Rien que son nom, connu même de ceux qui ne l’ont jamais vu, suffit à convoquer tout un héritage. Érigé au rang de monument par les amateurs du genre et des cinéastes de renom comme François Truffaut, Jean-Luc Godard, Martin Scorsese, John Carpenter ou Quentin Tarantino, Rio Bravo incarne le western classique dans toute sa splendeur, mais représente aussi la quintessence du cinéma d’Howard Hawks, simple, humain.
John Wayne en shérif fatigué, Dean Martin en alcoolique implorant, Ricky Nelson en jeune pistolero arrogant de beauté, Walter Brennan en vieux grincheux adorable et Angie Dickinson en arnaqueuse troublante de sensualité, tous unis contre une bande de bandits véreux. On retourne à Rio Bravo pour une virée dans l’un des plus grands westerns de l’histoire du cinéma.
Bouge pas, j’m’en allume une et tu me racontes
L’AMÉRIQUE, LA VRAIE
À l’aube des années 60, ce que certains considèrent comme l’âge d’or touche à sa fin. Après les Delmer Daves, Raoul Walsh et Anthony Mann, auteurs d’oeuvres majeures comme La Flèche Brisée, La Charge Fantastique ou L’Appât, le western (et le cinéma en général), a muté, de sorte à pouvoir rivaliser avec la télévision, qui menace le système hollywoodien grâce à sa popularité.
Incarnation du mythe de l’Ouest américain, qu’il a défini et redéfini avec La Chevauchée Fantastique, La Poursuite Infernale, Le Massacre de Fort Apache ou encore La Prisonnière du Désert, John Ford enterrera symboliquement le western classique dans L’homme qui tua Liberty Valance en 1962, mais avant, Howard Hawks compte bien lui offrir un baroud d’honneur.
Après La Terre des Pharaons en 1955, son péplum pharaonique et premier échec commercial, le cinéaste se retire et voyage en Europe. Trois ans plus tard, il se lance dans la réalisation de Rio Bravo, son troisième western après La Rivière Rouge en 1948 et La Captive aux yeux clairs en 1952, qu’il conçoit comme un pur divertissement, en réponse au cinéma « intellectuel », en particulier à un autre western, qu’il déteste : Le Train sifflera 3 fois.
Dans le long-métrage réalisé par Fred Zinnerman en 1952, un sherif démissionnaire interprété par Gary Cooper apprend qu’un criminel qu’il a fait condamner arrive par le train pour se venger et cherche donc désespérement de l’aide auprès de ses adjoints et des habitants de la ville, qui l’abandonnent. Seule sa femme quaker lui prête main forte.
Écrit par Carl Foreman, le film est une allégorie évidente du maccarthysme et dénonce le traitement réservé à ceux qui étaient suspectés par la Commission des activités anti-américaines à Hollywood, qui avait notamment interrogé Foreman pendant la production du film et traqué le scénariste et le réalisateur.
Considérant qu’un tel film est incompatible avec le genre, Howard Hawks n’oubliera jamais de rappeler ce qu’il pense de Fred Zinnerman : « Je suis persuadé que le western ne relève pas de la compétence des psychanalystes ou des psychiatres. […] le charme principal du genre réside plus dans la façon dont le héros dégaine son revolver ou monte à cheval que dans sa description de sentiments qui seraient ceux des citadins modernes.«
John Wayne ira encore plus loin, déclarant dans les colonnes du numéro de Mai 1971 de Playboy que le film est « la chose la plus anti-américaine que j’ai vu de ma vie. La dernière image montre ce vieux Coop’ en train de poser le badge de marshall des États-Unis sous son pied et de le piétiner. Je ne regretterai jamais d’avoir contribué à faire virer Foreman du pays.«
Inscrit sur la fameuse liste noire d’Hollywood après son passage devant la Commission, Carl Foreman s’était exilé au Royaume-Uni, ayant refusé de dénoncer d’autres membres du Parti. Et osé reprendre ce bon vieux John Wayne en lui expliquant que Gary Cooper envoyait seulement son étoile au sol avant de s’en aller, amer, avec Grace Kelly.
Je m’en fiche, elle est à moi l’étoile maintenant
LE BON, L’IVROGNE ET L’ÉCLOPÉ
Ce chant du cygne du western contre l’individualisme et le cinéma des « grands sujets », Howard l’a écrit lui-même, comme il l’a révélé dans une interview pour Movietone News 54 en juin 1977 (Il a attribué le crédit à sa fille, Barbara Hawks McCampbell, qui a suggéré la dynamite dans la scène finale). Pour ce film américain pour les américains par les américains, Hawks se tourne bien évidemment vers John Wayne, qu’il a déjà dirigé dans La Rivière Rouge.
L’histoire est des plus traditionnelles : John T. Chance (John Wayne), un shérif qui tente de faire régner la loi comme il peut dans sa bourgade, doit résister au siège d’une bande de mercenaires engagés par Nathan Burnett, un riche propriétaire terrien, pour délivrer son frère, Joe, retenu dans la prison de la ville après avoir commis un meurtre. En plus de Stumpy, un vieillard boiteux et bougon terriblement attachant, d’autres l’aideront à faire face : Dude, un alcoolique notoire doué de la gâchette, Colorado, un jeune cow-boy aussi malin que bon tireur, et Feathers, une joueuse de cartes recherchée par les autorités.
Estimant que les westerns et les chanteurs sont les seuls à avoir du succès à la télévision, Hawks décide donc de faire un western avec des chanteurs, en l’occurence le crooner Dean Martin, qui s’était fait remarquer pour sa performance dans Le Bal des Maudits, et Ricky Nelson, appelé à la place d’un Elvis Presley trop gourmand et placé par la Warner dans l’espoir d’attirer le jeune public féminin (Hawks confiera plus tard que le jeune chanteur aurait rapporté plus d’un million de dollars à la Warner).
Recommandée par John Wayne lui-même, Angie Dickinson rejoint le casting, qui s’agrandit avec Ward Bond (son dernier film avant sa mort), Harry Carey Jr, dont les problèmes d’alcool sur le tournage lui vaudront d’être coupé au montage (mais quand même crédité au générique) et Waltern Brennan. Des acteurs qui ont tous tourné avec John Ford dans plusieurs de ses films (25 pour Ward Bond), mais qui sont aussi connus pour leur rôles à la télévision (dans La Grande Caravane pour Ward Bond et The Real McCoys pour Walter Brennan).
Stumpy, râleur invétéré qu’on ne peut qu’aimer
Contrairement aux Arthur Penn, Sam Peckinpah, Robert Aldrich, Sergio Leone et autres George Roy Hill, qui détourneront les codes du western pour encore mieux le réinventer dans La Horde Sauvage ou le merveilleux Butch Cassidy et le Kid, Howard Hawks, à l’inverse, assume son classicisme et les reprend fidèlement, du saloon à la rue déserte et obscure en passant par le shérif juste et sage, la partie de carte truquée et l’affrontement entre les gentils et les méchants.
Pas de grands espaces arides, d’incroyables chevauchées ou d’affrontements dantesques contre des Indiens. Aux antipodes des westerns d’aventure spectaculaires, la simplicité de l’oeuvre réside dans la conception théâtrale du récit. La réalisation, épurée, simpliste aux premiers abords, se met au service de la narration, des personnages et de ceux qui les interprètent. Avec cette caméra à hauteur d’homme, qui a fait sa réputation, Hawks capte les échanges, les émois, les doutes et se balade dans les intérieurs comme dans l’esprit de ses personnages avec une remarquable gestion de l’espace.
Colorado, une gueule d’ange qui cache bien son jeu
Les trajets à travers cette rue unique reliant les commerces se font le reflet du parcours des personnages et de leur évolu(ion, sociale et affective. La déchéance des Burnett, l’un enfermé, l’autre humilié par les agissements de son frère ; la lutte de Dude contre son alcoolisme et sa réputation d’ivrogne ; la vengeance de Colorado, plus sage et intelligent qu’il n’y paraît derrière ses airs prétentieux ou encore le jeu de séduction entre Feathers et Chance, désemparé face à la jeune femme, qui voudrait oublier son passé.
Derrière les clichés qui les définissent (Dude surnommé Borachon, « l’ivrogne » en espagnol, Stumpy qui se qualifie lui-même d’infirme, Feathers qui ne doit son nom qu’à ses boas de plume frivoles), Hawks dévoile l’humanité qui se cache chez ces laissés pour compte, exalte l’amitié, le courage et l’amour avec la peinture d’une communauté hétéroclite, authentique et profondément attendrissante.
Et si Rio Bravo s’articule essentiellement autour de scènes intimistes composées de dialogues brillamment écrits, Hawks s’attarde aussi sur le langage corporel, là où réside toute la tendresse et la subtilité du film. Chance qui porte une Feathers endormie jusqu’à sa chambre, les tremblements de Dude pendant qu’il roule une cigarette (et qui disparaissent pendant son sevrage) ou un baiser volé de Chance sur le crâne dégarni d’un Stumpy en manque d’affection.
Autant de détails qui accentuent les rapports entre les personnages et touchent en plein coeur, tout comme les notes discrètes et sublimes de Dimitri Tomkin, notamment sa composition du Deguello, qu’Ennio Moricone copiera pour Pour une poignée de dollars à la demande de Sergio Leone.
OUI, JE SUIS TON AMI
La première scène, à elle seule, est une merveille dans sa construction et sa mise en scène. Avec cette séquence dans laquelle il reproduit ce cinéma muet dont il a été un des artisans, Hawks surprend et prouve son efficacité en mettant en place les thématiques du récit à venir sans que la moindre parole ne soit prononcée. Le regard accusateur et pourtant bienveillant de Chance pour Dude, qui établit aussitôt leur relation, la tyrannie des plus riches face aux démunis, la loi des armes face à celle des Hommes, la rédemption de Dude par la justice.
Cette maîtrise se traduit également par le rythme. Alors que Le Train sifflera 3 fois était un compte à rebours presque en temps réel, Howard Hawks allonge son récit sur plusieurs jours, mais le suspend aussi, lors de cette scène d’introduction, d’une ronde de nuit au milieu de la rue, d’un interrogatoire à la tension insoutenable dans un bar ou pendant la communion d’un groupe d’amis qui entonnent « My Pony, My Rifle and Me » quelques heures avant d’affronter la mort.
Rio Bravo symbolise l’essence même du western classique, mais sa justesse et son charme tiennent aussi à son casting et cet équilibre qu’a trouvé Howard Hawks entre tous les genres qu’il glisse dans son film, western en vase clos, comédie théâtrale, drame existentiel et romance pittoresque.
Jamais meilleur que dans son rôle de shérif viril au coeur tendre, John Wayne tient sa figure de patriarche avec la droiture de l’homme le plus classe du monde, mais se retrouve ébranlé face à ce petit bout de femme de 25 ans qu’est Angie Dickinson, époustouflante devant un Big John gêné comme un vieux garçon face à ses sous-entendus érotiques.
Venu essentiellement pour pousser la chansonnette et rameuter du monde en salles, Ricky Nelson est une boule de charisme et de fraîcheur qui illumine la pellicule chaque fois que la caméra se pose sur lui, tandis que Dean Martin séduit autant par sa voix que par son jeu poignant. Après avoir été le compagnon de route attachant de James Stewart dans Je suis un aventurier, Walter Brennan récidive dans un rôle de vieux grognon effrayé par la solitude, auquel il est impossible de ne pas s’attacher.
Même si Rio Bravo est un succès commercial à sa sortie, rapportant plus de 5 millions de dollars, le deuxième plus gros de Howard Hawks, il devra attendre d’arriver en Europe et d’être porté par les critiques britanniques et françaises, dont les plumes des Cahiers du Cinéma et futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, pour être considéré et reconnu comme un grand western.
Le film aura ensuite une résonnance considérable, modelant et influençant le cinéma d’action et d’autres genres (John Carpenter admettra volontiers avoir pioché dans le film réalisé par Howard Hawks pour Assaut en 1976 et Ghost of Mars en 2001), mais aussi d’autres formes d’arts, comme la bande-dessinée, et pas n’importe laquelle.
Jean-Michel Charlier et Jean Giraud reprendront quasiment le scénario de Rio Bravo à l’identique pour celui du sixième tome de Blueberry, L’homme à l’étoile d’argent, publié en 1969, dans lequel Blueberry tient le rôle de John T. Chance et revient mettre de l’ordre dans la petite ville de Silver Creek, accompagné de Jimmy Mac Clure, un mélange entre Dude et Stumpy, et Miss Marsh en Feathers face aux frères Bass, des criminels historiques qui remplacent les frères Burnett.
Aujourd’hui, Rio Bravo a dépassé le statut de film culte, devenant, comme une évidence, un authentique chef-d’oeuvre et un des meilleurs et des plus grands westerns jamais produits. Un modèle du genre, mémorable. Et si John Carpenter l’a dit, c’est que c’est vrai.
Superbe critique Hocine 🙂
Rio Bravo est un western mythique, l’un des meilleurs films américains tout simplement. Je me souviens qu’il était rediffusé à plusieurs reprises à la télé, notamment durant les fêtes de fin d’année et autres jours fériés. C’est d’ailleurs à la télé que je le découvre pour la première fois. Je pense avoir découvert John Wayne avec ce film, sans être tout à fait sûr. En tout cas, c’est l’un de ceux qui m’avaient le plus marqué durant mon enfance et adolescence. Il y avait aussi Alamo et Hatari, parmi les films de John Wayne les plus rediffusés à la télé. Par la suite, j’ai eu l’occasion de voir Rio Bravo dans l’une des salles de cinéma du Quartier Latin à Paris, où il est régulièrement programmé.
L’histoire est toute simple, les acteurs sont tous fabuleux, l’ouverture du film est inoubliable et donne le ton.
La musique est tout aussi inoubliable, notamment le fameux air intitulé Deguello. Il y a également de beaux moments de comédie. Franchement, ce film n’a aucun défaut et doit probablement être étudié dans les écoles de cinéma.
Howard Hawks aurait fait ce film en réaction au western Le Train Sifflera Trois Fois de Fred Zinnemann, dans lequel Gary Cooper jouait un shérif qui demandait de l’aide pour affronter des bandits, qui étaient sur le point de revenir en ville. La supposée lâcheté de ce personnage de shérif aurait indigné Howard Hawks et lui aurait fait détester le film. Alors, dans Rio Bravo, Hawks fera jouer à John Wayne, un shérif qui refusera d’être aidé, alors que sa ville est comme en état de siège.
Soit dit en passant, Rio Bravo inspirera John Carpenter et son fameux film Assault on Precinct 13.
Quant à John Wayne, ses détracteurs ont souvent affirmé qu’il ne savait pas jouer. Il suffit pourtant de voir des films comme La Chevauchée Fantastique, La Rivière Rouge, La Charge Héroïque, L’Homme Tranquille, La Prisonnière du Désert, Rio Bravo, Alamo, L’Homme qui Tua Liberty Valance, True Grit, Le Dernier des Géants pour s’apercevoir qu’il savait très bien jouer lorsqu’il était bien dirigé. Et puis, quelle présence physique.