Retour vers tous les temps
Les premières minutes de Here suffisent pour percevoir le vertige de son dispositif. Ce que nous propose Robert Zemeckis, c’est un unique plan fixe, une fenêtre sur le monde qui choisit d’encapsuler une parcelle d’espace et de temps. Ce bout de terre, d’abord frappé durant la Préhistoire par l’astéroïde qui a annihilé les dinosaures, accueille les fondations d’une maison, et avec elle les nombreuses générations qui vont y vivre au cours des siècles.
Mais le réalisateur ne se contente pas de faire de son film une sorte de timelapse narratif. Au contraire, tout est dans la superposition des images et des temporalités, qui s’entrelacent par bribes dans des surcadrages. Ce collage permanent des corps et des objets défie la linéarité du temps, et définit à sa manière des suites de causes et de conséquences, comme autant de traces vouées à s’effacer de manière inévitable.
Si Zemeckis puise dans cette méthodologie un storytelling efficace, faits de va-et-vient et de connexions savoureuses (ce raccord impromptu entre un toit qui fuit et les eaux perdues d’une femme enceinte), ces petits morceaux de quotidien cherchent toujours la mise en valeur du banal, y compris lors de discussions ou d’événements majeurs pour les personnages. La mort peut frapper sans prévenir, un père peut se confier sur son expérience taboue de la guerre, tandis qu’un autre explique à son enfant noir comment agir si un policier l’arrête.
Quoi qu’il en soit, la caméra de Zemeckis reste imperturbable, comme ce temps qu’il matérialise dans son avancée inéluctable. On comprend alors pourquoi Here rassemble de nouveau l’équipe de Forrest Gump, entre le scénario d’Eric Roth et la présence de Tom Hanks et Robin Wright en tant que cœur émotionnel du long-métrage.
Là où le personnage de Forrest raccordait la petite histoire à la grande, sans jamais pleinement se rendre compte des événements, ceux de Here passent parfois à côté de moments faussement anodins, ceux-là même qui viennent nous hanter plus tard, et dont on regrette de ne pas avoir prêté suffisamment attention. On ne peut pas tout immortaliser, et c’est le paradoxe d’un film qui a, lui, ce luxe, tout en montrant Paul Bettany (merveilleux en patriarche vieille école mais attachant) s’agripper dès que possible à ses appareils photo.
Car c’est le temps qui court, Forrest
“Le temps file”, comme le répètent régulièrement les protagonistes, et d’une simple transition numérique, un visage peut vieillir ou rajeunir. Zemeckis profite de son concept hors norme pour pousser dans ses retranchements expérimentaux sa mallette de chimiste technophile (surtout en ce qui concerne le de-aging), mais il le fait plus que jamais au service de ses obsessions. Dans cette course éperdue – et perdue d’avance – face à un temps que même une DoLorean ne peut pas combattre, il est surtout question du modèle américain, et des passages obligés de vies coincées dans le normativisme.
Comment les passions et les rêves s’effacent au profit d’une carrière confortable ? Comment les concessions du couple engendrent du non-dit et du ressentiment ? Comprenant qu’il est trop tard pour rattraper ce temps perdu, Richard (Hanks, évidemment parfait) prononce à sa femme Margaret (Wright, dans l’un de ses plus beaux rôles récents) cette phrase aussi tragique que magnifique : “Je pensais que l’inquiétude empêcherait les malheurs d’arriver”.
L’espace fermé de Here retranscrit à sa manière toutes les contradictions d’une société où le goût du risque, la soif d’innovation et d’entrepreneuriat (illustrés par un aviateur chevronné du début du XXe siècle et un inventeur des années 40) sont constamment stoppés par ce fantasme d’une famille bien rangée. Le traumatisme générationnel de la Seconde Guerre mondiale est passé par là, mais façonne aussi les évolutions des mœurs que Zemeckis s’est toujours plu à filmer (on pense ici à ces Thanksgiving chaotiques, aux airs de parodie de Norman Rockwell).
Bien sûr, le réalisateur ne se met pas à rejeter non plus ce rêve américain et ses images d’Epinal, dont il puise un sentimentalisme que ses détracteurs lui reprocheront sans doute. Pourtant, c’est bien par sa manière d’accumuler ses saynètes anti-spectaculaires que Here dévaste, alors que la dégénérescence des corps s’attaque à cette mémoire que le film cherche tant à préserver.
Nature vivante
Comme souvent avec le réalisateur de Beowulf, l’émotion passe d’ailleurs par l’aspect ludique de sa démarche, par cette tentative d’expérimentation sans bornes, qui s’amuse même à repousser la grammaire établie dans ses premières minutes. On en vient à excuser les manquements du résultat final, en particulier du côté de ses intrigues secondaires avec des natifs américains ou Benjamin Franklin, finalement très superficielles. Malgré l’ampleur de sa fresque spatio-temporelle, le cinéaste s’intéresse avant tout à la famille de Richard, des années 40 à aujourd’hui.
Et au fond, c’est dans cette chronique que réside la force de frappe inattendue du long-métrage. Dans cette maison familiale qui donne sur la rue, on perçoit en premier lieu les changements de décoration, de mobilier et de technologie comme autant de marqueurs temporels identifiés. Une lampe, une télé, un canapé, un téléphone… c’est par les objets du quotidien que se définissent l’époque et la vie des personnages.
C’est avec ces touches de banal – on y revient – que se raconte l’histoire de Here. Si le terme a des allures péjoratives, la peinture a tiré de ce même aspect négatif le mot rhyparographie, pour désigner des représentations d’objets ordinaires, voire méprisables, par rapport aux sujets dits « nobles ». Depuis, on préfère employer l’expression “nature morte” pour souligner la puissance symbolique de ces éléments qui nous entourent.
Mais même là, le choix des mots a ses limites, tant la matière filmique de Robert Zemeckis a rarement paru aussi vivante. À moins qu’on ne lui préfère son équivalent anglais, parfait pour résumer la prouesse artistique de Here : Still Life.
J’ai tout aimé dans ce film. La réalisation, d’une précision remarquable, et la préparation, qui a sans doute représenté un véritable casse-tête, sont exemplaires. La musique sublime l’ensemble, le jeu des acteurs est d’une justesse saisissante, et l’émotion est omniprésente.
Comme à son habitude, Robert Zemeckis parvient à rendre les effets spéciaux presque invisibles, intégrés avec une maîtrise telle qu’ils servent uniquement l’histoire, jamais le spectacle gratuit.
Il est profondément regrettable que ce film passe inaperçu. J’espère qu’il obtiendra malgré tout la reconnaissance qu’il mérite dans quelques cérémonies prestigieuses, ne serait-ce que pour attirer davantage l’attention sur cette œuvre qui mérite d’être découverte par un plus large public.
Totalement d’accord. Une expérience quasi jamais vu et tellement bien rythmé. Le concept m’as totalement retourné lorsqu’on se rend compte où Zemeckis veux en venir avec ses superposition temporelles. Par exemple lorsque le père vieux crois entendre sa femme décédé qui est en fait un écho du passé représenté visuellement sous nos yeux dans la même image. C’est brillant.
Le rapport au temps du film m’as beaucoup fait pensé, dans un autre registre, a A Ghost story. Un autre film sur le temps vertigineux dont je je me suis toujours pas remis tellement je l’ai trouvé grandiose.
And here we… don’t go !
–
Il y a une règle non écrite chez Robert Zemeckis, qui concerne le groupe de films qu’il réalise ponctuellement avec Tom Hanks… au final ce sont aussi les plus sirupeux, americano-gnan-gnan et mous du duo (trio si on compte Alan Silvestri et sa musique dégoulinante).
Ce film fait bien partie de cette catégorie, vendu également sur la nostalgie de « Forrest Gump » en organisant la réunion avec Robin Wright et le scénariste Eric Roth, en remplaçant la plume par un colibri, avec en plus un sous-titre francais bien guimauve…
Et en prenant le concept un peu à l’envers puisque là, on n’a pas un personnage qui traverse l’histoire de l’Amérique et ses métamorphoses, tout en ne changeant quasiment pas, lui…
Non cette fois Zemeckis fait traverser le Temps (comme à son habitude) à plusieurs familles, dont une en particulier qui correspond à peu près à sa génération… mais sans que le point de vue les observant ne bouge – c’était presque pareil dans « Seul au monde », où Hanks évoluait mentalement et physiquement, en autarcie sur une île sans âge.
–
Adapté du roman graphique éponyme (créé aussi à travers le temps, de 1989 à 2014) de Richard McGuire, l’intérêt de ce film est moins dans sa performance numérique, qui rajeunit les visages de Hanks et Wright grâce à un dispositif (Metaphysic Live) utilisant l’IA, au moment même du tournage… Évidemment ça permet de gagner du temps, avec surement quelques petites corrections en post-production. Mais les acteurs ne ressuscitent pas vraiment une époque, où ils étaient plus véloces et pas encore filmés en numérique. Ce sont d’autres personnages qu’ils interprètent, pas eux.
C’est surtout son dispositif en plan fixe qui prédomine pendant tout le long-métrage… Donc avec l’idée de revenir aux origines du Cinéma, quand les films pré traveling ne présentaient qu’un plan quasi frontal d’une action, où le mystère pouvait résider dans le hors-champ, et la surprise lorsque quelque chose surgit dans le cadre via ce même hors-champ.
Pour cela le film utilise la même idée que la bande-dessinée, c’est à dire multiplier les cadres dans le cadre, dans lesquels surgissent diverses linéarités temporelles, via une personne, ou un simple accessoire ou élément de décor. Se superposant et se répondant avec un écart allant d’une poignée de jours/mois/années, à des centaines, des milliers d’années, voir des millions (donc avant qu’une maison y soit construite). Faute d’avoir des mouvements de caméra, les transitions se font par ces cases (dignes de celles d’une BD justement) ou des fondus enchaînés… ce qui fait qu’on aura quand-même beaucoup de mouvement à l’écran.
–
Trop d’ailleurs ? Le passage plus ou moins anarchique d’une époque à l’autre se fait au détriment d’un autre cadre dans le cadre, fixe celui-là et peut-être le plus intéressant… c’est la baie vitrée du salon (quand nous sommes dans la maison), qui nous montre des bouts d’un monde extérieur, mais qu’on ne verra jamais une fois fondée l’Amérique – l’autre cadre étant une télévision dans le coin, et des toiles (pour des tableaux ou pour projeter un film… nostalgique).
Le fait d’orienter le regard du spectateur droit devant, du premier plan jusqu’à tout au fond, c’est une idée d’immersion que Zemeckis n’utilise peut-être pas assez.
Et pour tout ce qui se passe dehors, il n’y a que les personnages qui le vivent et qui en parlent. Par petites touches, sans aller jusqu’à enchaîner à foison les habituelles références à la marche du Monde (le genre de chose qu’on voit dans beaucoup de biopics ou films historiques… surtout depuis « Forrest Gump »).
Puisque le parti-pris de du scénario, c’est que tout est circonscrit au Foyer. C’est à dire à l’endroit où on est censé être en sécurité contrairement à l’extérieur, où on se réunit entre gens qui s’aiment, où rien de trop grave ne se passe sans que ça ne serve de leçon – il suffit que deux personnes tombent, pour qu’on puisse soigner un alcoolisme même pas violent… Et il suffit de faire une ellipse entre deux époques pour qu’un personnage se dise que « c’est fou, le temps passe trop vite ! ».
Plutôt didactique ça. Autant affirmer qu’on peut s’ennuyer copieusement dans ce film, parce que si Zemeckis dopait le scénario avec des grands drames, des très grosses disputes ou pire, ça ne serait pas un endroit où les personnages aimeraient vivre longtemps… Le contexte du doux Foyer peut ainsi se retourner contre la virtuosité du film, qui n’est alors jamais excitant.
Pour autant est-ce si « pépère » qu’on ne le croit ?
–
Parce que ce qui est le plus intéressant chez l’auteur Zemeckis, c’est quand il parle de l’Amérique à la fois comme un conservateur Et comme un satiriste, capable d’aller vers une certaine férocité (sexy), ou de l’amertume. Balancer Marty McFly dans le temps pour le chambouler, ou Philippe Petit sur le World Trade Center etc…
Là on se demande si le côté conservateur et cosy prend le pas sur la satire, son histoire (qu’il stoppe à notre époque présente et dont il limite les codes couleurs, contrairement à la BD) reposant sur une critique de l’immobilisme, au détriment du personnage de Tom Hanks, ne correspondant pas complètement aux « codes de l’homme américain » : lui et sa famille (les bien nommés Young) vivent avec ses parents sans avoir quitté le lieu de son enfance. Trois générations partageant longtemps un même toit faute de suffisamment de budget, excuse régulière pour ne pas s’engager à évoluer au delà de son horizon de prédilection – et créant ensuite un mal-être de plus en plus grand chez sa femme (d’ailleurs c’est le cas de presque toutes les épouses du film).
C’est assez inhabituel pour qu’on le prenne en compte, les autres familles que l’on croise étant dans une configuration plus classique « un patriarche, une femme, des enfants ». Mais répondant à la famille de Hanks, d’une façon pas toujours didactique, pour le coup : autant on comprend bien ce qui se raconte avec un clan de Natifs, autant on se demande de quoi veut parler Zemeckis avec les références à Benjamin Franklin ou bien ce père aviateur (la vocation ratée de Richard Young ?)… Autant cette famille afro-américaine semble trop vite insérée, pour montrer quelques interrogations plus sociétales (la scène du briefing aux contrôles policiers, exemple du danger extérieur ordinaire), autant le couple des années 40 est trop désinvolte, ne sert à rien… jusqu’à ce qu’on comprenne qu’avec son invention, le mari est indirectement responsable de la procrastination moderne.
–
Donc on alterne les dialogues trop faciles, et des idées plus cryptiques nous obligeant à extrapoler pour y trouver un sens quelconque…
Pendant ce temps, l’auteur remonte aux origines du Monde (de façon plus cruelle que Malickienne), accumule de nombreux « petits riens qui font un Grand Tout », souvent avec ironie (la manière dont s’annoncent certaines morts), fait pulluler les entrées et sorties de champ, joue quelques fois avec ce qui peut se passer dans le hors-champ (y a-t-il une entité plantée là depuis tout ce temps ?)…
Et ce qu’on peut éventuellement en déduire, c’est qu’on est dans l’équivalent d’une maison hantée (à moins que ça ne soit juste ce lieu), où tous les souvenirs et fantômes s’empilent, et où on peut enfin y distinguer une petite critique de l’idéal américain… celui que l’on aimerait atteindre, mais qui n’est pas si enviable que ça (Zemeckis et Bob Gale ont depuis raillé la version bourgeoise des McFly). On peut également considérer ce lieu comme une prison, dont on attend le moment de l’évasion finale.
Bref, des outils de mise en scène sophistiqués, au service d’un classique petit film dramatique. Qui trouve peut-être plus son intérêt quand il décante dans notre esprit, plutôt qu’au moment où on le regarde.
–
Le Here vous va si bien.
Ba didon ! Vu ce qui était partagé avant sur le film ici et là j’avais perdu espoir de revoir un bon film de notre ami Robert. Merci pour ces avis divergents qui donne plus qu’envie.
Complètement en phase avec cette critique, ce film ne mérite pas le bide qui va lui arriver !
J’en suis sorti en larmes. Une simple pirouette formelle, et nous voilà avec une des plus grandes scènes finales de tout Zemeckis !