ALMODÓVARIATION
Des années que Pedro Almodóvar flirte avec la langue anglaise, et surtout l’accent hollywoodien. Il avait refusé de réaliser Sister Act dans les années 90, et Le Secret de Brokeback Mountain au début des années 2000. Il était un temps attaché à Paperboy, finalement repris par Lee Daniels, avec Nicole Kidman blonde platine qui a un orgasme en public et pisse sur Zac Efron à la plage. Plus récemment, il avait failli diriger Cate Blanchett dans l’adaptation du livre A Manual for Cleaning Women.
A chaque fois, c’est la peur qui l’a dissuadé, notamment celle de gérer un long-métrage dans une langue étrangère. Il y était donc allé pas à pas, avec des courts-métrages d’une trentaine de minutes. D’abord La Voix humaine en 2020, une adaptation de Jean Cocteau avec Tilda Swinton, puis le western gay Strange Way of Life en 2023, avec Ethan Hawke et Pedro Pascal.
La Chambre d’à côté marque donc l’étape suivante, mais avec douceur : 1h47 en anglais, mais tournées largement en Espagne, avec peu d’interprètes et de décors ; deux grandes actrices estampillées Hollywood, mais dont le CV respire la curiosité non-hollywoodienne. Cette adaptation du livre Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez se place ainsi à la croisée des chemins dans la filmographie d’Almodóvar, déplaçant ses thématiques, ses couleurs et ses obsessions dans un nouveau monde, outre-Atlantique.
LA MORT VOUS VA SI BIENTÔT
Ce qui manque à La Chambre d’à côté est peut-être du temps, ce qui est ironique vu le sujet : la mort. En l’occurrence celle de Martha (Tilda Swinton), une photographe de guerre qui se sait condamnée par un cancer. Le hasard ou le destin remet sur sa route Ingrid (Julianne Moore), une vieille amie que la vie avait éloigné sans raison, et que la mort va ramener au plus près. Car Martha a besoin d’avoir quelqu’un dans « la chambre d’à côté », au moment où elle partira, à sa façon.
Le cinéaste va vite, peut-être un peu trop. Le souffle romanesque est là, mais en pointillé. Entre les flashbacks hallucinés (la maison en feu) et la dernière partie du récit (ce « retour » purement almodóvarien), il resserre le scope dans le temps et l’espace, comme pour enlever quelques fioritures de son cinéma d’ordinaire tourbillonnant. Peut-être parce qu’il regarde la mort particulièrement en face cette fois, après lui avoir donné des seconds rôles dans énormément de ses films. Ou peut-être parce qu’il avait besoin de rétrécir son territoire pour continuer à le contrôler en anglais.
![La Chambre d’à côté tilda swinton julianne moore](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2025/01/2wqynwass3cxjavonfutaz58xgt-630x354.jpg)
Dans tous les cas, il s’attache et s’accroche au principal : le face-à-face entre les deux femmes, ou plutôt entre elles et la mort. Il y a quelque chose de terriblement beau, dramatique et excessif dans la trajectoire d’Ingrid et Martha, entre l’écrivaine qui déballe sa peur terrible de la mort dès la première minute, et la condamnée qui parachève son apaisement ultime. Ce double mouvement là encore très almodóvarien, qui entrecroise les pulsions de vie pour donner du sens à cette chose insensée (la mortalité), est le cœur du film. Et de presque tous ses films, en fait.
Dans les scènes les plus anodines ou les discussions les plus profondes, Almodóvar laisse couler ses dialogues faussement simples pour capter comme à son habitude ce qui se cache de plus grand dans le plus intime. Et même si le réalisateur a transporté le plus gros de son univers (notamment la musique d’Alberto Iglesias, les costumes de Bina Daigeler, et même les cartons colorés si emblématique de ses génériques), il semble trouver une nouvelle impulsion. Plus discrète peut-être, plus apaisée aussi, mais qui complète à merveille sa filmographie.
![La Chambre d’à côté tilda swinton](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2025/01/al0ahs76bpril1e5vqbwoykunid-630x354.jpg)
À MOORE, GLOIRE ET BEAUTÉ
Bien sûr, Tilda Swinton est excellente. Sa voix, son phrasé, sa silhouette, la couleur de sa peau et ses cheveux qui contrastent avec les couleurs vives : rarement l’actrice aura semblé si lointaine, flottante et intense, comme si elle avait déjà un pied dans un autre monde. Mais c’est Julianne Moore qui tire son épingle du jeu, et c’est dire à quel point elle est merveilleuse.
Il y a un an, elle brillait déjà d’un éclat tout particulier dans le passionnant May December de Todd Haynes, où elle incarnait une douce prédatrice, cachée dans une forteresse impénétrable. Rien à voir avec son rôle dans La Chambre d’à côté, profondément fragile, sensible et doux. Mais il y a un point commun : dans les deux cas, l’actrice démontre avec une tranquillité sensationnelle sa capacité à se transformer.
![La Chambre d’à côté julianne moore](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2025/01/crdtl2aqmlb2ae9jmtucfsmmwx4-630x354.jpg)
Encore une fois, Julianne Moore semble rire, sourire, bouger et pleurer d’une manière nouvelle, comme si son corps était un puzzle réarrangé à chaque fois qu’elle était dans les bonnes conditions – un rôle, un scénario, un.e cinéaste. La Chambre d’à côté est l’un de ses plus beaux rôles, qu’elle habite jusque dans les plus petits détails, particulièrement dans sa posture, son écoute et ses silences, loin des démonstrations de force. Exemple : la déflagration silencieuse de ce moment où elle pense que son amie est morte. C’est probablement la 83ème fois qu’elle joue une scène si dramatique dans un film, mais c’est comme si c’était la première.
Là réside toute la magie d’une rencontre entre de si grands artistes. Tout le monde semble se réinventer, se réaligner, se dévoiler une nouvelle fois. Et c’est d’autant plus beau que Pedro Almodóvar avait écrit ce film pour Tilda Swinton, et qu’ils ont cherché ensemble l’autre actrice. Ils racontent qu’ils ont chacun envoyé leur idée à l’autre, et que leurs mails se sont croisés avec le même nom : Julianne Moore. C’est ce qu’on appelle un alignement parfait des étoiles.
![La Chambre d’à côté](https://www.ecranlarge.com/content/uploads/2025/01/9d53ba520423b0b6dc500e615cf8d09e-630x840.webp)