tiré d’une histoire un peu vraie mais pas trop
Le thème de la représentation, de la performance et de l’image a toujours été prégnant dans le cinéma de Todd Haynes. A la fois admiratif et critique de ses personnages enfermés dans un rôle, le cinéaste n’a de cesse de s’interroger sur la porosité de la frontière entre réalité de la personne et réalité du personnage de fiction. En cela, May December est dans la continuité parfaite de sa carrière. Pourtant, ce nouveau film adopte un ton bien plus cynique et moqueur que les précédents, et n’a aucune tendresse pour ses personnages. Un mélange étonnant et peu aimable, mais qui, grâce à l’œil extrêmement juste du cinéaste, fait mouche.
May December est, comme on ne pourrait pas le deviner, tiré d’une histoire vraie de détournement de mineur au cours de laquelle Mary Kay Letourneau, prof de maths, a entamé une relation sexuelle et illégale avec Vili Fualaau, l’un de ses élèves âgés de seulement douze ans. C’est là que commencent les couches de lasagnes méta à la Haynes, puisque le film n’adapte pas seulement une histoire vraie, il met en scène un projet d’adaptation de cette histoire vraie déjà adaptée par le film lui-même. La rédaction s’excuse pour les crampes au cerveau, mais c’est toujours comme ça chez Todd Haynes.
Dès lors, c’est bien le sujet de l’adaptation et de la fictionnalisation qui est la véritable intrigue du film. Et le film convoque tout de suite la vigilance du spectateur sur ces questions, car la narration joue avec le public : au début de l’histoire, impossible de comprendre d’emblée qui sont les personnages et quelle est la situation dans laquelle ils sont plongés. En allant de supposition en supposition, en se reposant sur des idées préconçues, le spectateur est constamment bousculé dans ses attentes, jusqu’à enfin assembler les pièces d’un puzzle dont il ne pouvait soupçonner la teneur.
Le procédé est aussi ludique qu’intelligent, et questionne d’emblée la manière dont une histoire à la fois aussi étrange, glauque et pleine de faux-semblants peut être racontée avec un tant soit peu de sincérité. En tout cas, Todd Haynes prend le parti, lui, de la raconter avec humour et cynisme.
Des personnages qui ne se font aucune fleur
Et Moore créa Portman
Au centre de ce jeu malsain, il y a évidemment un casting sans fausses notes à la tête duquel brillent Julianne Moore, Natalie Portman et Charles Melton. Comme à l’époque où elle imitait Winona Ryder dans Black Swan pour mieux prendre sa place, Portman essaye ici de se glisser dans la peau de Moore, son personnage étant aussi fasciné par son modèle que l’actrice est fascinée par son aînée. D’abord bien distinctes l’une de l’autre, de par leur look et leurs attitudes, les deux femmes finissent par se ressembler au fur et à mesure qu’Elizabeth adopte la coiffure, le maquillage et enfin le zozotement de Gracie.
Le changement s’opère parfois avec subtilité, et parfois, au contraire, avec épaisseur et même vulgarité, laissant entrevoir la vacuité de cette tentative d’imitation d’un personnage déjà intrinsèquement faux. D’ailleurs, en opposition au personnage de Charles Melton (le seul réellement sincère et touchant), Elizabeth et Gracie sont toutes les deux des incarnations d’hypocrisie et de sournoise manipulation. Plus l’histoire avance et plus Elizabeth s’enfonce dans le plaisir d’être odieuse, prenant l’excuse de son travail d’actrice comme ultime totem d’immunité pour agir comme bon lui semble, même s’il s’agit de vamper des étudiants ou de séduire le compagnon d’une autre.
La prof et son élève, le couple interdit
Sans doute dirait-elle qui faut savoir séparer la femme de l’actrice. De son côté, Gracie surjoue le rôle de la femme-enfant ingénue pour ne jamais assumer la responsabilité du détournement de mineur dont elle s’est rendue coupable. Haynes s’amuse à casser les branches auxquelles le spectateur voudrait se raccrocher pour aimer ces personnages, et finit par dépeindre deux incroyables pestes prêtes à tout pour se saboter afin de rester le véritable protagoniste de l’histoire. Todd Haynes offre ainsi la possibilité amusante à ses actrices de parodier leur propre image.
Connues pour leur talent, Julianne Moore et Natalie Portman ont ici l’occasion de se moquer du zèle qui a peut-être été le leur : le method acting qui autorise à vivre à travers son personnage quitte à maltraiter son entourage, la surintellectualisation d’un travail qui se retrouve dépossédé de toute sincérité ou spontanéité, une sacralisation de l’ââârt qui donne à penser qu’on est forcément en train de pondre un chef-d’œuvre… Un regard mordant et plein de recul sur leur propre univers qui aura peut-être valu au réalisateur et à ses comédiennes de ne pas être nominés aux Oscars cette année ?
La haynes de soi
Mais Todd Haynes est loin de se contenter de ses personnages et de ses actrices pour donner du sel à son film. Si sa mise en scène est moins bordélique et foisonnante que dans certaines autres de ses œuvres, elle n’en est pas moins brillante. C’est notamment à travers elle que passe ce ton si ironique sur la situation, le réalisateur adoptant un maniérisme du second degré. Dans la première moitié du film, on pense notamment à ce plan aussi absurde que comique, où un travelling compensé accompagné d’une musique dramatique montre Julianne Moore ouvrir la porte de son frigo et s’apercevoir… qu’il n’y a plus de hot dogs.
Ce procédé, appliqué ici à une situation complètement triviale, sera recyclé vers la fin du film, au moment où le personnage de Natalie Portman apprend une “révélation” qui fera s’écrouler le château de cartes de son travail d’actrice. Ce parallèle est une note d’intention en soi : la dramaturgie de ce cinéma est mal ajustée, même déplacée, et accorde une importance ridicule à l’apparence plutôt qu’à la substance.
Jouer au docteur : mode d’emploi
Tout au long du film, Haynes va filmer avec intensité et parfois poésie des séquences essentiellement malaisantes et dérangeantes (comme celle où Elizabeth mime, seule, une scène de sexe dans la réserve d’une boutique), et avec sobriété des scènes révélant le véritable mal-être du personnage de Charles Melton. Si le film interroge dans sa manière de condamner sans vergogne des personnages féminins pour des actes le plus souvent commis en toute impunité par des hommes au sein de la société, son cynisme et son étrangeté permettent de prendre le recul nécessaire sur la situation improbable qu’il décrit.
La conclusion du film, qui ne sera pas révélée ici, achève de fustiger le manque de sincérité d’un cinéma nombriliste et d’un art trop idéalisé. Insatisfaisante parce que terriblement moqueuse, et aussi drôle que désespérante, cette fin est l’auto-critique ultime d’un cinéaste et de deux comédiennes qui apprennent au spectateur à ne pas trop les prendre au sérieux, si talentueux soient-ils.
Excellente critique, très juste.
Un film riche , troublant , brillant et vénéneux. Avec une mise en scène somptueuse et un acteur et des actrices hors normes
Critique intéressante.
La musique du film est très pénible, elle en rajoute dans la lourdeur.
Très bon film, qui mérite d’être revu, il y a tant de choses à commenter! Mention spéciale à l’acteur Charles Melton, qui incarne vraiment bien le rôle de cet homme qui finit par réaliser qu’il est une victime. Ce n’était pas une mince affaire, face à ces deux monstres sacrés que sont Julian Moore et Natalie Portman!
Pas trop compris l’engouement autour du film que j’ai trouvé très sage au final et pas vraiment intéressant, même entre les lignes.
J’aime bien Todd Haynes, et les actrices aussi.
Très bonne critique !
J’ai beaucoup apprécié ce film également.