L’AMOUR OUF DU CINÉMA
Gilles Lellouche a cité Scorsese, Tarantino, Outsiders et West Side Story parmi ses références, mais c’est peut-être du côté de Jean-Jacques Beinex qu’il faut aller regarder. Parce qu’il partage avec le réalisateur de Diva, La Lune dans le caniveau et 37,2° le matin cet amour du « trop » : personnages trop fous, univers trop bariolés, émotions trop exaltées, effets trop appuyés. Films trop longs aussi, où la barre des deux heures est largement franchie, au grand dam de celles et ceux qui n’aiment pas.
Dans ces univers faits de coups de cœur et de sang, les gens s’aiment et meurent comme au cinéma, dans de grands mouvements épiques et romanesques. Tout sonne un peu faux, car trop écrit, trop éclairé, trop joué. Mais à condition de tomber dedans, il y a quelque chose de vraiment spécial qui s’y passe.
C’est le troisième film du réalisateur Gilles Lellouche, sans compter son segment dans Les Infidèles. Mais L’Amour ouf n’a plus grand-chose à voir avec Narco (co-réalisé avec Tristan Aurouet) et Le Grand Bain. Avec la fougue un peu folle d’un cinéaste qui débute mais les moyens très confortables d’un acteur installé, il a décroché une équipe en or, devant et derrière la caméra, et un budget de 35 millions d’euros. C’est peut-être trop, mais L’Amour ouf déborde d’un appétit de cinéma qui donne envie de l’aimer.
AMOUR, GLOIRE ET CULOTTÉ
L’Amour ouf pourrait tout aussi bien être un glossaire des techniques de cinéma tant tout y passe. Les travellings, les ralentis, les subjectifs, les plans-séquences, le hors-champ, les lumières irréalistes, les axes sensationnels, sans oublier les caméras à l’endroit et à l’envers, accrochées à une portière ou un carton de déménagement… Gilles Lellouche a dépensé sans compter avec son directeur de la photographie Laurent Tangy (Le Grand Bain, L‘Événement, La French, Bac Nord).
Avec L’Amour ouf, le réalisateur a voulu faire tous les films. Un film d’amour où les gens dansent et se (re)trouvent autour d’une éclipse de soleil, un film de gangsters où les gens se tirent dessus entre un braquage et un règlement de compte, un film tragique où les gens se ratent et se rappellent dans des cabines téléphoniques, un film comique avec le numéro de Jean-Pascal Zadi.
Cet appétit vorace est tellement assumé que Gilles Lellouche et ses co-scénaristes Audrey Diwan (réalisatrice de L’Événement et Emmanuelle version 2024), Ahmed Hamidi et Julien Lambroschini (tous deux présents sur Le Grand Bain) ont carrément intégré une fausse fin, et donné à leur protagoniste le super-pouvoir de changer le cours des événements – à la Cours Lola, cours, en quelque sorte.
L’Amour ouf essaye aussi de capter le plus insaisissable : le temps qui file entre les doigts alors que le cœur refuse d’avancer. C’est peut-être là sa plus grande audace, puisque le film est découpé en deux parties. Bien avant que François Civil et Adèle Exarchopoulos n’entrent en scène, le film s’accroche aux jeunes Clotaire et Jackie, incarnés par les excellents Malik Frikah et Mallory Wanecque.
Ce n’est ni une intro, ni un détail : c’est la grosse première partie du film, celle qui compte le plus puisqu’elle scelle les destins. Loin de l’évidence confortable du duo-star, qui arrive beaucoup plus tard, L’Amour ouf se concentre sur ces visages neufs, pages blanches d’une romance ado mi-douce mi-violente qui reste la meilleure note d’intention du film.
L’AMOUR DURE TROIS HEURES (PRESQUE)
L’Amour ouf est peut-être censé démarrer « pour de vrai » avec l’arrivée d’Adèle Exarchopoulos et François Civil, mais en réalité c’est là qu’il commencer à bégayer. L’ellipse change les corps et les règles du jeu, et le film a non seulement la lourde de tâche de presque repartir à zéro, mais il doit en plus enquiller les péripéties spectaculaires.
A ce stade, les personnages auraient pu être perdus dans le rouleau-compresseur de L’Amour ouf, aussi bien dans la narration (qui n’a d’autre choix que d’accélérer à plusieurs endroits, par exemple avec le personnage de Vincent Lacoste) que dans la mise en scène (notamment parce que Gilles Lellouche tient à plusieurs effets en miroir). Mais c’était sans compter sur des instants de grâce, qui viennent régulièrement recentrer les émotions.
Il suffit d’une scène bouleversante avec le père de l’héroïne (Alain Chabat, évidemment parfait) ou la mère du héros (Elodie Bouchez, évidemment parfaite) pour remettre l’accent sur les paroles parmi les bruits. Il suffit d’une scène tétanisante de violence dans une cabine téléphonique (Vincent Lacoste, terriblement bien casté en gringalet taré) pour replacer du réel dans le romanesque. Et il suffit d’un moment de retrouvailles absurde dans un hôpital pour confirmer les étincelles entre Adèle Exarchopoulos et François Civil.
Il y a un petit cœur vibrant dans ce grand chaos théâtral et c’est souvent dans les interstices, entre les grands moments de spectacle, que L’Amour ouf touche dans le mille.
Le film marche sur une corde raide, entre le magique et le grossier, et il prend le risque de s’essouffler à force de courir sans savoir où s’arrêter – il y a au moins deux ou trois moments qui auraient fait de belles fins.
Alors oui, L’Amour ouf aurait pu s’arrêter plus tôt et plus vite. Il aurait pu faire moins de bruit et moins gigoter. Il aurait pu être mille autres choses que ce récit de 2h40 sous forme de feu d’artifice pétaradant. Mais en l’état et entre ses trébuchements, il accomplit quelque chose de rare : ne ressembler à quasiment rien d’autre, et envoyer quelques belles décharges électriques d’émotion de cinéma.
Addendum :
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Les belles et sauvages Mallory Wanecque/Adèle Exarchopoulos, et les bêtes skins Malik Frikah/François Civil, dans un film passionné qui, s’il n’y avait pas un bon embouteillage de films importants, pourrait être un équivalent du « Grand Bleu » pour une nouvelle génération… Mais en Rouge.
Et donc un peu pris de haut par la Critique, pour une question de maniérisme, d’ambition aussi naïve que egotique chez Gilles Lellouche.
Pourtant il y a bien derrière la marque d’un auteur, qui sait ce qu’il a envie de raconter depuis des années : les gens emprisonnés dans leurs conditions, souvent dictées par autrui. Et comment ils peuvent essayer de s’en extraire, juste un peu, jamais totalement.
« Narco » le traitait par le biais de la célébrité…
« Le Grand Bain » par l’effort collectif…
« L’Amour ouf » lui commence par le romantisme, puis le rejette, prend un chemin de traverse criminel, et y revient enfin avec une maturité émergente (les deux personnages restent encore bien jeunes).
Tout ça avec une grande brutalité
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SPOILERS
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Ainsi c’est par ses actes de violence les plus forts que Clotaire va se métamorphoser. Pas dans sa vie ordinaire – son père ne le frappe pas à tout bout de champ, seulement en réaction à ses bêtises destructrices, donc on ne peut affirmer que c’est lui qui est à l’origine du mal…
Mais c’est plutôt à chaque événement inattendu que la solution violente qu’il choisit devenant un marqueur évolutif : c’est à cause d’une bagarre sanglante que Jackie (fascinée car ayant été marquée par la mort) et lui ont le vrai coup de foudre…
C’est parce qu’il a subi un tabassage en forme de punition, contre lequel il se révolte tout de suite et contre-attaque salement, que Clotaire prend une autre voie et s’éloigne de ceux qu’il aime (Jackie et Lionel)…
C’est à la mort d’un convoyeur de fonds qu’on voit les limites de Clotaire (il rejette bien le meurtre), le choix qui en résulte l’amenant encore sur une autre voie qui ne lui profitera pas…
C’est à cause d’une vengeance, réminiscence de la scène de tabassage, filmée ici en vue subjective comme dans un film de Serial Killer, et finalement écourtée, que des retrouvailles improbables ont lieu. Ainsi qu’une prise de pouvoir…
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Il y aura encore un autre cycle de vengeance qui va s’enclencher mais, un peu comme un Tarantino, se disant « rien à fiche de la destinée, je change le scénario en pleine route, c’est mon film après tout »…
C’est via Jackie que va se reporter le dernier acte de violence, salvateur cette fois, et ce sans que Clotaire ne soit le chevalier blanc. D’ailleurs aucun d’entre eux ne l’est.
Et bien sûr tout ça aurait pu s’arrêter devant la cabine téléphonique, en prenant le temps d’amener cette scène. Voir même en terminant avec la scène dansée vue à Cannes, ce qui aurait été très très beau.
Mais ça aurait voulu dire que les deux acteurs adultes n’auraient eu aucunes scènes communes avant la fin. Alors que l’enjeu c’est de les voir ensemble se parlant comme des adultes accomplis – il restera tout de même une scène de course sur la plage, comme un dernier sursaut enfantin qui leur a été jadis enlevé.
À la fin, ils sont arrivés au bout de chemin, apaisés enfin… Mais toujours prêts à se battre s’il le faut, ensemble cette fois.
Un bon couple fusionnel.
Bacio Nord.
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L’ambition de Gilles Lellouche est formidable : à partir du roman de Neville Thompson, faire un vrai Polar romantique, furieux et monumental, avec des acteurs stars capables de servir le film tout en restant chacun dans leurs styles. Coécrit avec Ahmed Hamidi et Audrey Diwan, nanti d’un gros budget et d’une durée non moins…
Autrement dit, un opus capable de susciter de la jalousie et/ou de l’incompréhension, notamment pour ceux qui n’ont pas compris tout de suite où on se trouvait… et qui ont cru qu’on serait bien dans une sorte de belle comédie musicale, avec juste assez de drama. Alors que le film est bien plus dur que ça, et s’est en fin de compte reformaté pour ne garder qu’une seule performance dansée (et quelle performance !).
Car d’abord il y a la scène introductive (c’est toujours là que Lellouche réalisateur donne sa note d’intention), qui exhale du « Guerriers de la nuit » de Walter Hill, ainsi que de la pure bande-dessinée.
Donnant donc le ton du film, du point de vue de l’énergie surtout, peut-être moins de la tragédie… et c’est sur ce dernier point que va se construire l’enjeu du scénario :
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Comme toujours chez Lellouche, tout va être question de mouvements contradictoires, espérant ici casser la dynamique néfaste du premier personnage principal, Clotaire (oui même les personnages rient de ce prénom) : introduit enfant avec un simili costume de Superman, il est ainsi une créature, littéralement aux deux visages (la superposition du vert et du rouge au début), bientôt bardé de bleus ou de cicatrices, à la puissance illimitée mais incapable de la canaliser. Et donc multipliant les conneries destructrices – en fait, tout se fait casser et tabasser dans ce film. Une projection, fantasmée et anarchiste, du Gilles Lellouche de cette époque. Lequel ne semble s’être jamais remis de l’esthétique, de la musique et de la mode de sa jeunesse – on retrouve ça à chacun de ses nouveaux opus, à la BO superbe.
Ne pas compter sur les darons dans cette histoire pour encourager dans la bonne voie, car les figures d’autorité dans cette ville fictive du Nord suivent les mêmes lignes comportementales respectives, incapables d’évoluer – tels pères, rude et taiseux (Karim Leklou, à la Blier), ou gaga de sa fille et un peu lunaire (Alain Chabat, tel qu’en lui-même), ou corrupteur et lâche (Benoît Poelvoorde, tel que etc)…
Les potes et frères non plus, qui sont des suiveurs mais fidèles et drôles – Jean-Pascal Zadi et Raphaël Quenard, qui font leur numéro sans se limiter à de la simple désinvolture.
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Comme dans toutes ces histoires, ce sont des femmes, plus fluides, qu’ont besoin les têtes brûlées… Pour se la remettre un peu à l’endroit.
Mais ça ne va pas se passer de manière si naïve qu’on l’aurait cru :
Car si Jackie est une fille plus intelligente et choyée par son papounet, il ne faut pas se faire d’idées préconçues… ce n’est pas une gentille princesse mais un personnage qui est lui-même pété de la tête, qui a subi une (re)naissance dans la violence.
Qui mieux qu’elle pour comprendre cet individu, à qui elle tient tête dès le début, jusqu’à sceller des liens forts… ou peut-être toxiques ? À part la mère de Clotaire (jolies apparitions de Élodie Bouchez), femme passive mais qui n’en pense pas moins, et qui sera une sorte de bonne fée à un moment crucial.
En attendant Lellouche raconte une jeunesse qui a la « la fièvre dans le sang », rapproche peu à peu deux êtres différemment impulsifs, lance une course-poursuite sur fond de A Forest de The Cure – et la coupe directe… parce que Jackie s’en fout, elle a déjà l’album.
Pas la première rupture de ton du film, donnant l’impression de muter régulièrement, de changer de genre comme des ados surexcités, jusqu’à flirter avec le Fantastique de conte de fée (des retrouvailles via un coffre de voiture par exemple)…
Si on s’accroche bien, on ne peut pas être désarçonné – mais surpris, oui.
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Par exemple on y cite ouvertement « West Side Story » (les amoureux deviennent seuls au monde), pour enchaîner sur un ballet où les corps s’ébattent en clair-obscur…
Chaque nouvelle scène étant conçue comme si c’était un tour de force formel, ou juste beau et galvanisant – les moments de bonheur entre amis, entre amants…
Toute la première partie étant entre les mains de la rusée Mallory Wanecque et du bondissant Malik Frikah, qui ont l’avantage d’être des visages nouveaux, débordants d’une énergie qui défie toute moralité. Puis le Polar mêlé à la lutte des classes reprend la main sur le Romantisme, et le film de changer de cadence et d’apparaître comme moins surprenant, plus conscient de la frontière entre le Bien et le Mal, plus classique. Toute cette histoire d’amour qui ne peut empêcher l’avilissement, puis la peine, puis les désillusions et les décisions drastiques etc, c’est très familier. Mais compensé par la virtuosité de Lellouche, ses idées de mise en scène, qui ne ralentissent jamais, elles. Un plaisir cinématographique, raccord avec l’identité baroque du film.
Le passage de relais avec Adèle Exarchopoulos et François Civil apparaît alors comme étonnant : ado, c’était le garçon qui avait une « gueule »… adulte c’est plutôt la fille qui en a une. Comme s’il y avait eu un transfert, l’influence d’un loser flamboyant.
Mais surtout ça devient l’histoire d’une maturité qui ne demande qu’à éclore, à condition que les deux soient enfin sur la même longueur d’ondes. Donc devant trouver chacun de leur côté un moyen de solder leur existence de soit-disant adultes épanouis – lui en chef de gang impitoyable, elle en épouse banalisée (avec un subtil Vincent Lacoste), soit deux extrêmes qui n’ont rien d’enviable.
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Œil cadré pile au milieu, travellings, plans-séquences, montages alternés, vues subjectives, caméras volantes, transitions oniriques, échanges de places, beaucoup de couleur rouge et de méchanceté (il faut oser titiller les spectateurs avec ça en 2024), et beaucoup de bastons…
Est-ce trop ? Faut-il bouder la démarche alors que la plupart des films (français ou non) ne font pas un quart de tout ça ?
Énormément généreux, le film ne laisse aucun répit tout en garantissant à ses acteurs des scènes touchantes, qui permettent de ne pas avoir l’impression d’être devant un truc simplement bourrin, égotique et déséquilibré (voir la version longue du « Grand Bain »).
Quand on a la justesse éternelle de Chabat, l’émotion à fleur de peau de Exarchopoulos, Civil qui retient ses poings, la musique de Jon Brion…
Et que l’œuvre assume jusqu’au bout sa facture de pure objet filmique, c’est à dire avec l’auteur s’autorisant même à contrecarrer le Destin (feu vert, tout est homogène). Et garder ainsi le contrôle absolu de la narration – non ce n’est pas une fausse fin, c’est juste une boucle qui est brisée (devenant donc une Spirale d’Archimède ?).
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Ne reste plus qu’un épilogue, dont la longueur semble elle aussi excessive, voir même un peu trop humble et terre-à-terre pour être honnête.
C’est un peu avant qu’il devait y avoir une scène de danse supplémentaire, qui pouvait être un très beau final à lui seul… mais Lellouche a décidé de surprendre encore en embrassant cette fameuse maturité, ramenant ses protagonistes à une taille humaine pendant quelques temps – la fameuse question : Est-ce qu’on peut, est-ce qu’on Doit changer qui on est ? Ou juste évoluer ?
Néanmoins, encore une fois, qu’on ne s’y trompe pas : c’est toujours l’histoire de deux fêlés du bulbe, impossibles à changer et qu’il ne vaut mieux pas dégoupiller… le tout dernier plan donnant même l’impression d’avoir assisté à l’origin story des Ringo et Yolanda de « Pulp Fiction ».
C’est sûr, on n’était pas loin de Tarantino…
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Il est fou afLellouche, il est fou.
j’y suis allée avec ma fille de 16 ans. J’ai adoré et bcp pleuré (mais ri aussi). Retour en arrière sur des musiques années 90 qui m’on rappelé mes premières boums. Tout est juste, avec peut-être quelques petits clichés en début de film. Les acteurs crèvent l’écran, nos 4 protagonistes mais aussi les parents. Mention spéciale à Alain Chabat, Elodie Bouchez et Vincent Lacoste. Il y a longtemps que je n’avais pas vu un aussi bon film. Respect à Gilles Lelouche. Un immense bravo.
Définitivement pas un film pour les pisse froids.
Les critiques presse me faisaient peur, je me suis laissé finalement convaincre par les critiques spectateurs.
Et j’ai bien eu raison. Salle parisienne comble et comblée hier soir avec applaudissements au générique.
Malgré ses défauts, j’ai adoré !
Mais rassurez-moi…
*SPOILER*
Toute la fin du film n’est qu un fantasme ? Une réalité alternative où tout finit bien ?! C’est pas possible que ça se termine de manière aussi positive non ??
100% d’accord avec cette critique. Film trop ambitieux, trop gourmand, et je n’aime pas le concept de la « fausse fin », mais c’est quand même une oeuvre cinématographique remarquable, où la virtuosité de la mise en scène n’est pas (que) de l’épate. Et ça en fait un film vraiment agréable à voir, et plutôt unique dans le cinéma français.
Le casting est particulièrement impressionnant de justesse, notamment les deux jeunes acteurs, absolument géniaux !