Difficile de parler d’un film qu’on vit avec son cur. Difficile d’exprimer ses sentiments, ses réactions, lorsque l’on revient à la réalité urbaine et à sa tristesse quotidienne. Difficile aussi de ne pas repenser presque instinctivement au merveilleux et à l’onirisme sans frontière qui, une heure quarante durant, nous aura ramenés à nos racines, celles de l’enfance et de son innocence bercée de croyances magiques et sincères, fraîches et bouleversantes. Difficile enfin d’évoquer Le Pôle Express de façon prosaïque et machinale, tant le dernier film de Robert Zemeckis mérite que l’on s’y attarde chacun dans son coin, avec sincérité. Mais pourquoi tant d’éloges ? D’abord, parce que jamais un film d’animation n’avait suscité autant d’émotions. Il n’y a qu’à voir, pour cela, ce visage d’enfant, le regard triste et vide, effaçant derrière ses grands yeux bleus des torrents d’amertume et de désillusions, pour en saisir l’essence. La non-existence du père Noël fait naître le doute tel le premier deuil de sa jeune vie. Idée somme toute évidente (jusqu’à ce jour) pour l’adulte qui sommeille en chacun de nous, mais ô combien pénible à admettre lorsque l’on se remémore avec dévotion les souvenirs sucrés et acidulés de notre enfance, comme cette fébrile impatience des longs mois d’hiver qui auront bercé les plus belles années de notre vie. Ensuite, parce qu’il s’agit sans doute de l’uvre la plus aboutie de son réalisateur, autant sur le plan narratif que pictural. Le Pôle Express aura permis à son auteur de réaliser ses rêves les plus fous en matière d’animation, et sans aucun doute d’aboutir à l’épanouissement complet de ses thématiques et de ses obsessions esthétiques. D’un bout à l’autre, Le Pôle Express apparaît comme une uvre somme, comme la dernière pierre d’un édifice dont la construction aurait été entamée vingt-six ans auparavant.
Car il s’agit bien ici de faire intervenir le passé du cinéaste et de le sublimer. Zemeckis multiplie les citations, passant sans complexe de Retour vers le futur, pour l’arrivée du train, à Apparences et Forrest Gump. On connaît son obsession pour les « corps cartoon », pour la disparition des « matières barrières ». Ici, dans cet univers à trois cent soixante degrés, rien ne lui est interdit. Avec virtuosité, sa caméra traverse vitres, murs et planchers, et Zemeckis de se poser davantage comme un conteur défiant chaque élément de la réalité que comme un magnat de la palette graphique. Cet emprunt à Apparences laisse place rapidement à l’onirisme de Forrest Gump, et à son incroyable mélange entre croyances et hasards. Chez Zemeckis, l’un ne va pas sans l’autre, et de ce voyage empli de périples naît la chance. Celle d’être élu pour rencontrer le père Noël d’abord, puis celle due au hasard et à l’innocence. La plume de Forrest Gump marquait de sa blancheur le temps présent d’une vie remplie d’anecdotes extraordinaires, le ticket magique s’échappant du Pôle Express s’affirme comme le digne héritier de cette imagerie symbolique. Dans un fabuleux plan-séquence, le cinéaste nous invite à suivre le parcours féerique de l’objet, passant de main en main, de gueule en gueule et de bec en bec. Plus qu’un simple élément autoréférentiel, il s’agit là pour le cinéaste de mettre à bien tout un pan conceptuel de son uvre : faire de l’objet un « objet choral » ralliant aux personnages les différents éléments qui constituent l’ensemble de son univers filmique.
Mais Le Pôle Express ne se résume pas uniquement à ses nombreux concepts. Il s’agit aussi et surtout pour Zemeckis de mettre en avant un univers fantasmagorique peuplé de lutins et de personnages angéliques. Sa fructueuse collaboration avec Tom Hanks (Forrest Gump et Seul au monde) marque ici le pas vers une nouvelle conception de l’acteur. Ce que Final fantasy avait partiellement raté, Le Pôle Express le réussit à la perfection. Les visages et leurs expressions affichent de véritables émotions distillées au gré du vent et de la neige. Tom Hanks enfant, père, composteur, clochard ou encore père Noël affiche son grand talent d’acteur, tout en rassemblant autour de ses nombreux personnages bon nombre de sentiments appartenant à l’univers singulier du conte. Zemeckis lie les destins d’enfants et efface avec subtilité et humanité les barrières sociales. Les grands périples du Pôle Nord (à l’iconographie victorienne) en sont le principal témoignage : riches et pauvres, Noirs et Blancs se retrouvent soudés et plus que tout amis.