Sophie’s Video
Réalisatrice soutenue par les BAFTA de New York et de Los Angeles, et classée parmi les 25 nouveaux visages du cinéma indépendant par Filmaker Magazine, Charlotte Wells fait partie des jeunes cinéastes scrutées, voire déjà adoubées, par la classe indépendante du cinéma d’outre-Atlantique. Il faut dire qu’Aftersun n’est pas étranger à quelques tics (et tocs) esthétiques d’un certain cinéma d’auteur américain, dit de Sundance, à grands coups de ralentis, de passages esthétisants (scènes de boîte de nuit, notamment) et d’une forme de dilatation des enjeux scénaristiques.
Si cette anti-dramatisation de l’action n’est pas un problème en soi, et qu’elle laisse place à quelques beaux moments d’errance quasi-antonioniennes, le côté un peu générique et légèrement programmatique de cette forme a tendance à étouffer l’émotion du spectateur. Malgré tout, en fragmentant les corps (des mains qui se touchent, des nuques qui transpirent) et en traquant des reflets (dans des vitres, écrans, miroirs), Charlotte Wells parvient à se rapprocher au maximum du ressenti de ses personnages, et donc à aborder son récit avec sensibilité.
Un récit, quelque part entre fiction et documentaire, qui se découpe en une collection de simples moments de vie, en mettant à distance la notion de conflit dramatique. Ainsi, en plongeant le spectateur au coeur des plus petits instants de ce voyage, la cinéaste favorise une émotion diffuse plutôt que de gros effets mélodramatiques. Charlotte Wells ne réinvente ici aucune forme, mais l’épure de sa narration et l’acuité de son filmage distillent une jolie délicatesse envers ses personnages.
Ce qui ne signifie pas pour autant qu’Aftersun en devient anecdotique ou inefficace. Si le film n’incarne pas toujours ses affects, et laisse parfois le spectateur de côté, sa sensibilité mène progressivement à un climax très touchant. Un crescendo qui atteint son apothéose lors de la superbe scène de danse finale, où les notes de la chanson Under Pressure viennent intensifier un montage parallèle bouleversant.
Turquie, 31 août
Ce principe d’une émotion éparpillée jure avec l’énergie du coming of age dans lequel le film s’inscrit. Le premier bisou, la scène du karaoké, la première soirée avec des jeunes plus âgés : tous les ingrédients du film de vacances adolescent sont bien là, mais ils semblent comme recouverts d’un voile d’amertume et de mélancolie. Entre déception, ennui et discordance, rien ne se passe exactement comme les personnages le désirent, et même lorsque c’est le cas, ils n’en retiennent jamais le plaisir fantasmé.
Un très beau spleen général emballe alors le récit d’Aftersun, et empêche les protagonistes de pleinement profiter de leurs vacances. En découle alors un profond mal-être contre lequel les personnages vont essayer de lutter (scène de la salle de bain, ou encore du bain de boue). Il y a quelque chose de tragique et de bouleversant dans ce refus d’une forme de tristesse, visiblement inéluctable.
Mais il n’y a rien à faire, quelque chose cloche. La mélancolie des personnages s’imprime alors jusque dans la mise en scène, que ce soit à travers des paysages vides, souvent sculptés par l’horizon, ou encore par des décors habités de figurants souvent statiques/peu mobiles. En plus d’insuffler une certaine élégance à sa mise en scène, le sens de la composition de Charlotte Wells permet de capter un environnement comme vidé de son énergie, et d’en dégager une délicate amertume.
Une amertume que travaille également le duo d’interprètes principaux du film, Frankie Corio et Paul Mescal, à travers un jeu tout en intériorité. Entre la maturité de la performance de la jeune femme et l’acuité bouleversante de celle de l’acteur de Normal People, les comédiens d’Aftersun impressionnent de sensibilité et de précision. Un mélange d’épure et de finesse qui se voit parfois rompu par quelques explosions d’affects d’autant plus touchantes, comme lors de la crise de larmes de Calum.
Une performance d’une grande finesse
Avant que de tout perdre
Cependant, malgré ces quelques surgissements d’émotion, le personnage de Calum reste insaisissable. À l’instar de Sophie, le spectateur ne connaît pas grand-chose de son passé et des tracas qui le hantent. Seules les résonnances de son état dépressif sont mises en scène, laissant place à une émotion feutrée et discrète, notamment lors de la scène des tapis ou celle de l’ouverture du plâtre.
L’économie de la caractérisation de ce personnage augmente le film d’un mystère qui, en plus d’être stimulant, donne à voir et à ressentir la distance qui sépare deux individus, et la difficulté de complètement saisir et comprendre un être aimé. Sophie est au carrefour des possibles que va lui offrir la vie. Calum, lui, est confronté aux regrets cumulés au fil des années. Peut-on s’aimer et prendre du plaisir ensemble sans réellement se comprendre ?
À cette question, la mise en scène de Charlotte Wells apportera plus de réponses que n’importe quel dialogue d’exposition, renforçant ainsi la noirceur sourde des silences qui parcourent le film. À la fois belle et terrifiante, la séquence de l’errance nocturne de Calum en est sans doute le plus bel exemple, le personnage étant filmé comme un fantôme à la recherche d’un foyer, d’une présence.
Ainsi, Aftersun s’éloigne bien volontiers d’une forme de réalisme, notamment dans sa structure qui conjugue avec malice les temporalités à travers une boucle narrative et quelques flashforward. Tout est lié dans Aftersun, déjà écrit, comme si la mélancolie du retour de vacances était déjà présente dès l’arrivée en Turquie, et que la tristesse de la vie d’adulte hantait déjà l’innocence de l’enfance. C’est dans ses variations sensibles que Charlotte Wells parvient à créer une oeuvre non sans défaut, mais profondément riche et sincère.
Complément boulversé par ce film.
Étant père d’une petite fille de 9 ans et à l’aube de notre départ en vacances tous les deux en, ce film résonne encore en moi.
Mon coup de coeur de ce début d’année. Un film sobre, d’une force évocatrice forte, qui m’a bouleversé.
Très bonne critique, exactement ce que j’ai ressenti. Un beau film sensoriel et mélancolique. A voir.
Très envie de le voir, un peu étonné par la note vu la critique.