stories women tell
Women Talking commence avec une douceur visuelle et une violence thématique étonnante. Dans un style très malickien aussi calme qu’apaisant, Sarah Polley met (paradoxalement) en place la noirceur du récit à venir à travers les mots de la jeune narratrice (superbe Kate Hallet) en voix off : « Quand on ouvrait les yeux, avec des blessures partout, les anciens disaient que c’était l’oeuvre de fantômes ou de Satan, ou qu’on mentait pour attirer l’attention, ou que c’était l’imagination sauvage des femmes. Ça a duré des années, pour nous toutes ».
En quelques minutes, le ton est donné et la réalisatrice-scénariste attire efficacement l’attention sur cette étrange histoire, dont on ne sait pas vraiment quand ni où, elle se situe. Une chose est sûre, le fonctionnement de cette petite communauté religieuse est régi par des lois obscurantistes où les hommes n’hésitent pas à droguer les femmes dans leur sommeil pour mieux les violer. Lorsqu’elles s’en rendent compte et que les hommes s’éclipsent en ville pour payer la caution des agresseurs arrêtés, huit femmes se rassemblent alors pour décider de leur avenir : doivent-elles pardonner et ne rien faire ? Rester et se battre ? Ou partir ?
À partir de là, Women Talking s’embarque dans un long huis clos au coeur d’une grange au dispositif très minimaliste. Avec un certain classicisme et des mouvements très chorégraphiés (travelling avant pour renforcer une diatribe, panoramique pour scruter les réactions, champ contrechamp basique lors de duels verbaux…), le long-métrage manque alors de tomber dans le simple théâtre filmé. Toutefois, Sarah Polley recèle de jolies idées rehaussant en permanence la dynamique de son récit (en plus de la bande-originale feutrée et splendide de Hildur Guðnadóttir).
Sans doute consciente des limites formelles de son huis clos, la cinéaste a l’intelligence d’entrecouper les échanges de ses protagonistes par des visions, des flashs de leurs traumatismes. Sans jamais céder aux sirènes du sensationnalisme, Polley parvient alors habilement à montrer les horreurs qu’elles ont vécues. Avec précision, elle capte les conséquences des violences qu’elles ont subies à travers des plans pudiques, mais puissants d’ecchymoses, de corps meurtris ou de draps ensanglantés. Mais plus encore, la discrétion de la mise en scène vient parfaitement mettre en lumière le vrai sujet de Women Talking : des femmes discutant, débattant et s’unissant pour trouver une réponse à leur dilemme.
huit femmes en réflexion
Durant 1h44, le long-métrage donne donc la place entière à ces huit femmes pour les laisser réfléchir à leur sort, penser à leur avenir et celui de leurs enfants et surtout parler, échanger, s’exprimer. Alors que Women Talking débarque quelques années après l’essor du mouvement #MeToo (le livre, lui, est sorti en 2018), Sarah Polley offre ainsi la possibilité à ses protagonistes de prendre la parole (enfin). Le moyen de poser des mots sur leur souffrance, leur colère, leur doute, leur peur, leur responsabilité ou leur croyance. Et il y a quelque chose de profondément puissant à donner un tel espace de discussion à des femmes dans un monde où leur parole a été si rarement écoutée.
D’autant plus que Sarah Polley s’amuse subtilement à rester vague sur l’époque à laquelle se déroule le récit. Et peu importe que les indices disséminés tout au long du film éclairent finalement le spectateur sur le lieu (un hameau aux Etats-Unis) et la période (2010), l’idée s’ancre indubitablement dans les esprits : cette histoire pourrait se dérouler n’importe où, n’importe quand. C’est ce qui la rend universelle (les agresseurs n’ont d’ailleurs pas de visages) et donc, a fortiori, plus pertinente, essentielle et passionnante.
Une esthétique froide dissimulant la chaleur des âmes
Car Women Talking ne raconte pas l’histoire de femmes totalement en accord. Au contraire, le long-métrage prend le temps de les regarder se questionner sur leurs disparités, leurs différentes manières de vivre, subir ou accepter leurs conditions. La robustesse de leur groupe et de leur sororité n’empêche ainsi jamais Sarah Polley d’explorer les individualités de chacune d’entre elles. Et alors au film d’ouvrir des réflexions passionnantes sur la résilience, la foi, la quête de pouvoir, l’amour, la domination, la résignation, la féminité, l’identité, et le patriarcat en lui-même.
Les hommes sont-ils tous les mêmes ? Les hommes innocents sont-ils coupables d’avoir été au courant et de n’avoir rien fait ? Et les agresseurs, sont-ils coupables ou subissent-ils aussi un système les ayant placés en prédateur au fil des siècles ? Les enfants de ses femmes deviendront-ils à leur tout leur futur oppresseur ? Comment se sentirait un homme si, depuis toujours, son opinion n’avait pas compté ? Comment concilier sa foi et son désir de liberté ? Autant de questionnements philosophiques brûlants, à la fois nuancés, piquants et absorbants, qui constituent la grande richesse du métrage.
away from them
Bien sûr, on peut évidemment regretter que l’ensemble soit trop souvent théorique, les nombreux sujets abordés par le métrage ne lui permettant pas d’en étudier la plénitude. Il est même assez frustrant qu’une discussion fascinante soit rapidement occultée par une autre, tout aussi captivante soit-elle. Heureusement, le long-métrage peut compter sur son parterre de comédiennes pour incarner brillamment cette longue délibération et donner un peu plus de consistances à chaque geste, regard ou mot prononcé.
À ce petit jeu-là, Claire Foy (Salomé) et Jessie Buckley (Mariche) se détachent indubitablement à travers des performances plus bruyantes, la première dégageant une furieuse détermination pour protéger son entourage quand la deuxième essuie une forme de dépendance envers son mari violent. Mais c’est peut-être Rooney Mara, dont la présence se fait tristement rare sur les écrans ces dernières années, qui marque le plus les esprits.
En incarnant la délicate et philosophe Ona, enceinte de son agresseur, elle offre une partition profondément touchante et étrangement sereine. Et au fil des minutes, son sourire illumine l’atrocité contée autant que sa grandeur d’esprit éclaire les conversations. De quoi les guider jusqu’à une ultime séquence fédératrice, aussi épique qu’intimiste, et un élan de rébellion salvatrice, quasi-divine.
L’article situe les lieux dans un « hameau des Etats-Unis » par une référence probable aux communautés Amish. Mais la mention répétée de l’Etoile du Sud invissible en Amérique du Nord me ferait pencher pour une localisation dans la pampa argentine, où des colonies mennonites
d’origine hollandaise (voir les prénoms) venues d’Europe de l’Est au 19ès au Canada ont migré vers l’Amérique Centrale et dans les années 50 en Argentine.