment balancé entre les différents aspects de sa vie, aussi bien privée que professionnelle. Une complexité portée par la performance habitée de Nicole Kidman, qui s’approprie avec talent la gestuelle si particulière de Ball et de son alter-ego de fiction.
Forcément, Sorkin profite de cet écrin pour faire de son film une fable à la dimension contemporaine, mais sans jamais que ce regard sur la place des femmes dans une Amérique patriarcale n’ait à forcer cette connexion avec le présent. Au contraire, le réalisateur a l’intelligence de ne pas filmer son héroïne comme une féministe intransigeante, mais plutôt comme une femme difficile à appréhender, qui a dû faire des concessions pour faire évoluer certains tabous de la télévision.
Alors certes, face à un tel scénario en or massif, on aurait souhaité qu’Aaron Sorkin transcende son écriture par une mise en scène à l’avenant. Si le cinéaste a largement évolué depuis la réalisation pataude du Grand jeu, difficile de ne pas songer à ce qu’aurait pu être Being the Ricardos avec un maître à la barre de la trempe de David Fincher ou Danny Boyle.
Pour autant, l’auteur signe ici son film le plus maîtrisé à ce jour, en grande partie grâce au tempo qu’il parvient à tirer de sa direction d’acteurs grandiose. Du charisme de Javier Bardem au répondant de J.K. Simmons, tout cette belle troupe donne corps à la richesse thématique d’un film doux-amer, qui explore tour à tour la naissance d’un star-system télévisuel, la responsabilité de l’image qu’un personnage reflète aux spectateurs, et la fabrique d’une icône féminine qui a pourtant toujours cherché à casser le moule.
À l’instar de la semaine effrénée que le long-métrage raconte, Aaron Sorkin nous rappelle que Rome ne s’est pas construite en un jour, et que les multiples combats de Lucille Ball n’ont été gagnés que grâce à son acharnement. Comme les toiles impressionnistes auxquelles se réfère la structure du film : touche après touche.
Being the Ricardos est disponible sur Amazon Prime Video depuis le 21 décembre 2021 en France
Beaucoup apprécié perso, j’adore ce que fait Sorkin pour le moment.
Tiens donc ! Merci d’en parler, Prime n’a pas particulièrement mis en avant ce film et j’étais passé à côté. Or comme j’ai bien aimé les précédents films de Sorkin, je vais tenter celui-ci aussi.