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Eternal Daughter : critique d’un squelette dans le placard

Par Judith Beauvallet
22 mars 2023
MAJ : 25 mars 2023
7 commentaires

Après le succès critique de The Souvenir : Part I & II en 2019 et 2021, Joanna Hogg revient avec Eternal Daughter, une autre étude du thème du souvenir, cette fois-ci plus fantastique. On y retrouve Tilda Swinton dans le double rôle de Julie et de sa mère Rosalind, la première amenant la seconde à passer des vacances dans un hôtel vide et mystérieux qui était la maison familiale de Rosalind lorsqu’elle était plus jeune. Au cours de ce séjour plein d’évocations du passé, l’atmosphère aussi fantomatique que désolée accompagnera Julie dans l’acceptation d’un deuil. Un rêve éveillé.

photo, Tilda Swinton

Fantômes contre fantômes

Le film s’ouvre sur le trajet en voiture de Julie et sa mère, qu’un taxi emmène à l’hôtel. La nuit tombe sur le chemin brumeux, au bout duquel on entrevoit le manoir entre les branches d’arbres. Des premiers plans qui donnent tout de suite le ton en rappelant Rebecca, aussi bien le roman de Daphné du Maurier que le film d’Hitchcock qui en est tiré. Le livre commence par la très célèbre phrase “J’ai rêvé l’autre nuit que je retournais à Manderley”, Manderley étant le manoir au sein duquel la narratrice était hantée par le souvenir de la fameuse Rebecca, l’ancienne femme de son mari.

Le film d’Hitchcock débute avec la voix off de Joan Fontaine qui récite ce même monologue, sur les images d’un chemin forestier, la nuit, qui mène jusqu’aux ruines de Manderley. Un instant, les fenêtres de la maison sont éclairées par un rayon de lune, donnant l’impression que quelqu’un y vit encore. La référence visuelle à cette scène d’introduction est une note d’intention en soi, l’annonce que le film va parler de souvenirs, de rêves, de fantômes… à moins que toutes ces choses n’en soient en réalité qu’une seule.

 

The Eternal Daughter : photoRebeccasiment

 

Mais Joanna Hogg connaît bien ses classiques, et Rebecca n’est pas la seule œuvre à laquelle elle fait référence pour annoncer les thèmes du film. En effet, la chambre dans laquelle Julie et Rosalind séjournent porte le nom de “Rosebud”, autrement dit, le célèbre dernier mot prononcé par le personnage du monumental Citizen Kane d’Orson Welles. Là aussi, une référence à la persistance d’un mystérieux souvenir, et l’idée d’une madeleine de Proust qui convoque des images et des sensations venues du passé.

Au milieu de cette atmosphère épaissie par un passé trop présent, où les mouvements sont lents et silencieux, comme empêtrés dans leur propre résonnance, Joanna Hogg explore la question du poids de l’héritage familial. La manière dont les douleurs ou les responsabilités des parents peuvent infuser l’état d’esprit des enfants est la clef pour comprendre le personnage de Julie, qui cherche à tout faire pour contenter sa mère, mais souffre de ne jamais réussir à la comprendre.

 

The Eternal Daughter : photo, Tilda SwintonThe Hogg lady

 

Le personnage de Rosalind est d’ailleurs lui-même représenté comme un souvenir, et à juste titre. Elle appartient à un passé impénétrable dont Julie essaye de percer le secret, et Rosalind est mise en scène en conséquence. Contrairement à beaucoup de films qui utilisent un même acteur pour incarner deux personnages et qui font étalage de leurs effets spéciaux en incluant deux fois l’acteur dans un même plan, Eternal Daughter ne fait interagir Julie et Rosalind qu’à travers des champs-contrechamps, ne prouvant jamais par l’image la présence simultanée des deux femmes.

 

The Eternal Daughter : photo, Tilda SwintonLe nouveau biopic de Margaret Thatcher

 

La mort lui va si bien

De cette manière, Rosalind demeure une projection du regard de sa fille. C’est d’ailleurs ce que sous-entend ce choix d’une seule et même actrice pour incarner les deux rôles : Julie revoit sa mère à travers la compréhension de sa propre personne, de ce qu’elle est capable de reconnaître en elle. Ce parti pris simple est donc loin d’être anodin, et en dit même long sur le message du film.

Pour tous ces aspects, la thématique du deuil apparaît vite comme étant la question centrale du film. Quiconque a vécu le deuil d’un proche peut s’identifier dès le départ à ce que traverse le personnage de Julie et peut reconnaître le flottement mélancolique et brumeux dans lequel elle se trouve. Ce fameux brouillard est présent à l’image, comme dans toute bonne histoire gothique où le décor se doit de refléter les tourments intérieurs du personnage. Et dans ce brouillard surviennent donc des apparitions spectrales, saisissantes parce que simples et silencieuses, comme si Julie les accueillait en les connaissant déjà.

 

The Eternal Daughter : photo, Tilda SwintonFace à la mère

 

C’est la raison pour laquelle personne ne semble trouver bizarre d’évoluer dans le décor parfait d’un film de fantômes : un hôtel sans aucun client, une purée de pois perpétuelle au-dehors, des bruits bizarres qui surviennent la nuit… Les éléments logiques d’une histoire vécue à travers le prisme de la mort, et dont le voile ne se soulève que lorsque cette mort est acceptée.

En attendant cette délivrance, les réalités se mélangent, les échos des dimensions se confondent, comme dans la scène où Julie cherche son chien dans le parc et que ses appels deviennent indissociables des cris de corbeaux ou de renards dans le lointain. Dans cette scène comme dans d’autres, la sensibilité des animaux est habilement mise en parallèle de celle de Julie, comme pour représenter la vulnérabilité universelle dans laquelle elle se trouve à ce moment-là.

 

The Eternal Daughter : photoLouis : un animal psychopompe ?

 

FILM DE POCHE

Le grain de la photographie et les images de ce manoir entouré d’arbres et de brouillard devant lequel erre Julie reprennent exactement les codes des couvertures des éditions de romans gothiques des années 70. Ces illustrations d’éditions poche de romans comme ceux de Daphné du Maurier, notamment, ont déterminé toute une réécriture colorée de l’esthétique gothique littéraire à l’époque, et le film s’en revendique totalement.

Dans la mise en scène du décor, dans le grain, dans les couleurs et dans le générique de fin, Eternal Daughter s’inscrit dans la tradition du roman gothique aussi bien en tant qu’œuvre littéraire qu’en tant qu’objet matériel, tout en posant un regard adulte et mûr sur ces influences (souvent assez kitschs) de jeunesse. Comme si l’idée romancée qu’avait pu se faire de la mort une lectrice de ces romans à un jeune âge tentait de la réconcilier avec la véritable mort rencontrée à l’âge adulte.

 

The Eternal Daughter : photo, Tilda SwintonDaphné du Mouroir

 

Une nouvelle fois, la photographie fait penser à du Hitchcock, autrement qu’avec Rebecca, en rappelant plutôt les couleurs de Vertigo grâce à cette présence assez fantastique du vert et du rouge dans une ambiance globalement grisâtre. Cela n’a rien d’étonnant quand on sait que Hitchcock, bien qu’il affichât du mépris pour Daphné Du Maurier elle-même, adapta trois de ses œuvres (à part Rebecca, il réalisa aussi La Taverne de la Jamaïque et Les Oiseaux). Eternal Daughter est donc un monument d’hommages littéraires et cinématographiques, ce qui explique peut-être de voir apparaître au générique le nom de Martin Scorsese en producteur exécutif (il avait déjà produit le diptyque The Souvenir).

Est-ce aussi un héritage de Daphné du Maurier, si le film est écrit, produit, réalisé et incarné par des femmes ? En tous les cas, Joanna Hogg a su mettre toute l’essence d’un gothique à l’anglaise dans une œuvre par ailleurs très intime et personnelle, qui hypnotise par la beauté de ses images, la performance habitée de Tilda Swinton et la mélancolie décalée – parfois drôle – de cette magnifique histoire de fantômes.

 

The Eternal Daughter : photo

Rédacteurs :
Résumé

Une envoûtante histoire de fantômes qui fait l'effet d'un délire gothique de jeunesse digéré par la maturité. Avec un talent fou, Joanna Hogg parle d'elle-même au travers de la brillante Tilda Swinton et de ces images aussi belles qu'inquiétantes. Celles-ci parleront avec délicatesse à toutes les personnes ayant déjà été hantées par la perte d'un être cher.

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Commentaires
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Judith Beauvallet

@Schtroumpfette et @Pierre_Oh merci beaucoup !

Sylvieg.

Je suis sortie du cinéma perplexe. Effectivement, on retrouve l’ambiance de Hitchkock ou encore le fameux Rebecca avec cette maison et ses ombres fantomatiques mais je me suis mortellement ennuyée. C’est un très beau film sur le deuil et on se doute du mystère que représente cette mère que rien de ce que fait sa fille ne satisfait, de cette quête du passé mais il n’y a pas de mystère, pas de réelle surprise….La lenteur du film ne vaut pas le détour, même si les images sont magnifiques. On reste dans de l’esthétisme, pas dans l’histoire ! Dommage !

Schtroumpfette

J’adore lire vos articles, Judith. Bravo à vous.

Pierre_Oh

J’aurais vraiment aimé rentrer dedans et apprécier autant que l’autrice de cette critique, mais, bien que les thématiques me parlent, et que quelques passages m’aient convaincus, je suis malheureusement resté hermétique à l’atmosphère de ce film.
Par contre l’article est très bien écrit, et apporte une lecture intéressante sur sa mise en scène, sa lecture et ses références.

Loozap

Ce film est extra

Eusebio

Déjà très envie de voir ce film à la base, Tilda Swinton est déjà de toutes façons un argument à elle toute seule. Mais si en plus votre critique m’invite à foncer… Alors je vais foncer ! Merci !!

Tim Lepus

« The Souvenir Part I » m’avait impressionné et ému, je n’ai pas eu le loisir de voir la « Part II » (glorieuse province), celui-là me tente immensément, merci pour votre critique qui me donne encore + hâte !!! <3