Poupées russes
“Sa vie symbolise bien les rebondissements de la seconde partie du XXe siècle”. C’est en ces termes qu’Emmanuel Carrère a résumé l’existence chaotique d’Edouard Limonov dans sa biographie de 2011 ; une phrase étonnamment synthétique pour un homme qui a été tour à tour écrivain, poète, exilé, majordome, dissident et créateur de parti politique.
Pas étonnant que Kirill Serebrennikov se soit jeté sur l’adaptation du livre pour en capter toute la dimension explosive. Il est clair que le cinéaste se reconnaît dans cette figure du chaos, qui reflète bien l’attraction-répulsion d’une bonne partie de la Russie pour son héritage soviétique.
A vrai dire, le réalisateur de Leto se complaît un peu trop dans la dimension sulfureuse de son projet, rempli de voix-off nihiliste et de misanthropie. Serebrennikov prend le risque de rendre son personnage antipathique, et Ben Wishaw soutient à merveille l’énergie électrique de cette boule de contradictions (au point qu’on lui pardonne l’accent un peu surfait).
La caméra a le bon ton de se concentrer sur le corps de son protagoniste, dont l’interprète souligne à chaque instant les paradoxes et les sautes d’humeur. Plus que la ballade rock annoncée, Limonov est surtout un film bipolaire, une œuvre du collage qui cherche en permanence la cassure, l’impossibilité d’une fluidité. Même au sein de plans-séquences ouvertement spectaculaires, il est surtout question d’une mosaïque sinueuse et hétérogène, où les gens et les années défilent au cours des événements qui bouleversent le monde (scène fabuleuse à la mise en scène théâtrale virtuose).

De gaucho à facho
C’est ce voyage bordélique qui fascine Serebrennikov, switchant de l’Ukraine des années 60 au New York des années 70 avant un retour en Europe dans les années 80, entre Paris et une URSS en fin de vie. Le résultat a parfois des airs de fiche Wikipédia romancée, et en même temps, son personnage n’en est que plus insaisissable. Son exil aux États-Unis se fait plus par ennui que par réelle conviction, et sa plume polémique semble assumer sa profonde envie de succès.
Si l’ensemble se montre régulièrement enivrant dans sa traduction d’un hédonisme fantasmé, il faut reconnaître que l’auteur de La Fièvre de Petrov ne va pas vraiment au bout de son concept. En se concentrant majoritairement sur la période new-yorkaise de Limonov, il passe un peu vite sur son retour en Russie et sur la fondation du Parti national-bolchévique en 1993, précurseur du néofascisme qui a gangréné le pays depuis. Il faudra également se contenter d’un carton final pour que soit évoqué son soutien à Vladimir Poutine en 2014 en ce qui concerne l’annexion de la Crimée.

Comment passe-t-on du dandy punk au crypto-fasciste ? Kirill Serebrennikov ne fait qu’effleurer la question, bien qu’on puisse comprendre d’un point de vue artistique cette retenue. Plutôt que d’asséner une interprétation sur l’itinéraire improbable de son intellectuel girouette, il voit cet homme aux mille vies comme un catalyseur politique, passé d’un extrême à l’autre par des petites touches impressionnistes.
Au contact de cette boussole cassée ressort tout le tiraillement historique du bloc de l’Est, entre ses espoirs et ses désillusions. Cette ballade, c’est peut-être en premier lieu celle d’un XXe siècle qui a tout tenté, tout expérimenté, avant de désespérer face à des politiques constamment bafouées et perverties. L’air de rien, dans le chaos de sa narration et de ses effets de style, Serebrennikov fait de chaque plan et de chaque séquence les pièces d’un puzzle à reconstituer : celui des origines d’un XXIe siècle qui ne sait plus où donner de la tête.
