LE BATEAU DE MA MÈRE
Contrairement aux Enfants de la mer et son histoire cryptique autour de deux garçons élevés par des mammifères marins, La Chance sourit à madame Nikuko promettait une approche plus terre-à-terre et conventionnelle d’un trope déjà bien usé sur les liens familiaux et l’accomplissement personnel. Mais s’il n’aborde effectivement pas son sujet de façon aussi expérimentale et métaphysique malgré quelques touches fantaisistes, ce nouveau long-métrage est une nouvelle démonstration artistique qui flirte cette fois sur le courant expressionniste pour dépeindre sa figure centrale.
Dès l’introduction, quelques éléments factuels sont glissés à propos de Madame Nikuko, notamment le fait qu’elle mesure 1m50 et pèse un peu moins de 68 kilos. Il s’agit donc d’une femme en surpoids, mais encore loin de l’obésité morbide d’un point de vue objectif. Elle est pourtant présentée tout au long du film comme une énorme masse informe et courte sur pattes, incapable de manger sans engloutir sa nourriture et dégoulinante de sueur au moindre effort physique ; autrement dit une représentation dégradante et grossophobe qui va jusqu’à implicitement citer Mon Voisin Totoro et exagérer tous ses mouvements et ses expressions faciales pour exacerber cette difformité.
Telle mère telle fille, mais pas toujours au premier abord
Mais ce n’est ni le réalisateur ni le scénariste Satomi Ohshima qui part de ce postulat discriminant et blessant, mais bien sa fille Kikurin qui projette sa subjectivité et donc la perception négative qu’elle a de sa mère à l’écran, travestissant la réalité et notre propre vision du personnage. La préadolescente, malgré l’affection évidente qu’elle a pour elle, rejette et sous-estime celle qu’elle voit avant tout comme une « femme-viande » gênante et irresponsable, au point où la seule certitude qu’elle a dans la vie est celle de ne pas vouloir lui ressembler.
La jeune fille cultive ainsi ce qui la différencie de sa mère pour se construire en opposition à elle, que ce soit sur le plan intellectuel (en se plongeant dans les livres), comportemental – avec des manières plus gracieuses et un accent d’Osaka moins prononcé – ou encore physique avec son corps longiligne et prépubère qui contraste avec la charte graphique moins élégante et plus abstraite de Nikuko. Pourtant, elle n’affiche jamais frontalement son jugement et son étroitesse d’esprit, préférant quelques remarques passives-agressives et ruminations mentales pour guider un récit malgré tout tendre, bienveillant et mélodramatique.
MA MÈRE, ce HÉROS
Madame Nikuko trouve finalement grâce aux yeux de sa fille lorsque cette dernière prend conscience du lourd secret qu’elle garde depuis plus d’une dizaine d’années et par extension tout l’amour qu’elles se portent mutuellement. La nouvelle perception qu’elle a de sa mère se traduit visuellement avec le dernier plan du film qui s’attarde sur le visage apaisé de Nikuko, qui laisse échapper pour la première fois un regard tendre et une voix douce à mille lieues de l’énergumène maladroit et cartoonesque rencontré une heure et demie plus tôt.
Il faut dire qu’au-delà d’être une force de la nature qui a fait preuve toute sa vie de résilience, d’altruisme et d’optimisme sans jamais rien demander en retour, Madame Nikuko est aussi un modèle d’émancipation qui défit toutes les normes et injonctions de la société nippone, notamment concernant la pudeur, la beauté et la discrétion généralement attendues chez une femme.
Parce qu’on voudrait tous un peu être une Madame Nikuko
Sans se soucier de l’image qu’on peut avoir d’elle, cette mère célibataire décomplexée ose prendre de la place et aborder ouvertement les hommes. Elle parle fort et rigole bruyamment, porte des vêtements tape-à-l’oeil, se comporte de façon immature et ne manque apparemment pas de confiance et d’amour-propre. Les autres, spectateurs compris, sont par ailleurs les seuls à faire une fixette sur son poids et à la caractériser en premier lieu à travers son opulence.
Madame Nikuko est un donc un personnage particulièrement attachant et inspirant, notamment dans sa philosophie à première vue neuneu, mais qui consiste tout simplement à se satisfaire de l’ordinaire et à voir de la sérénité là où le reste du monde ne voit que la banalité. Si cette femme a réussi à prendre sa vie en main et à trouver son chemin, Kikurin cherche encore le sien, de même que l’approbation de son entourage, sans comprendre les nombreuses valeurs véhiculées par sa mère. C’est assez niais et mécanique dit comme ça, mais suffisamment juste et émouvant pour faire couler une larme ou deux et trouver une résonnance de l’autre côté de l’écran.
Le rejet en réponse à l’insécurité
COMING OF AGE
Le portrait de Nikuko est donc indissociable de la quête initiatique de Kikurin qui en apprend autant sur sa mère que sur elle-même. Mais sa construction personnelle passe également par les relations qu’elle entretient en dehors de chez elle, en particulier à l’école. Plutôt que de miser sur un schéma narratif classique avec élément déclencheur et péripéties, le récit est agencé comme une suite de tranches de vie, qui permettent d’aborder sans forcément trop de liens une querelle entre copines pleine de non-dits et la rencontre d’un garçon qui la confronte à une autre forme de différence.
Des sous-intrigues plus pratiques que profondes qui n’ont pas la même force d’écriture et servent à étaler plusieurs lieux communs sur la jeunesse ou l’amitié avec une sensibilité moindre, tandis que des sujets comme les menstruations et le tabou culturel qui les entoure sont à peine survolés. Cette succession de chapitres rappelle cependant l’origine littéraire de l’histoire – adaptée d’un roman de Kanako Nishi – et donne au film un rythme plus lent et un ton plus contemplatif adapté à la quiétude de sa toile de fond pittoresque.
Un havre de paix, loin de l’agitation des grandes villes
Que ce soit à travers le quotidien des habitants, comme les habitués du restaurant où Nikuko travaille comme serveuse, ou certains événements comme le tournoi sportif de l’école, le film suit le temps qui s’écoule dans ce village côtier modeste et l’illustre à chaque plan, que ce soit avec une végétation invasive, de la mousse sur les coques de bateaux ou de la rouille à proximité du port.
Si la narration accuse quelques faiblesses et facilités (en particulier le dernier acte plus mécanique et précipité dans son déroulé), le long-métrage est donc un nouveau bijou visuel qu’on ne peut que se réjouir de découvrir sur grand écran.
Film agréable et qui, de manière inattendue, soulève certains thèmes rarement évoqués au Japon : je citerais principalement le surpoids et les tocs, mais d’une plus généralement c’est la « différence » qui est montrée. On est loin des standards et c’est plaisant de découvrir une autre vision du Japon, parce qu’heureusement tout n’est pas aussi standardisé qu’on pourrait le croire en étant abreuvé par les mangas/animes qui parviennent à traverser nos frontières.
Le traitement de ces différences est plus fin qu’on pourrait le craindre au premier abord. Tant mieux parce que ça aurait pu gâcher ou alourdir le film.
Tout n’est pas parfait mais on a passé un bon moment avec des rires et des sourires. C’est mignon et parfois touchant, avec une belle animation : une bonne surprise !
PS, quelques coquilles dans le texte:
– « jusqu’à implicitement citer Mon Voisin Totoro » non c’est carrément explicite, Totoro est mentionné par Kikurin dès le début du film
– « un modèle d’émancipation qui défit toutes les normes » certes Nikuko « défait » les normes japonaises, mais dans votre phrase elle les « défie »