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Un homme heureux : critique la main sur le queer

Par Lino Cassinat
16 février 2023
MAJ : 22 février 2023
7 commentaires

Un homme heureux est une comédie qui raconte l’histoire de Fabrice Luchini, maire (très) conservateur tendance catho de la manif’ pour tous, qui apprend en pleine campagne pour sa réélection que son « épouse » Catherine Frot est un homme transgenre. C’est réalisé par Tristan Séguéla et c’est scénarisé par Guy Laurent, coupable de non pas un, mais deux épisodes de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?. L’affaire semblait entendue sur le papier et on avait pris du papier toilette, prêts à essuyer une (ca)catastrophe. Tel est pris qui croyait prendre : Un homme heureux est une réussite… pour peu que l’on se donne la peine de penser honnêtement contre soi. Explications.

photo, Fabrice Luchini, Catherine Frot

UN HOMME AVERTI EN VAUT DEUX

On parlait d’honnêteté, alors allons-y en toute franchise : Un homme heureux n’est pas pour nous. Si vous avez moins de soixante ans et que vous êtes renseigné, voire touché directement par les thématiques du genre et de l’orientation sexuelle, Un homme heureux n’est pas pour vous. Et si vous êtes vous-même militant, queer, militant queer, ou – bien sûr – transgenre, Un homme heureux l’est sans doute encore moins. Les raisons sont au nombre de deux. Elles sont simples, identifiables en un instant.

 

Un homme heureux : photo, Fabrice Luchini, Catherine FrotIl est temps de passer à table

 

Premièrement : le ressort humoristique principal de cette comédie ultra-classique est un marivaudage poussiéreux conjugué à l’habituel numéro d’hystérie grimaçante de Fabrice Luchini. Deuxièmement : l’exploration des thèmes du film – la transidentité et son acceptation, pour schématiser – et le réseau de représentations mis en place par Tristan Séguéla produisent un effet de sens global. Au mieux, tout cela va vous sembler d’une évidence simplette, et au pire, vous agacer profondément à cause de ses manquements, de ses raccourcis et, disons-le, de ses maladresses.

On le sait parce que ce sont les états que nous avons traversés en tant que public non-cible. Poussons l’honnêteté encore plus loin : jusqu’à son dernier segment salvateur par son inattendue radicalité, les 89 minutes d’Un homme heureux ont été assez difficiles, alternant entre sentiment de malaise, soupirs de douleurs et ennui vague. Il y a bien des choses à reprocher à Un homme heureux, sur le plan de l’humour, de la réalisation, des personnages, et on en passe.

 

Un homme heureux : photoNe soyez pas si méchants

 

PARLE AVEC LUI

Pourtant, après des débuts laborieux, il apparaît au fur et à mesure qu’Un homme heureux est irréprochable sur le plus important : son esprit. De qui se moque-t-on ? En comédie, c’est la question suprême, et une fois l’oeuvre ingérée dans son entièreté, la cible d’Un homme heureux est on ne peut plus claire. Si Catherine Frot est à l’origine de tous les décalages du film, c’est Fabrice Luchini qui est la cible concentrique du rire – et à travers son personnage, une forme d’obscurantisme conservateur aux relents homo/transphobes.

Soucieux de ne jamais mettre l’oppresseur et l’oppressé dans le même sac, Un homme heureux garantit la bienveillance de son intention, là où d’autres se cachent lâchement derrière le paravent du vivre-ensemble pour mieux déverser de la satire raciste de caniveau. Mais mieux encore : Un homme heureux fait triompher la marge sur la norme, et c’est médusé que l’on assiste au surgissement queer du dernier quart d’heure. C’est le traditionnel sous-arc de reconquête de l’être aimé qui conclut toute comédie romantique ronflante, mais celui d’Un homme heureux accomplit un geste subversif (le gros mot est lâché) inespéré de la part d’une comédie française assez traditionnelle.

 

Un homme heureux : photo, Catherine FrotOn va s’aimer

 

Voilà l’image de l’hétérosexuel cisgenre terminal (celui qui dit p*dé comme d’autres disent n*gre) qui embrasse pleinement son époux, et avec lui une identité queer et une sexualité gay, assumée, affichée, avec le monde entier comme témoin. Transformé par les sentiments, subverti au sens premier du terme, c’est-à-dire bouleversé dans son propre ordre intérieur.

Chamboulé, puis réorganisé autour non pas d’une prétendue idéologie LGBT, mais d’une valeur qui s’impose naturellement : l’amour. On est à un carnaval, et pourtant, malgré les déguisements, les personnages n’ont jamais plus proches de la vérité de leurs êtres : ils s’aiment, sans limites, peu importe l’apparence et peu importe le monde.

 

Un homme heureux : photo, Fabrice LuchiniMédusé on vous dit

 

AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES, bordel

Dans un tourbillon d’ivresse, de musique et de sentiments, toutes les amours sont vainqueures, toutes les amours sont libres. Et ce n’est ni un gag, ni un drame, ni un piège : c’est une fière célébration. De l’étrangeté, de l’altérité, de la marge, bref, de ce qui n’est pas « normal », mais au sein d’une oeuvre issue de (et surtout destinée à) la norme. C’est ici qu’il faut se donner la peine de sortir de soi et faire un peu de projection : oui l’humour est archaïque, oui le discours est évident, du moins sans doute le sera-t-il pour vous comme il l’a été pour nous.

 

Un homme heureux : photoC’est la fête, même quand on est de droite

 

Mais en imaginant que vous ayez un (grand-)parent désorienté sur les questionnements contemporains du genre et de l’orientation sexuelle, on vous garantit que la meilleure chose qu’il puisse arriver, c’est qu’il voit ce film par hasard parce qu’il est fan de Catherine Frot et/ou de Fabrice Luchini (ou que vous l’y accompagniez). C’est même l’objectif verbalisé par Un homme heureux lui-même, qui résume l’entièreté de son ambition en une scène au sein d’un groupe de parole LGBTQ. Complètement perdus et à la recherche de réponse, Catherine Frot puis Fabrice Luchini, septuagénaire, s’y feront expliquer par le menu les notions du genre, le cisgenrisme, la transidentité… par de jeunes queers.

Ce sera peut-être un long tutoriel assommant pour vous, mais pour eux, ça veut dire beaucoup. C’est une révolution même. Si je suis un homme trans, mais que j’aime les hommes, est-ce que cela veut dire que je suis gay ? Est-ce que si je fais une transition hormonale, mais que je garde mon appareil génital féminin, je suis toujours une femme ? Un océan entier de questions enfantines pour qui nage dedans depuis des années, mais d’une complexité qui menace de noyer quiconque n’est pas préparé. Un homme heureux propose à qui fait la noble démarche d’essayer de comprendre d’enfiler les brassards et de commencer par le petit bain. « Gardons les choses simples pour le nouveau » : ce n’est pas une leçon.

 

Un homme heureux : photo, Catherine FrotVoyez quand même Disclosure, sur Netflix

 

FAIRE DES HEUREUX

À une époque où la communication est plus rompue que jamais et où Jumeaux, mais pas trop existe, il ne sera pas dit qu’Écran Large a sanctionné une œuvre qui essaye de rétablir le contact, même en procédant à de douloureuses simplifications. Et de le rétablir avec humilité, sans faire du mélodrame sadistico-voyeur pour militant de salon cannois ou du rigolard Zemmouroïde insultant qui plus est. On pourra en revanche nous faire le reproche d’avoir justifié le visionnage d’une œuvre par sa fin et pour ses fins, occultant tout le reste. Sortons de la téléologie et allons jusqu’au bout de l’honnêteté alors : Un homme heureux souffre malgré tout des mêmes tares habituelles de la comédie française bateau.

L’humour n’est pas inspiré et repose quasi entièrement sur les crises et les glapissements de Fabrice Luchini et quelques mimiques d’Artus et Philippe Katerine. On a même le droit à la blagounette référencée « qu’est ce qui vous fait dire que je suis un homme », moins d’un mois après En Place, qui en faisait un usage certes beaucoup plus mesquin, mais déjà éculé. On accordera tout de même à Un homme heureux d’avoir une certaine tenue dans son rythme, qui ne lambine pas à défaut de provoquer l’hilarité, et ce, malgré un découpage archi-conventionnel. De même, le développement des personnages s’avère très sommaire et certaines situations paraissent forcées, invraisemblables.

 

Un homme heureux : photo, Catherine FrotOn y voit aussi une rédemption un peu trop facile d’un homme qui part de (très) loin

 

On aurait pu dire que c’est moyen en trois phrases et passer à autre chose. Le problème c’est que tout cela ne dit pas grand-chose d’une oeuvre comme Un homme heureux, qui échappe au tout-venant et attire la sympathie autrement : en faisant moins une satire de la différence qu’une romance sur ce qui nous sépare.

Dans cette comédie conjugale, la comédie a moins d’importance que le couple, et Tristan Séguéla réussit mieux le sentiment que le rire. Tant pis ou tant mieux, à vous de voir. Toujours est-il que son film est un geste de réconciliation par la remise en question, sans surplomb moral ni étalage de vertu, et qu’à sa manière, il rend le monde un peu meilleur. On ne peut que lui donner le point.

 

NDLR : Pour la question du choix de Catherine Frot, femme cis, pour incarner un homme trans, on vous conseille le documentaire Disclosure sur Netflix, ou l’épisode de la série En Infiltré·e·s avec Ludivine Sagnier (disponible sur France.tv). Parce que c’est toujours mieux de laisser parler les personnes concernées, pour comprendre et entendre les bonnes questions.

 

Un homme heureux : photo

Rédacteurs :
Résumé

Est-ce qu'Un homme heureux sent la naphtaline ? Assurément. Est-ce qu'Un homme heureux a de quoi faire grogner les personnes concernées ? Certainement. Mais c'est aussi une proposition plus radicale et courageuse qu'il n'y paraît, qui a de quoi tirer son public vers le haut et produire un peu de concorde. Mieux vaut montrer Un homme heureux à sa famille qu'une seule seconde de Si j'étais un homme ou Epouse-moi mon pote.

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helios

ouf! un instant j’ai eu peur que vous ne détruisiez complètement le film sans parler de son importance pour l’avancée des représentations trans. merci d’y avoir consacré une partie de votre critique !
en tant que cinéphile et jeune homme trans, c’est effectivement mauvais en terme de cinéma, par contre en terme de représentation c’est tellement bien(veillant)! c’est déjà très rare de parler de transidentité chez des adultes « âgés » et non pas des jeunes comme le font la plupart des films, et en plus Un Homme Heureux arrive à expliquer pas mal de choses simplement, sans faire de la pédagogie compliquée qui perdrait les personnes qui ne connaissent pas, et comme dit dans l’article, arrive à ne pas faire de la transidentité un ressort comique – ou du moins pas en s’en moquant, mais en riant avec.

Berhug

Cette comédie est traitée avec délicatesse et très pudique
J’ai passé une excellente soirée et bravo pour ces deux acteurs très brillants

Scream King

Ça me rappelle le film Philadelphia avec Tom Hawks et Denzel Washigton (oui, j’ai cet âge là) qui n’était pas destiné à la communauté gay qui vivait ça presque au quotidien (conversation type à l’époque : « ça fait longtemps que je n’ai pas vu Untel… » « ah… tu n’es pas au courant..? ») mais aux hétéros dans de Hawks et Washington. Ça avait fait beaucoup fait avancer le débat

Madolic

@Roanne 13
Mais crétin, tu parles de mode alors que ça a tjr existé.
Ce n’est pas parce que tu n’étais pas éduqué sur le sujet, que ça n’existait pas.
Ne prend pas ton ignorance pour une réalité.

Kyle Reese

J’irai pas voir car je n’ai pas l’age requis ^^ … mais cette critique me fait plaisir car si le film arrive a faire avancer un peu les choses dans l’esprit de certaines personnes à ce sujet c’est déjà ça de pris. Et la volonté du réal de faire comprendre à sa manière et de rassembler au lieu de se moquer grassement et de diviser est tout à fait louable et salutaire de nos jours.

The insider38

Mais quelle purge ..

TOCAP

Que c’est beau…