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Knit’s Island, l’île sans fin : critique qui filme le jeu vidéo comme personne

Par Antoine Desrues
18 avril 2024
MAJ : 3 juin 2024
3 commentaires

Sur le papier, un documentaire au long cours dans un univers de jeu vidéo pourrait faire peur. Si c’est pour cocher toutes les cases du discours inquiet sur la prédominance du virtuel, autant passer son chemin. Fort heureusement, on a eu raison d’être curieux à l’annonce de Knit’s Island, l’île sans fin, et son exploration d’un serveur survivaliste dans le jeu DayZ. Non seulement le film d’Ekiem BarbierGuilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h est une merveille esthétique, mais c’est surtout l’une des plus belles réflexions cinématographiques sur l’art vidéoludique (rien que ça). Un pur bijou, en salles depuis le 17 avril.

Knit's Island, l'île sans fin : critique qui filme le jeu vidéo comme personne

Second Lives

Ça tient à quoi, un grand documentaire ? Peut-être à une bascule, au moment où le programme d’un cinéaste se voit parasité, emmené dans une autre direction. Un grand documentaire, c’est un film qui s’adapte à son sujet et à ses nuances, qui accepte d’être dépassé. Knit’s Island est justement conscient de sa nature d’explorateur de terre nouvelle, alors qu’il démarre sur la vision d’un corps virtuel en pleine course dans un décor épuré de jeu vidéo. Le sujet est aussi la caméra, et d’un simple mouvement vers le sol, le plan révèle les jambes du filmeur.

Le trio de réalisateurs Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h tient là son concept : la perturbation de nos habitudes de spectateurs de cinéma, et la difficulté à définir et catégoriser ce qu’on regarde. Après tout, Knit’s Island n’est pas totalement un documentaire, pas plus que ses créateurs ne sont les reporters de guerre (ou plutôt les reporters d’apocalypse) qu’ils s’amusent à incarner avec leurs avatars et leurs gilets pare balles arborant fièrement les lettres PRESS.

Knit's Island, l'île sans fin : photo « …à se goinfrer des MEUPORGS »

Le film se déroule entièrement dans DayZ, un simulateur de survie très permissif en ligne, dont les plaines étendues et délaissées se révèlent infestées de zombies. Si ce FPS austère vit sa vie depuis 2013, les joueurs du monde entier se le sont pleinement approprié, au point où Barbier, Causse et L’helgoualc’h concentrent leur tournage sur un serveur spécifique du jeu, très orienté vers le “roleplay” survivaliste.

Au terme de 963 heures passées dans cet espace numérique, cet étrange objet filmique ne prétend pas avoir défini ses contours. Quelque part entre le documentaire, le Machinima et l’animation expérimentale, Knit’s Island reste à la croisée des formes. Cette absence d’assertion explicite sur son identité va de pair avec son approche bienveillante du jeu vidéo, qui ne cherche jamais ce regard trop connu, à la fois interrogatif et inquisiteur, sur le piège de l’immersion et le flou supposé qui pourrait se créer entre le réel et le virtuel.

D’ailleurs, DayZ n’est jamais nommé en tant que support, parce qu’au final, le jeu sélectionné n’est aucunement le sujet du long-métrage. Ce qui intéresse les réalisateurs, ce sont les joueurs, ces survivants endurcis qui se rassemblent en communautés plus ou moins grandes et plus ou moins pacifiques. Avec un sérieux qui donne régulièrement à leurs questions une poésie insoupçonnée, les trois documentaristes s’interrogent sur les pratiques qui émergent naturellement d’un gameplay.

Knit's Island, l'île sans fin : photo Guide de survie en milieu zombie

Vue (très) subjective

Jouer le jeu. L’expression est amusante dans ce contexte, et c’est exactement ce que font les cinéastes. Ils ne cherchent pas à comprendre DayZ, mais bien ceux qui choisissent d’habiter son monde. Dans un premier temps, le film présente une violence attendue, où la méfiance des survivants renvoie à la plus simple loi du talion.

Si la mort virtuelle n’a que peu d’impact, Knit’s Island la traite comme une véritable fatalité, surtout lorsque ses trois journalistes rencontrent un groupe de psychopathes anarchistes pour une interview. Aussi drôle que tendue, la scène arbore bien vite des airs tarantiniens, où l’on oublierait presque que l’ensemble n’est qu’une déréalisation de pixels.

Knit's Island, l'île sans fin : photo Road-triiiip

Mais surtout, cette catharsis est rapidement désamorcée dans une séquence charnière. Attaqués par un sniper lointain au milieu de la nuit, les trois comparses avancent à tâtons, jusqu’à rencontrer un autre joueur qui leur explique comment se repérer dans le noir grâce aux étoiles. Derrière l’intransigeance supposée du jeu de rôles survivaliste, le regard des cinéastes ne cesse de capter de merveilleux moments d’humanité. C’est là que le film accepte d’être dépassé par ses potentiels préjugés, et se laisse embarquer dans une socialisation des plus touchantes, que ce soit aux côtés d’un couple de gamers arpentant les routes de DayZ, ou avec son véritable protagoniste : le Révérend Stone, sorte de gourou cow-boy, pacifiste et fan de country.

À partir de cette galerie de personnages fascinante, Knit’s Island va à l’encontre d’une scission binaire entre le monde du jeu et le monde réel. L’immersion est un objectif, mais l’identité virtuelle, aussi cocasse soit-elle, n’est qu’une façade friable constamment rattrapée par le quotidien. Petit à petit, quelque chose de magique se tisse dans le hors-champ, tandis que le moteur graphique se mêle aux aboiements d’un chien ou aux pleurs d’un bébé dans le micro. Les questions des réalisateurs se détachent alors du jeu, et le masque de la performance tombe pour s’attarder sur des individus.

Knit's Island, l'île sans fin : photo Le Révérend, le meilleur personnage

Simulacres et simulations

Le jeu vidéo n’est jamais un trou noir qui aspirerait notre temps dans un meilleur monde fantasmé. Au contraire, il ne peut qu’être connecté au réel, souillé dans sa pureté numérique par l’expérience cherchée par les joueurs, qui peut aisément dépasser les intentions des développeurs. Explorer les 250km² de DayZ et leurs textures photoréalistes (bien qu’un peu datées) dépasse le simple stade aventureux, et peut renfermer un élan méditatif des plus envoûtants, renforcé par ces plans malickiens sur une nature en mouvement. Tout dépend de ce que chacun y cherche, en écho à ce qui nous manque.

Il y a une mélancolie palpable dans Knit’s Island, une insuffisance du réel qui pousse à combler le vide ailleurs. Dans nos sociétés mondialisées, dans la logique de plus en plus lénifiante du “métro, boulot, dodo”, dans l’uniformisation de l’individu et son aliénation progressive, peut-on encore parler de réalité ? Peut-on encore parler de lien social, et si c’est le cas, en quoi nos contacts IRL (in real life) auraient-ils plus de valeur que nos contacts en ligne ?

Knit's Island, l'île sans fin : photo La grande évasion

Les jeux vidéo ne nous ont pas rendus plus solitaires et casaniers. Ils n’ont fait que nous mettre face à notre profonde solitude contemporaine, à cet océan terrifiant d’anonymat où l’île sans fin du titre sert de refuge temporaire. On le comprend d’autant plus lorsque le Covid-19 commence à être évoqué dans les conversations. DayZ devient soudainement cette terre de voyage, de mouvement face à la fixité de nos existences, et de rencontres face à notre isolement.

Là réside la valeur de ce monde post-apocalyptique : pouvoir exister, repartir à zéro par l’absence de système, ou par sa recréation multiple et anarchique. C’est en jouant à se trouver une place dans le chaos que les différents avatars se rassemblent, notamment dans une séquence merveilleuse de rave party virtuelle.

Knit's Island, l'île sans fin : photo  L’une des meilleures scènes de cinéma de l’année

Et en même temps, Knit’s Island tire de cette observation une force métaphysique à la fois vertigineuse et toujours insatisfaite. Si le virtuel sert à combler un vide issu de nos sociétés contemporaines, le jeu vidéo devient à son tour un terrier de lapin qu’il faudrait transcender, une matrice qui renferme forcément un monde caché. Le film y puise ses meilleures scènes, laissant ses acteurs tester les limites de son univers à partir de ses bugs dans une suite d’images puissamment psychédéliques.

Cette déconstruction atteint une forme de sublime désarmant lors d’une expédition aux confins de la carte, pèlerinage dans un espace infini sans végétation, où les glitches et les effets étranges se multiplient (une lune carrée). Dépouillé de ses artifices et de son “réalisme”, le monde de DayZ ne perd rien de sa beauté, parce qu’il reste celle qu’y projettent les joueurs : une sérénité face au rien, auquel il est impératif de donner un sens. De quoi faire de ce projet insensé un immense documentaire, mais aussi l’un des plus grands films jamais réalisés sur le jeu vidéo.

Knit's Island, l'île sans fin : affiche française

Rédacteurs :
Résumé

À l’instar des joueurs que Knit’s Island filme, désireux d’explorer les frontières ultimes de ces déserts virtuels, on a la sensation de voir une œuvre fondatrice, en train de défricher un terrain artistique essentiel, une connexion des arts qu’il était grand temps de travailler. L’une des plus belles surprises de l’année.

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Hectopussy

Voilà une proposition originale autant que moderne et très contemporaine ‘_’
Avec Civil War, je vais regarder ce qu’annonce allociné…

rientintinchti2

J’avoue que ça donne envie et que ça alimente notre curiosité.
Merci

ChaosEngine

Intéressant cet ovni ! Mais les salles qui le diffusent ne vont pas être faciles à trouver