IMMERSION DANS LES HABITUDES
Wim Wenders signe un nouveau faux road movie, son genre pionnier qu’il a sublimé dans sa Trilogie de la route des années 1970 composée d’Alice dans les villes, Faux Mouvement et Au fil du temps. Empreint d’une grande délicatesse et d’une richesse visuelle et thématique foisonnante, Perfect Days nous plonge dans le quotidien d’un Tokyoïte sexagénaire, témoin du vieillissement croissant et des bouleversements démographiques de la population japonaise.
Hirayama, agent d’entretien des célèbres toilettes publiques high-tech à Tokyo, est un héros modeste et taiseux qui, en marge de son travail, savoure la lecture, déguste ses plats fétiches et écoute les classiques de Lou Reed ou Patti Smith. Kôji Yakusho prête avec prévenance ses traits et son aura à ce personnage, transformant la routine en une formidable étude de personnages où Hirayama devient tour à tour paysage, guide, idée, simple travailleur ou parfois tout ça à la fois. Ces fragments de la vie quotidienne prennent une dimension homérique dans un drame qui l’est tout autant.
Wim Wenders cadre et transforme la capitale japonaise à travers les yeux de son protagoniste, un homme en quête de sobriété face à la frénésie urbaine et à l’absurdité de la vie contemporaine. Le format 4/3 et la courte focale plongent non seulement dans le quotidien de notre héros, mais nous font pleinement adopter son point de vue. Ainsi, Tokyo, l’une des villes les plus peuplées au monde, est rarement apparu aussi proche de l’échelle humaine.
Cette proximité est frappante dans les scènes à bord du camion du héros, où la capitale s’éveille sous une magnifique lumière capturée par le chef opérateur Franz Lustig. Et cet instantané de la vie du nettoyeur, répété inlassablement dans le film, révèle bien plus qu’une ode à la résilience.
CHRONIQUE D’UN BASCULEMENT
De fait, la quête de simplicité d’Hirayama n’est pas le repos du samouraï que l’on présume et Wim Wenders ne s’attarde pas sur les a priori du fantasme nippon habituel. Dans Perfect Days, l’humilité cède progressivement la place à une austérité destructrice et foncièrement difficile. Tout bascule lorsque la nièce du personnage, interprété par Arisa Nakano, le confronte aux limites de son quotidien réglé comme une horloge et à sa profonde solitude.
C’est par cette rencontre que Wim Wenders opère une bascule narrative et bouleverse son découpage. À partir de là, la répétition du quotidien devient étouffante et la vie n’apparait plus sereine pour Hirayama. Toujours garant d’une grandeur poétique, ce personnage ne se retrouve pas confronté à une éventuelle vacuité de ses habitudes ou de sa modestie. L’enjeu est bien différent pour lui. C’est tout son jardin secret qui s’effondre, étant confronté à la dureté du monde extérieur et à la carapace qu’il a érigée.
Soudain, Perfect Days assume une réflexion d’une complexité fascinante, le passé surgissant avec subtilité et tendresse. Hirayama s’abandonne alors à une errance incontrôlable, devenant acteur des ravages du temps et de l’industrialisation auxquels il s’était jusque-là préservé. Lors de la visite de sa soeur, le poids de leur passé devient déchirant, même si Perfect Days fait le choix salutaire de ne jamais rien en révéler.
Confiné dans une position délicate, le personnage prend conscience de la puissance de la transmission et du lien auprès de sa nièce. Ce lien le fait brièvement basculer dans l’enfer lors de son départ. Tout s’ouvre et se ferme dans une séquence finale brillante et poignante, où la voix singulière de Nina Simone résonne et appelle à un nouveau jour. Feeling Good ?
Rarement un film m’a autant interpellé. Tout est magnifique même les images les plus banales. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de subtilités qui échappent au spectateur non Japonais. Pourquoi le jeune homme qui travaille avec le nettoyeur quitte son emploi? Pourquoi le petit garçon, ami de ce jeune homme (aux oreilles particulières) peut lire dans le seul regard du nettoyeur que son grand ami ne sera plus là? Pourquoi ensuite la demoiselle aux cheveux blonds pleure-t-elle? Et surtout, suis-je le seul à penser que la nièce est plutôt la fille du nettoyeur et que sa « soeur » est plutôt son ex-femme. Et que tous deux conservent et entretiennent ce mensonge sans se douter que l’enfant est secrètement bien au courant de la vérité?
Déjà envie de revoir le film qui ouvre de si beaux débats.
Très bon résumé EL. On pourrait regarder ce gars nettoyer des chiottes 2h de plus.
Ce film pourrait remporter la palme du plus mauvais pitch (un film allemand sur un type qui nettoie des toilettes aux Japon), mais j’ai très envie de le voir.
Comme quoi, … la sobriété émotionnelle est une chose qui peux facilement basculer sans que l’on n’y puisse rien quoi que l’on ai mis en oeuvre pour y parvenir.
Très beau film.
@Fox,
Merci pour ces explications!
Je ne sais pas ce que tu en penses, mais à la fin du film, j’ai l’impression que le point de vue du realisateur est de dire qu’il faut aussi savoir sortir de ce « cocon ». Et la scène de fin où on ne sait pas trop si le heros rigole ou pleure est poignante dans ce sens.
@Vivi
« Incroyable mais vrai j’aurais pu continuer à regarder cet homme nettoyer des toilettes pendant des heures. »
C’est exactement ce que l’on s’est dits en sortant de la salle !
Wenders arrive à nous attraper pendant 2 heures, pas tant pour le nettoyage des toilettes en soi, mais pour cette vie simple, réglée comme du papier à musique… quand elle ne sort pas des rails à certains moments.
Ce que j’aime par-dessus tout, c’est à quel point il ne « surécrit » pas sont récit : on ne nous explique en rien pourquoi il en est là, pourquoi il s’est brouillé ou éloigné de sa sœur (et de son père)… Nous n’en avons pas besoin et c’est bien mieux comme ça.
« A noter qu’il y aurait une scène post générique mais je ne l’ai pas vu. Pouvez-vous me le confirmer? »
Il ne s’agit pas tant d’une scène post-générique que d’un plan final.
En fond, le soleil qui perce à travers les feuilles en noir et blanc (comme dans les courtes scènes pendant son sommeil). En surimpression, un cartel qui définit le mot japonais « Komorebi », qui signifie le reflet des feuilles créé par le soleil (je ne me souviens plus de la phrase exacte, mais en gros c’est ça).
J’ai vu le film il y a quelques jours et j’ai eu un vrai coup de coeur !
Incroyable mais vrai j’aurais pu continuer à regarder cet homme nettoyer des toilettes pendant des heures.
Je pense que le film pose la question suivante : se réfugier dans un « quotidien cocon » est-il la solution pour échapper à la frénésie de notre société ?
Sinon l’acteur est formidable et le film regorge de détails, comme ce rituel matinal, du bruit du balai dans la rue qui réveille le héros chaque matin à son départ pour la travail alors qu’avant de claquer la porte il emporte avec lui tout un tas d’objets (portefeuille, téléphone, monnaie) disposés sur une étagère, sauf sa montre…
A noter qu’il y aurait une scène post générique mais je ne l’ai pas vu. Pouvez-vous me le confirmer?