LE ROI SE MEURT
Maître incontesté du blockbuster tamoul depuis la fin des années 90, S. Shankar a réalisé un nombre impressionnant de classiques absolus au cours de sa carrière. Mais tout a subitement changé pour lui l’année dernière avec le naufrage critique et commercial du très décevant Indian 2, enfer de production qui durait depuis 2019. Le tournage a été si long que le cinéaste indien a eu le temps de lancer en parallèle le projet Game Changer dès 2021.
On peut légitimement penser que ce nouveau long-métrage était surtout l’occasion pour S. Shankar de se consacrer à un projet moins chaotique et plus simple à gérer. La simplicité reste cependant relative. Comme à son habitude, le réalisateur mise sur un film à très gros budget – quelque part autour des 50 millions de dollars d’après plusieurs sources. Comme la plupart des super-productions indiennes récentes, Game Changer met en scène des stars de tout le pays afin d’attirer un plus large public. Réunion du cinéma télougou, tamoul et hindi, on est sur un véritable projet pan-indien.
Du classique Indian à Mudhalvan en passant par Anniyan, le cinéma de S. Shankar a toujours été résolument politique. Ce nouveau long-métrage n’y fait pas exception puisqu’on y suit le parcours tumultueux d’un héros valeureux en lutte contre la corruption du système politique indien. Entre les conspirations en interne, les élections truquées et plus largement le crime en col blanc, Game Changer suit la formule classique du cinéaste. On le sent bien plus à l’aise et cohérent ici que sur Indian 2 qui transformait maladroitement son cinéma populaire en tribune populiste et réactionnaire.
Un des ingrédients essentiels à la relative réussite du long-métrage se trouve indéniablement du côté du casting. En effet, S. Shankar peut largement remercier l’acteur Ram Charan pour sa performance intense et son charisme magnétique. La star de l’inoubliable RRR retrouve ici un rôle de héros courageux prêt à faire plier un système qui écrase le peuple. Face à lui, le talentueux S. J. Suryah comprend parfaitement qu’on attend de lui un antagoniste cartoonesque et s’adapte à un surjeu étonnamment convaincant.
AU SUD RIEN DE NOUVEAU
S’il nous prouve bel et bien que le projet Indian 2 était un accident industriel, Game Changer ne nous rassure pas totalement sur les capacités de son cinéaste à suivre l’évolution rapide du cinéma populaire indien. À de nombreuses reprises, S. Shankar semble enfermé dans sa formule vieillissante. L’homme que l’on sait capable de séquences absolument prodigieuses du niveau de 2.0 et I se contente ici de recycler des combats convenus et sans dynamisme.
Dans ses moments censés être spectaculaires, le film peine à proposer autre chose que des ralentis sans créativité et une utilisation gratuite du mocobot. Difficile de tenir la comparaison quand Prashanth Neel, S. S. Rajamouli ou encore Atlee ont repoussé les limites du spectacle à l’indienne ces dernières années. Si on pouvait lui pardonner des effets numériques inégaux à une époque, là encore la hausse considérable des moyens dont disposent les blockbusters indiens nous a prouvé que des techniciens plus compétents peuvent mieux faire.
Même constat lorsqu’il s’agit de réinventer la formule du masala à l’ancienne. S. Shankar semble par exemple se forcer à inclure l’éternel personnage secondaire à visée comique, plus par habitude que par conviction. Dans ce rôle ingrat, l’acteur Sunil semble regretter le parrain machiavélique qu’il incarne dans la saga Pushpa. Cet humour mal dosé empiète grandement sur le rythme de la première heure.
Mais l’enjeu le plus important pour le cinéma de S. Shankar semble être celui de renouveler son propos. À l’heure où son ancien élève Atlee nous livre d’immenses blockbusters politiques comme Jawan, au moment où le cinéma tamoul nous a offert des claques artistiques et militantes comme Jigarthanda Double X, comment peut-on être impressionné par le discours générique de Game Changer ? Au-delà de son concept visant à dire que la corruption c’est mal, le réalisateur peine à proposer une réflexion plus poussée.
UN NOUVEL ESPOIR
Malgré ses limites évidentes, Game Changer nous donne cependant plusieurs raisons d’espérer le retour en grâce de son cinéaste. Parce qu’au milieu d’un film confus, on perçoit de véritables fulgurances qui viennent nous rappeler l’immense cinéaste qu’a été et que peut toujours être S. Shankar. On retrouve son goût pour les expérimentations visuelles et techniques. Il nous rappelle également cette aisance avec laquelle il peut subitement nous émouvoir et basculer d’un registre à l’autre.
Difficile d’évoquer les points positifs du long-métrage sans aborder l’incroyable flashback en milieu de récit. Ce segment est tellement réussi qu’on regrette qu’il ne soit pas le sujet principal du film. Les enjeux dramatiques fonctionnent, le propos politique est bien plus subtil et les personnages sont immédiatement attachants. Il s’agit probablement de la trace la plus évidente de Karthik Subbaraj à l’écriture avant que Shankar ne réadapte le scénario. Afin de suivre le rythme, le cinéaste pourrait d’ailleurs sérieusement envisager de se contenter de la mise en scène en se reposant sur des scénaristes jeunes et talentueux.
Autre piste intéressante du long-métrage, Game Changer surprend par sa façon de mettre en scène un héros qui rejette sa propre agressivité et lutte contre sa colère. En pleine explosion du cinéma indien ultra-violent façon Kill, Marco ou Animal, il y a quelque chose de rafraichissant à voir un protagoniste qui veut triompher sans violence.
Bien évidemment, ce choix narratif peut sembler frustrant tant l’action est peu présente pour un blockbuster d’une telle ampleur. Mais c’est probablement l’idée la mieux exploitée du film. La surenchère constante de violence du cinéma populaire indien se heurtera forcément à une limite dans les années à venir. En ce sens, le héros de Game Changer est étrangement anachronique. Il semble à la fois appartenir au passé et souhaiter un meilleur futur.