Walk the line all over again
James Mangold, trop souvent considéré à tort comme un faiseur de luxe par ceux qui ont oublié la période Copland, a su mettre son talent au service d’histoires extrêmement variées au cours de sa carrière. Il a même su toucher à l’excellence plusieurs fois (comme ce fut encore le cas en 2019 avec Le Mans 66).
Mais il est vrai que le réalisateur semble avoir une appétence particulière pour les IP (propriétés intellectuelles) et les sujets préexistants qu’il sublime à sa manière, qu’on aime le résultat ou pas : 3h10 pour Yuma, Logan, Indiana Jones 5… Et quelle différence y a-t-il, finalement, entre s’approprier la figure d’un super-héros de la pop culture et s’approprier celle d’une icône de la musique ? Même historique à respecter, même apparence à reproduire au poil près, mêmes hordes de fans exigeants…
Pas étonnant que Mangold se soit déjà livré à l’exercice du biopic musical avec Walk the Line. L’ironie voudra d’ailleurs qu’il doive de nouveau faire intervenir Johnny Cash dans Un parfait Inconnu, cette fois-ci sous les traits de Boyd Holbrook et non pas de Joaquin Phœnix. Et une fois encore, Mangold prouve qu’il est capable de tirer son épingle du jeu même avec le sujet le plus casse-gueule. C’est vrai : quel vrai fan de Dylan pouvait souhaiter voir la vie du chanteur anticonformiste par excellence consignée dans la formule sage et insipide d’un énième biopic musical hollywoodien ?
Dit comme ça, sans doute très peu. Surtout après le chef-d’œuvre de Todd Haynes, I’m Not There, sorti en 2007, qui prenait le parti brillant de représenter Dylan à travers une multitude de facettes de sa personnalité. Chacune des facettes, incarnée par un acteur ou une actrice différent(e), était totalement romancée et ne donnait une idée de qui était Dylan que par association aux autres facettes, par effet de mosaïque.
Difficile de revenir à une formule classico-classique après une approche aussi juste (n’oublions pas non plus les deux documentaires réalisés par Martin Scorsese, No Direction Home en 2005 et Rolling Thunder Revue: A Bob Dylan Story en 2019), et pourtant, Mangold parvient à ne pas se casser la figure, chose à laquelle la personne qui écrit ces lignes ne croyait pas vraiment.
Another Side of Timothée Chalamet
Le réalisateur sait y faire et pense au-delà de la simple élégance de sa mise en scène. Les séquences de concert ou les scènes intimes sont logées à la même enseigne : la caméra va sans cesse chercher les regards révélateurs, les demi-sourires ou les larmes discrètes pour faire exister des personnages profondément humains dans une histoire bourrées d’icônes figées par leur propre légende. Les 2h20 du film se font à peine ressentir tant le rythme est efficace et les aléas de la vie de Dylan agencés pour donner une progression cohérente.
Devant la caméra, le casting excelle aussi. Même si les moult artifices pour faire croire que Timothée Chalamet ressemble à Dylan ou qu’Edward Norton ressemble à Pete Seeger peuvent sembler parfois un peu ridicules, les acteurs réussissent à les faire oublier en donnant corps à des personnalités crédibles, sensibles, émouvantes (et bien souvent tête-à-claque, parce qu’on parle quand même de Bob Dylan).
Chalamet surprend agréablement et dévoile une nouvelle facette de son jeu : derrière son imitation très scolaire de la voix nasillarde du chanteur, destinée à satisfaire l’obsession de la similitude exacte des biopics hollywoodiens, l’acteur vieillit son regard pour réussir à dégager l’énergie insolente et mélancolique d’un vrai Dylan. Toutes ses poses, tous ses silences, toutes ses hésitations sonnent particulièrement justes au-delà d’un bête mimétisme, et c’est déjà un gros pari de réussi pour le film.
Mention spéciale aussi à Monica Barbaro qui incarne une superbe Joan Baez charismatique et indépendante, et à Edward Norton qui a rarement été aussi touchant. De son côté, Elle Fanning est sans doute celle à qui le film donne le moins à manger (Mangold ne pouvant s’empêcher, çà et là, de tomber dans le cliché de la femme-tapisserie), ce qui ne l’empêche pas de s’acquitter brillamment de sa tâche dans son dernier dialogue, le meilleur du film.
Bref, c’est joli, c’est bien fichu, c’est bien interprété… En surface, il coche toutes les cases du biopic réussi. Mais c’est peut-être là qu’est le problème : un biopic réussi, tant qu’il demeure un biopic dans sa forme la plus classique, peut difficilement être un grand film, et Un parfait Inconnu ne déroge pas à la règle.
Un pas si parfait inconnu
Tout comme le livre qu’il adapte, Un parfait inconnu est censé raconter la transition de Dylan de la musique folk vers l’électrique. Mais en se concentrant davantage sur un enchaînements d’anecdotes plutôt que sur la question de la création artistique elle-même, le film tombe dans l’écueil de la page Wikipédia sophistiquée, et ne parvient pas à véritablement plonger dans l’esprit de son personnage.
Le sujet de l’évolution musicale se perd donc pour ne ressurgir qu’autour de quelques dialogues vers la fin du film, alors que tout le processus qui a amené Dylan à passer de la folk contestataire au rock anticonformiste aurait pu être particulièrement passionnant et profond.
Mais encore aurait-il fallu sortir du carcan du biopic hollywoodien pour s’autoriser une forme plus anticonformiste, elle aussi, et ainsi faire justice au personnage dylannien… Un peu comme l’avait fait I’m Not There en résumant toute cette transition musicale en une image lors de laquelle Bob Dylan-Cate Blanchett et son groupe dégainaient sur scène des mitraillettes pour fusiller métaphoriquement un public trahi dans ses attentes.
Le titre du film trahit d’ailleurs à lui tout seul cette incapacité à bien cerner son sujet, A Complete Unknown faisant référence aux paroles du tube Like a Rolling Stone, parlant donc à un public large (et c’est pourquoi l’avoir traduit pour le public français n’a aucun sens), mais faisant un contresens sur le chanteur qui n’a rien à voir avec le propos déprimant de la chanson. Quel dommage que le titre du livre d’Elijah Wald, Dylan goes electric, n’ait pas été conservé (parce que oui, un titre, ça compte, surtout quand il définit à ce point-là l’angle du récit).
Et à travers cette histoire donc faussée dans son approche, résumée à une liste de faits bien agencés, Un parfait inconnu fait la faute commise par tous les biopics de son style : miser sur la popularité d’un homme réel déjà connu du public plutôt que de s’appliquer à construire un personnage à part entière qui se suffirait à lui-même au sein d’un récit organique et authentique. C’était attendu, mais devant la qualité de la mise en scène et du casting, c’est d’autant plus dommage.