La réalisation de Brian De Palma est considérée comme le mélange hautement improbable et complètement réussi entre opéra rock (genre alors en vogue dans les années 1970), comédie satirique et film d’horreur, en basant son scénario sur deux des histoires les plus emblématiques de la littérature fantastique, Faust de Goethe et Le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux. Mais plus que dans ces deux classiques, et leurs différentes adaptations cinématographiques, Phantom of the Paradise, avec son sens du baroque exacerbé et une musique épousant avec génie la dramaturgie du récit, puise ses origines dans l’uvre des cinéastes anglais Michael Powell et Emeric Pressburger. Si l’on y rajoute le sempiternel hommage hitchcockien qui caractérise tous les films de De Palma, ici détourné allègrement dans une séquence comique d’anthologie, Phantom of the Paradise est-il et reste-t-il un film foncièrement original ? Et comment !
Que ce soit via sa peinture sans concession de l’industrie du disque et du rock spectacle, appuyée par de nombreux gags faisant toujours mouche, ou par sa trame classique de drame gothique (histoire d’amour déçu et de trahison), le tout traversé de fulgurances dont Brian de Palma a le secret, Phantom of the Paradise est un film unique, et dans la filmographie de son bouillonnant réalisateur, et dans le genre fantastique à part entière. Son originalité réside aussi dans les prestations des différents acteurs, dont beaucoup n’ont plus jamais brillé de manière équivalente par la suite. Paul Williams (chanteur-compositeur de folk et créateur immortel de la chanson The Love Boat !) compose un Swan suave, perfide et tout en rondeur dont le destin maudit le rapproche du personnage de Dorian Gray.
Jessica Harper, deux ans avant Suspiria de Dario Argento et désormais épouse du grand patron de la Fox, est la parfaite incarnation de la jeune chanteuse Phnix ballottée entre ses aspirations musicales et son ambition funeste. Quant à William Finley (déjà présent dans Surs de sang en 1973), il trouve là le rôle de sa vie dans le rôle de Phantom, à l’origine le modeste compositeur de musique Winslow Leach qui se transformera, une fois spolié de sa création, emprisonné puis cruellement défiguré par une presse à disque (dans ce qui reste une des plus célèbres scènes chocs du cinéma d’horreur) en un ange exterminateur psychotique, portant cape et masque d’oiseau high-tech. À ce trio principal, il faut ajouter Gerrit Graham, impayable dans la peau de Beef, prima donna du hard-rock au comportement tendancieux, aux répliques et à la gestuelle hilarantes dont la fin cataclysmique, sous les traits d’un monstre de Frankenstein de pacotille, est un des sommets de Phantom of the Paradise.
La bande-son, intégralement composée par Paul Williams, regorge de mélodies inoubliables et de parodies plus ou moins fines des différents thèmes de la pop-music de l’époque. De la chanson du générique, le rockabilly Goodbye Eddie, goodbye au heavy Life at last, en passant par la ballade sensuelle Old souls, c’est toute une B.O. finement ciselée qui épouse parfaitement les différentes péripéties. Les meilleures exemples de cette synergie musique/film se retrouvent dans la séquence de Upholstery, pastiche des Beach Boys, où la chanson est rythmée par la minuterie de la bombe et plus encore, par le thème principal du Phantom, Beauty and the beast, illustrant dans un véritable clip avant la lettre les étapes de la création du livret. Brian de Palma, en cinéaste éclairé, utilise de manière efficiente sa grande maîtrise technique, avec l’écran partagé, la plongée pour les scènes de voyeurisme (Hitchcock, quand tu nous tiens !) ou encore la contre-plongée pour souligner la déchéance de Winslow Leach en une séquence gag qui rend hommage au cinéma burlesque et muet.
Certes, par certains côtés, le film de Brian de Palma accuse son âge, surtout dans la séquence du mariage final avec son ballet louchant un peu vers le style Folies Bergères ou la démesure cathartique de la foule des fans de Swan qui est représentative de la scène avant-gardiste du théâtre new-yorkais de l’époque. Mais ces petites scories ne diminuent en rien l’impact général du film (qui fut à sa sortie boudé par le public américain mais applaudi en Europe) et de nos jours, on peut aisément transposer la critique du monde du show-business de l’époque au monde des médias actuel : qui ne vendrait pas son âme au diable pour la célébrité people de nos jours ?