le village des hlm damnés
La Malédiction, L’Exorciste, Les Révoltés de l’an 2000, Esther, Brightburn… le cinéma reste encore le plus amusant des moyens de contraception pour quiconque a déjà tremblé en fixant les yeux faussement innocents et vraiment insondables d’un enfant. Et c’est précisément le point d’entrée du film d’Eskil Vogt, qui filme dès la première scène les vices silencieux d’Ida, parfait petit ange sorti du Village des damnés avec sa longue chevelure blonde, ses grands yeux écarquillés et son teint diaphane.
Le titre The Innocents est à son image : malicieux et trompeur. À mesure que le bac à sable se transforme en champ de bataille, l’innocence est à la fois la question, la destination, et le piège de ce petit monde, réduit à un bloc de HLM plantés au milieu d’une nature presque féérique. Le temps d’une parenthèse estivale hors du temps, cet îlot de civilisation devient le théâtre des aventures et guerres de quatre enfants absolument pas comme les autres : Ida et sa sœur autiste Anna, Aisha et Ben qui se découvrent spontanément des super-pouvoirs super-flippants, car tout sauf innocents, justement.
Jusque là, Eskil Vogt était quasi indissociable de Joachim Trier, son compatriote norvégien avec lequel il a co-écrit Julie (en 12 chapitres), Back Home, Oslo, 31 août et Thelma, déjà sur le territoire du fantastique avec une histoire d’amour et de pouvoirs psychokinétiques. Mais The Innocents va définitivement changer la donne : magnifique (et improbable) croisement entre Michael Haneke et Stranger Things, son deuxième film est un grand film.
Être et avoir et pouvoirs
Ce n’est pas un hasard si les pouvoirs d’Anna, Aisha et Ben se manifestent après leur rencontre, et s’amplifient à mesure qu’ils se rapprochent. The Innocents est avant tout une histoire de connexion, de communion, d’apprentissage et de lutte – contre soi et les autres. Une sorte de Sa Majesté des mouches qui prend place, presque à l’abri des regards, dans le bosquet entre le local à vélo et la quatre voies du coin, et transforme le cadre idyllique de la sacro-sainte famille en champ de guerre silencieux. Là encore, ce décor n’est pas un hasard.
À l’ombre des immeubles, des arbres et des parents, il y a l’histoire de deux sœurs, d’un garçon et d’une fille, de deux amies, et du minuscule monde de l’immense violence de l’enfance. C’est le temps de l’impuissance, et c’est logiquement là que naît le fantasme de toute-puissance. Comme dans les meilleurs récits fantastiques, l’extraordinaire (les pouvoirs) incarne comme par magie l’ordinaire (les amitiés, les désirs, les colères, les craintes). Les émotions servent de catalyseurs, pour révéler les véritables mutations intimes : la fin de l’innocence, le début de l’adolescence, et l’avènement d’un autre âge que rien ne pourra freiner.
Ce n’est pas anodin non plus que ces pouvoirs soient des extensions des gestes sociaux (écouter et comprendre avec la super-empathie, agir et réagir avec la télékinésie). Ensemble, Ida, Anna, Aisha et Ben sont plus forts. Ils peuvent appréhender, affronter voire défier le monde. Ensemble, ils prennent conscience de leur pouvoir, concret et simple, sur leur environnement et leurs proches. Que ce soit avec un pincement, un bout de bois, un chat ou pire encore, l’enjeu est de connaître et contester les limites de l’individuel dans le collectif pour trouver, comprendre et finalement accepter sa place parmi les autres.
C’est d’autant plus fort que The Innocents décrit un monde où la solitude est un poison. La famille, l’immeuble, et ce lieu semblable à un petit village racontent tous l’importance de ne pas être isolé, au risque de glisser hors de la société. C’est précisément ce qui ronge les mères de Ben et Aisha, c’est exactement ce qui permet aux quatre enfants de se révéler à eux-mêmes. Et au final, c’est ce qui amène les deux soeurs à se rencontrer, véritablement.
Ce club des 4 ne serait rien sans le talent extraordinaire de Rakel Lenora Fløttum, Alva Brynsmo Ramstad, Sam Ashraf et Mina Yasmin Bremseth Asheim, absolument renversants. Eskil Vogt a cherché ces enfants pendant près de deux ans, et a réécrit les rôles principaux, pensés au départ comme deux frères. Leur combinaison presque magique donne au film une puissance émotionnelle folle, qui joue merveilleusement du malaise de voir ces grands enfants se transformer en petits adultes.
le dernier duel
The Innocents est d’une richesse thématique formidable, mais c’est aussi un film formidablement mis en scène. Eskil Vogt investit absolument tous les espaces de son univers, donnant l’impression d’avoir sous les yeux un monde entièrement nouveau et parfaitement cinématographique, alors même qu’il filme du béton, des arbres, et des immeubles. Tout est ordinaire, et pourtant tout est évocateur, et chargé de sens jusqu’à (littéralement) exploser à certains moments.
C’est en partie grâce à la photographie de Sturla Brandth Grøvlen (Drunk, Wendy), constituée d’une palette de couleurs presque élémentaires, où s’entrechoquent le gris du béton et le vert profond des forêts. C’est également grâce à la belle musique de Pessi Levanto et l’économie des effets, qui confère à la moindre note de fantastique une puissance folle. En grand maître d’orchestre, Eskil Vogt compose une superbe harmonie de l’horreur silencieuse, tandis que The Innocents prend peu à peu des allures de fable, avec notamment une belle parenthèse cauchemardesque.
La pureté de son approche, comme scénariste et réalisateur, culmine dans une confrontation finale, magnifique à tous les niveaux. Le décor inspiré par Dômu de Katsuhiro Ōtomo devient le théâtre d’un grand combat anti-spectaculaire, qui se déroule à la fois dans les têtes et dans la réalité, en plein milieu du monde et en même temps, à l’abri de tous. Le temps d’une scène où le sol tremble et l’eau remue, Eskil Vogt ouvre les portes d’un imaginaire vertigineux, où une union magique entre les plus petits crée le plus grand des troubles, dans un silence assourdissant, et simplement avec quelques silhouettes aux balcons.
Et c’est bien la plus belle note d’intention de ces Innocents : pendant que la vie suit son cours, des batailles folles ont lieu (celle d’exister, pour soi et pour les autres), sans que personne n’ait l’envie ou la capacité de les voir. Ou plutôt de les sentir, puisqu’il n’y a rien à voir, et tout à ressentir.
Eskil Vogt termine ainsi son histoire sur celle de deux sœurs, qui ont enfin réussi à se toucher, au sens propre comme au sens figuré. C’est cette infinie douceur qui redonne un peu de lumière aux ténèbres de l’innocence (re)trouvée, et achève de faire de The Innocents un film aussi grand que ses héros sont petits.
Pas particulièrement apprécié perso, j’ai trouvé ça plutôt lent et ennuyeux, ça ne m’a pas accroché. Déçu !
@Pi
Joli texte, merci.
Le film m’intrigue pas mal.
Réponse dans la question.
@Birdy en noir +1
Merci pour ton com, Pi. Rare de lire un retour aussi bien exprimé et intéressant.
Le pitch et la bande-annonce m’intriguaient fortement, et voir le consensus au sein de la rédaction me dit qu’il faut que je le visionne au plus vite 😀
Bande-annonce et critiques alléchantes. Hâte de voir cette chose !
C’est exactement ça le monde de l’enfance, un monde qui n’a rien à voir avec les niaiseries nostalgiques qu’expriment certains adultes quand ils parlent de la leur, d’enfance.
L’enfance est un moment dangereux, violent, où nous faisons l’expérience de la cruauté, qui va de l’écrasement d’un ver de terre, aux tourments imposés à une fourmilière jusqu’à l’assassinat d’un chat innocent, pour voir…
C’est aussi l’expérience de l’injustice et du harcèlement, c’est comprendre qu’on ne maîtrise pas sa vie.
Ce film m’a mis souvent mal-à-l’aise parce qu’il est très juste, parce qu’au contraire d’un film américain qui aurait traité le même sujet, il est non spectaculaire, les pouvois des enfants étant presque de l’ordre du naturel.
Aussi parce que étant enfants, les adultes ne les voient pas, ne s’y intéressent pas.
C’est aussi ça être un enfant, c’est être invisible la plupart du temps, les adultes considérant que les jeux d’enfants ne sont pas dignes d’intérêts ou sont innocents.
Je me demande si chez certains adultes, le fait de ne pas voir n’est pas juste un déni pour éviter d’avoir à se rappeler certaines choses liées à leur propre enfance.
Les enfants ne sont pas des petites choses innocentes au sens de pures et gentilles. Ce sont des êtres qui apprennent, souvent par eux-mêmes, livrés à eux-mêmes en commettant des erreurs et des horreurs.
Ça fait du bien de voir un film qui traite de capacités psychiques autrement que sous l’angle des super-héros.
Pour un film qui traite de l’enfance on est dans un traitement étonnamment adulte pour ce type de thème.