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Emilia Perez : critique en quête de genre(s)

Par Antoine Desrues
20 août 2024
17 commentaires

Pour beaucoup, Emilia Perez a été la claque du dernier Festival de Cannes, reparti pour l’occasion avec le prix du Jury et surtout un prix d’interprétation féminine collectif (geste magnifique et totalement mérité pour Karla Sofía Gascón, Zoe Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz). Il faut dire que le nouveau film de Jacques Audiard a le mérite de ne pas se reposer sur ses lauriers. Au travers d’une comédie musicale suivant une avocate qui aide un narco-trafiquant mexicain à changer de sexe, le réalisateur d’Un prophète se lance dans un projet hors-norme… mais qui finit dévoré par sa propre vanité. En salles le 21 août.

emilia perez critique en quête de genre(s) © Canva Pathé

On ne connaît pas la chanson

Avant sa projection cannoise, l’attente envers Emilia Perez était électrique. Au-delà de son très court synopsis, on ne savait rien du nouveau Jacques Audiard, et ce saut dans l’inconnu reste encore le meilleur moyen de découvrir un film. Le problème, c’est qu’on n’est toujours pas sûr de ce qu’on a vu. Certes, on ne pourra pas reprocher au long-métrage sa singularité (pour le coup assez revigorante), au point où ses ruptures de ton laissent pantois.

C’est bien simple : Emilia Perez semble osciller durant ses deux heures entre les extrêmes du spectre critique, quelque part entre le génie et le nanar. Durant ses premières minutes, où Rita (Zoe Saldana, toujours merveilleuse) se mêle à une foule mexicaine pour écrire – et chanter – un plaidoyer, toute la puissance audacieuse du cinéma de Jacques Audiard (photographie contrastée, presque surexposée par endroits, montage sec et élans lyriques) prend corps dans le contexte d’une comédie musicale.

Zoe Saldana dans Emilia Perez
Sur le point de dynamiter le quartier

D’un simple plan, où les chaussures argentées de l’héroïne s’extirpent d’une masse de tongs pour rejoindre quelques rares talons aiguilles, toute la fracture sociale du pays se reflète en un mouvement, un pont que Rita rêve d’enjamber. Cette propulsion, à vrai dire l’opportunité d’une vie, lui apparaît sous la forme de Manitas Del Monte, baron de la drogue qui l’engage pour une mission improbable : lui permettre de changer de sexe, et de simuler sa mort pour pouvoir redémarrer de zéro, en laissant derrière lui femme (Selena Gomez, impressionnante de charisme) et enfants.

Sur le papier, la mayonnaise paraît difficile à émulsifier, mais pendant son premier tiers, Audiard fascine par ce travail de funambule toujours à deux doigts de se casser la gueule. On pourrait arguer que cette matière instable est à-propos pour une œuvre sur la fluidité des genres et de l’identité, et on ne saurait enlever au cinéaste son envie de foncer tête baissée dans l’énergie folle de son concept.

emilia perez zoe saldana
Donnez plus de rôles comme ça à Zoe Saldana !

De battre son cœur s’est remis

Entre romantisme éperdu, quête de rédemption et colère politique, Emilia Perez rappelle autant certains classiques de la comédie musicale que les succès récents de Lin Manuel-Miranda. Il y a même une pointe de La La Land dans la mixture, où la qualité du chant importe moins que l’émotion des performances, soutenue par la composition de l’artiste Camille et de Clément Ducol. Tout démarre sur des murmures ou des sentiments refoulés, qui explosent vocalement et visuellement pour marteler la vraie valeur du genre : représenter dans toute son exubérance ce que les personnages gardent au fond d’eux.

Dès lors, le long-métrage ne fait que prolonger les thèmes habituels de l’auteur, en particulier quand on le compare à De battre mon cœur s’est arrêté. Piégé dans un univers criminel familial qui imposait un virilisme dépassé, Romain Duris ne rêvait que du piano pour exprimer sa fragilité et sa véritable nature. En tuant symboliquement Manitas pour devenir Emilia Perez (le film doit beaucoup à la présence incandescente de l’actrice trans Karla Sofía Gascón), l’ancienne cheffe de cartel rejette aussi la violence d’un milieu qui a toujours imposé sa loi du talion.

emilie perez karla sofía gascón adriana paz
A gauche, la révélation Karla Sofía Gascón

Malheureusement, c’est aussi là que le bât blesse. A force, on a pris l’habitude de voir Audiard mêler le naturalisme d’une mise en scène aux élans documentaires aux carcans du film de genre. Mais c’est oublier son goût très prononcé pour le mélodrame, pour les dialogues très (trop ?) écrits et surtout pour une stylisation de son découpage plus prégnante qu’elle n’en a l’air.

Certes, Emilia Perez assume totalement l’artificialité de son écriture et son romanesque ampoulé, quitte à étonner par la confondante naïveté de son rapport à la transformation. Bien sûr, il convient de souligner l’importance du déterminisme social dans le parcours inaugural de Manitas, et la difficulté poignante qu’Emilia a eue pour s’en extraire. Pour autant, un simple tract et une question sentencieuse suffiront pour que l’ex-baronne de la drogue lance une association à la recherche des personnes disparues au Mexique à cause du narco-trafic.

emilia perez selena gomez
Le réveil du matin

Redemption, dead ?

Audiard ne cherche pas l’absolution de son personnage, mais l’ultra-violence dont elle a été l’instigatrice pendant des années est malgré tout balayée d’un revers de main, à grands coups de répliques lunaires comme “Combien y a-t-il de disparus dans ce pays ?”. Difficile de ne pas pouffer de rire face à tant d’inconscience et de portes ouvertes enfoncées, alors que le film reste, l’air de rien, dans le confort bourgeois de sa tour d’ivoire (assez littérale, puisque la villa d’Emilia se trouve sur les hauteurs de Mexico).

Le cinéaste compense comme il peut en faisant ressurgir ce passé de crime. Tragiquement, le naturel tant fui par Emilia revient au galop, au prix d’une dernière partie aux accents de thriller grotesque et précipité. Le kitsch du long-métrage est une composante essentielle de son identité, mais à quel point ce trop-plein, en l’état constitutif de son essence, finit par se retourner contre lui ?

Zoe Saldana et Karla Sofia Gascon dans Emilia Perez
Un duo mémorable

Sur la forme comme sur le fond, Emilia Perez reste une œuvre heurtée, faite de cassures et d’oppositions qui peinent à se mélanger. C’est clairement ce que veut en tirer Audiard, mais il émerge de l’ensemble une binarité quelque peu décevante par rapport à son sujet.

Là où le féminin reflète autant un espoir de paix que de vulnérabilité, le masculin demeure cette figure de violence insatiable et inaltérable, tourmentée par des siècles de constructions sociales qui ne cessent de rattraper le personnage principal. Pourtant, c’est bien contre ces étiquettes qu’elle se bat, sans jamais que le film ne parvienne à traduire cette nuance.

Rédacteurs :
Résumé

Difficile de reprocher à Jacques Audiard sa soif d’expérimentation et l’énergie de ses passages musicaux, transcendés par ses comédiennes. Mais Emilia Perez reste beaucoup trop hétérogène et binaire pour une œuvre sur la fluidité des genres (dans tous les sens du terme).

Autres avis
  • Alexandre Janowiak

    Emilia Perez est peut-être l'un des films les plus audacieux de Jacques Audiard et, logiquement, l'un des plus casse-gueule de sa carrière. Le résultat est à la fois génial et ridicule.

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Flo1

« Prenez un chewing-gum Emilia »…

Voilà un film qui est d’une évidence totale ! Trop !
Jacques Audiard, cinéaste dont le père, Michel, jouait avec la musicalité de la langue française… Et son fils de jouer avec la musicalité du mouvement, des images (des lumières émergeant des noires ténèbres), et moins avec le verbe hexagonal. 
Le défi du langage depuis « Un prophète » : à partir de là on trouve chez lui du corse, de l’arabe, du tamil, du chinois… Aussi tout un film en anglais (« Les Frères Sisters », mais avec un doublage français), et maintenant ce « Emilia Pérez » entièrement en espagnol, ou disons à 99% pour paraphraser une des répliques du film.
Pas spécialement inspirés ces dialogues, pas plus que les paroles des chansons de cette comédie musicale dont le but est d’être continuellement imprévisible, insaisissable. Forcément, quand on ne le sait pas à l’avance, c’est pas facile à appréhender.
Surtout lorsque le scénario sème des pistes évocatrices, qu’il ne va Pas creuser, pas faire aboutir – ou bien, pas quand on s’y attend…

« C’est Emilia, le tueur, mais ce n’est pas une tapette géante »…

L’apparence peu féminine (et soumise) de Zoe Saldaña au début, le prénom Manitas = aussi Man, le film qui évolue entre les genres et identités cinématographiques etc etc, tout ça est Vraiment Très Clair. Le Musical idem, avec beaucoup de simplicité et de didactisme (toutefois sans le moindre discours militant). 
On s’en fiche ? C’est pas censé être un film plus complexe et sophistiqué ?
Ce n’est pas réellement le but de Audiard, qui continue à raconter ses histoires d’hommes (et quelques femmes) en recherche de rédemption, de… réinvention. 
La majorité trouvant une porte de sortie, avec une part d’amertume, dans une ambiance polardeuse. 
Ou bien une issue tragique (un peu comme un James Gray, lui aussi en pleine réinvention depuis une quinzaine d’années).

Un maffieux pas commode veut changer de vie… Pour échapper à la mort, comme dans les tropes les plus connus des films policiers ? Non, mais oui aussi, en quelque sorte – un rôle royal pour Karla Sofía Gascón, bombe humaine dont on attend avec impatience qu’elle se dégoupille (donc le retour de Manitas, qui se confond avec la fureur d’une mère louve)…
Une avocate, véreuse malgré elle, veut améliorer sa vie… Pour devenir nette, comblée et honnête ? Pas vraiment, les mensonges et le crime vont finir par lui coller à la peau – et voilà enfin un grand rôle méta pour Saldaña, condamnée depuis des années à jouer des personnages bridés dans leurs intentions (quand « Colombiana » représente le seul espoir de briller en solo pour une comédienne, ce n’est pas bon signe). 
Une femme éplorée à retrouver (Selena Gomez, décomplexée), et en avant le Romantisme ? Pas du tout, elle sera au contraire le grain de sable dans la machine, tel une femme fatale de film noir. C’est une autre, qui débarque sans prévenir, pour rallumer l’émotion au moment le plus propice (Adriana Paz, touchante).
Pas étonnant que Cannes ait plutôt récompensé la singularité de ce film, ainsi que son casting principal, indivisible.

“On peut tromper une personne, Emilia. 
On peut tromper Emilia une fois. 
Mais on ne peut pas tromper Emilia mille fois.”

Tout le film porté par ces actrices (on voit très peu le monde extérieur, et aucun autre cartel de Mexico), plutôt que par la fluidité de la mise en scène ? Ça peut être un risque tant Audiard assume à fond l’artificialité de la comédie musicale, et on sait à quel point ça passe ou ça casse avec ce dispositif narratif – des gens qui s’arrêtent de parler pour s’exprimer par le chant et la danse, dans des scénographies très colorées se passant dans un autre espace-temps (tout tourné en studio en France)… 
Ça peut donner ainsi l’impression que tout est faux, que rien n’a d’importance… et même que Audiard s’empare mécaniquement du genre Musical, sans le prendre comme un défi ni le réinventer lui aussi (pas grand chose de neuf là dedans).
Mais l’auteur sait se rattraper en vol grâce à telles chorégraphies critiquant l’hypocrisie des gens de pouvoir, telle scène tendre avec un enfant ou une amante, telle préparation à la guerre rythmée par le chargement des armes… et toujours ces lueurs audiardiennes, perdues dans la nuit profonde.

Un conte de fée tordu où on passe des « Soprano » à du film social, du Almodovar et de la telenovela, puis re Polar (pas très énergique), tout ça donc sans céder à la tentation du clin d’œil, ou du pied de nez malin – à plusieurs reprises on imagine que le récit va embrayer sur des rebondissements héroïques, et non ça reste étonnamment… premier degré. Mais pas entièrement naïf, malgré toute une partie consacrée à de la lutte associative.
Ce qui met donc bien ce film dans la catégorie des tragédies :
Où le conditionnement par la violence viendra toujours parasiter le naturel (même si c’est un naturel refabriqué).
Où l’envie de tout avoir et ne rien sacrifier ne peut mener qu’à la perte.
Et où la chanson Les Passantes de Georges Brassens trouve elle aussi une nouvelle vie, terrassante. Y compris la maxime « Soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser la peau du méchant ».

Regarde les hommes changer, et les femmes chanter.

ozymandias

Pas du tout accroché au film, très déçu. Le côté comédie musicale m’a dérangé et m’a sorti du film trop souvent. Dommage…

Trapu21

L’une des critiques récurrentes du film est son ton oscillant entre le sublime et le grotesque. Mais pour moi, c’est précisément cette tension entre les extrêmes qui rend « Emilia Perez » si captivant. C’est un film qui ne laisse pas indifférent : il déstabilise, il surprend, et il invite à la réflexion.

Je ne savais pas qu’il s’agissait d’une comédie musicale, j’allais voir un film de Jacques Audiard et cette surprise a été un choc, mais un choc bienvenu. À partir de là, j’ai pu accepter l’idée qu’un chef de cartel mexicain puisse se transformer en femme et tenter de se racheter. Dans d’autres genres, ce synopsis aurait pu paraître grotesque, mais sous la houlette d’Audiard, cela passe simplement.

Enfin, il convient de saluer les performances des actrices. Ce film est porté par des choix audacieux, tant dans la mise en scène que dans le jeu des acteurs. Pour moi, « Emilia Perez » est un grand film, mais c’est au spectateur en séance de décider s’il se situe dans le génial ou le ridicule.

des-feves-aux-beurres-et-un-excellent-chianti

Même si l’aspect comédie musicale me rebute , ce synopsis est infiniment plus intéressant que celui de la purge deadpool3 que j’ai du me farcir avec mes ados.
Là oui , pour ce dernier c est un vrai « synopsis, ridiculement gênant:

bad-taste

Pas encore lu votre critique, mais en l’état, l’un des plus grands films de l’année.
Pour peu qu’on soit réceptif à cette histoire improbable et son traitement (sublime), on est en droit de tomber amoureux de tout ce qui constitue cette œuvre.
Ça m’a pris au cœur et aux tripes, inutile donc de bouder mon immense plaisir.
10/10

morcar

La bande-annonce me donnait franchement envie, mais le fait que ça soit une comédie musicale ne me donne finalement pas du tout envie. Ca ne me parait pas correspondre au ton sombre qu’on retrouve dans la bande-annonce.

des-feves-aux-beurres-et-un-excellent-chianti

« Jacques Audiard opportuniste surfant sur un thème racoleur, sous entendu pour s assurer un max de spectateurs »
 » synopsis ridiculement gênant  »

Merci j ai bien ri , vous avez fait ma journée les gars .

Faudrait juste consulter la filmo de Jacquot

cidjay

Pas mon « genre » de film ^^.

jmm

Il faut être à mon avis assez perturbé ou plutôt très opportuniste, comme semble l’être Jacques Audiard, pour choisir un thème aussi racoleur que celui de la transidentité pour un film se déroulant, pour ajouter un peu de piment, dans le sympathique milieu des narco-trafiquants mexicains. Mais il faut comprendre que ce genre de choses durera tant qu’il y aura des spectateurs qui accepteront tout ce qu’on leur proposera, même les histoires les plus improbables et les plus glauques.