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Kids : le teen movie qui a scandalisé le monde et tout brûlé

Par Camille Vignes
4 novembre 2021
MAJ : 21 mai 2024
5 commentaires
Kids : photo, Chloë Sevigny, Rosario Dawson

Retour sur Kids de Larry Clark, ce monument du teen movie qui a choqué tout le monde, et décomplexé le genre. 

Avant de faire errer, skate sous les pieds, chemise ouverte et sous-vêtements apparents, l’adolescence américaine de New York, du Midwest, de la Floride ou de Californie, Larry Clark avait déjà montré toute sa fascination pour ce moment de transition avec plusieurs séries de photographies remarquées. Il avait aussi déjà fait quelques incartades loin de ses appareils photo, travaillant notamment avec Martin Scorsese et Gus Van Sant sur Taxi Driver (1976) et Drugstore Cowboy (1989).

Alors, lorsqu’en 1995 il présente son premier film, Kids, au Festival de Cannes ; lorsqu’il change de médium et de manière de raconter ses histoires, déroulant un récit dans le temps, sans le fixer en un point donné, la critique est emballée. Autant que le public est divisé devant ce spectacle sans filtre de salive, de sang, de gerbe de dialogues explicites, de violence et de viols. Quelque 26 ans plus tard, il était grand temps que nous parlions de Kids, ce monument polémique du teen movie qui a sans doute décomplexé le genre.

 

photo

 

LIBERTÉS CHERRY

Larry Clark pose donc ses caméras à New York, en 1995. Il les braque sur une première bande d’adolescents, Telly, Casper et d’autres petits mecs qui se la jouent gros bonhomme et qui zonent dans les rues de la grande pomme, sans parler de grand-chose d’autre que de leurs premiers émois (et de tout ce que cela charrie de fantasmes et d’envies mortifères, on y reviendra). Il filme aussi le pendant féminin de ce groupe, composé de Jennie, Rubie et d’autres adolescentes, qui racontent et subissent leurs éveils sexuels. En toile de fond, après le sexe, les errances et les soirées, c’est le VIH qui condamne brutalement certains adolescents.

1995, c’est la fin de la génération SIDA. Pourtant, derrière ses corps dénudés, obnubilés par le sexe et le langage du corps, Kids n’est pas une campagne de prévention contre le VIH, loin de là. Même s’il suinte par tous ses pores cette maladie, le film de Larry Clark n’est pas vraiment là pour éduquer les jeunes, ou leur montrer quoi faire, quoi enfiler ou comment se protéger. Il n’est pas là non plus pour faire la morale et déverser un discours sur ce qu’il fallait penser ou faire à l’époque, à la vue de toutes ces petites vies qui se décousent déjà.

Malgré toutes ces sécrétions corporelles et ces substances illicites, ces excès de langue et de salive, d’alcool et de drogues, Larry Clark n’a jamais l’air de dire : ferme ta braguette, range tes lèvres, ton nez, ton bras et au pire, mets une capote. Il ne le dit pas dans son ouverture quand Telly roule des grosses pelles et couche avec à cette (très) jeune fille. Il ne le dit pas non plus quand Jennie apprend qu’elle a le SIDA, dans ce petit bureau médical morbide. 

 

photo, Rosario DawsonPeut-être qu’ici, il y a peu de prévention

  

1995, c’est la fin de la génération SIDA. Et cette épidémie mortelle et massive, ce ne sont pas les adolescents de 15 ans de l’époque qui l’ont créée. Eux, ils ne font que subir les acquis de la génération précédente. Ils se prennent de plein fouet les libertés rêvées de Woodstock. Le sexe, la drogue et tous les excès n’ont plus rien de romantique, de libérateur ou de jubilatoire. Tout ça n’est plus qu’une arme insidieuse de destruction pour la jeunesse.

C’est cette histoire que Telly, Jennie et les autres kids de Larry Clark racontent. Celle d’une génération sacrifiée, perdue, sans but, à qui il ne reste plus que son skate pour voguer, vaille que vaille. Une génération sans repère qui paie l’aveuglement des jeunes d’avants. C’est cette réalité qu’il y a derrière, et qui laisse le spectateur seul face à ses pensées, sans vraiment donner de pistes de réflexion.

Avec une introduction pareille, on se rend bien compte qu’on est loin des teen movies classiques, des petits films légers qui parlent d’une époque grâce à des détours comiques, sulfureux et caricaturaux. On est loin aussi de ce que le cinéma récent adore : poser un regard nostalgique et lointain, naïf même, sur les revendications des générations précédentes. Kids est lourd, et rappelle sans cesse que, quoi que tu fasses, il y a toujours un prix à payer, beaucoup plus tragique pour certains que pour d’autres.

 

photo, Chloë SevignyChloë Sevigny, brillante de désespoir

 

CE N’EST PAS TA FAUTE, C’EST TON HÉRITAGE

La jeunesse de Larry Clark est complètement déconnectée de ce tissu social qui devrait la composer et la soutenir : dans Kids, pas de cours, pas d’école ou de sonneries, pas de parents si ce n’est en arrière plan, silencieux et inutiles, trop occupés en tout cas pour répondre au téléphone ou poser des limites… tantôt sans raison, tantôt le bébé au sein. Kids n’a pas les atours des monuments du genre, ou ces caractéristiques parfaitement ridicules qui ont rendu certains plaisirs coupables purement mythique (Lolita Malgré moiAmerican Pie…), mais même sans son grand et bel athlète, même sans sa pouffe blonde en mini-jupe ou son loubard tombeur, Kids reste définitivement un film sur l’adolescence.

Leo Fitzpatrick n’est pas ce qu’on peut qualifier de beau-gosse des couloirs du lycée, Chloë Sevigny a quelque chose de singulier dans sa silhouette. Et c’est l’une des plus belles réussites du film : l’adolescence qui se montre, c’est celle du tout venant, de la réunion entre copines passée à parler de ses premières fellations, du mal-être et de la dérive. C’est l’adolescence qui traîne, s’ennuie et se drogue, qui baise, et s’infecte. 

Quand la Cinémathèque française dit de Larry Clark qu’il est un « Héraut de la subculture américaine dans ce qu’elle a de plus cru et désespéré », il ne faut pas s’imaginer autre chose que des images, des paroles et une réalisation qui perturbent. À fortiori dans ce premier film, manifeste d’une oeuvre à cheval entre deux pellicules, l’une figée, l’autre en mouvement. L’artiste était déjà fasciné par l’adolescence dans ses photographies, et il montre cette fascination à un public plus large avec ce premier film. Il travaille le nu adolescent, éloigné de tout romantisme, abandonné à ses regrets. Cette dernière scène, post soirée, post alcool, drogue et viol, ponctuée d’un « Jésus-Christ, qu’avons-fait ? » dit tout sur ce qu’est l’adolescence vue par Larry Clark. 

  

photo, Justin PierceDésolé pour hier soir

 

Quand les repères ont volé en éclats et qu’il ne reste rien, si ce n’est des désillusions, à quoi bon courir après autre chose que la jouissance instantanée ? L’impatience de « l’avoir tout, et tout de suite » n’a plus rien de nouveau. Bien avant Instagram, les réseaux sociaux et l’information en continu, bien avant la Gen Z, Larry Clark montrait le sacrifice d’une génération, victime de l’histoire d’une société qui ne sait plus comment se satisfaire autrement qu’avec un fix, un taz, un médoc, ou un verre. Ces ados qui jouent aux adultes courent après ça, pendant tout le métrage, lui donnant un rythme effréné, éreintant.

Ça, on le retrouve dans SkinsThirteen, Euphoria ou We are who we are. Mais s’il existe aujourd’hui autant d’oeuvres différentes et déromantisées, les fondements de cette branche des teen movies ont été construits dans un climat de guérilla total. Derrière les allures documentaires de Kids, son image crue qui espionne parfois, et embrasse totalement la psyché adolescente, il y a ce mini budget de 1,5 million de dollars, qui ne permet pas de faire des folies, même en 1995. Un budget qui enracine l’image dans le réel, avec tout plein de noms qu’on ne penserait pas trouver aux manettes d’un teen movie (le directeur de la photographie, Eric Edwards, vient directement de l’industrie du porno, par exemple).

Chloë Sevigny et Rosario Dawson investissent leur premier rôle, et Kids lance leur carrière — la première est ensuite devenue un pilier du cinéma indé, l’autre est partie du côté des blockbusters. Et du côté des garçons, Larry Clark est allé piocher Leo Fitzpatrick (Telly) et Justin Pierce (Casper) dans la rue directement — le premier devant son rôle à sa maîtrise du skate et ses jurons face à ses échecs.

Kids a des allures de vérité, ou du moins de réalité, parce qu’il retranscrit en partie le réel de ces corps adolescents en tension qui changent au rythme des hormones. Certes, ce n’est pas un documentaire à proprement parler, l’histoire ayant été écrite par Harmony Korine en 1993 (alors qu’il n’avait que 19 ans), mais les acteurs font du skate, combattent des démons et se droguent (Justin Pierce, l’acteur qui joue Casper, mettra fin à ses jours en 2000 et Harold Hunter succombera d’une overdose six ans après).

 
photo, Larry ClarkLarry Clark Visionnaire 

 

TOUCH FOR THE VERY FIRST TIME

Nul doute que ce petit budget a influencé la production du film, tout comme le passé de photographe de Larry Clark. Ce portrait d’une adolescence, parfois très jeune, qui n’a qu’une chose en tête (jouir sans attendre) prend aux tripes, aujourd’hui comme lors de sa sortie. Chloë Sevigny est d’une rare justesse dans ce personnage d’adolescente qui découvre sa séropositivité, qui erre, détruite, et à qui il ne reste plus qu’à faire des annonces fatales. Tout comme celui de Leo Fitzpatrick, complètement obnubilé par la virginité des femmes (qui réveille en lui tous les fantasmes les plus macabres). C’est un personnage marqué par une société profondément inégalitaire où l’apprentissage de la virilité se fait toujours aux dépens des autres (des femmes, des adolescentes, des jeunes filles, des gays…).

On l’a dit, dans Kids, l’adulte est démissionnaire (et chez Larry Clark il deviendra rapidement violent ou terrifiant). Le film dresse le portrait d’une adolescence particulière qui ère dans les rues au rythme des planches de skate et qui vole dans les magasins : ce n’est pas l’Amérique de Desperate Housewives où tout est propret et rien ne dépasse, où il y a des limites et où les déviances se cachent. Kids montre tout, sans détour, quitte à déstabiliser et choquer les gens de bonnes moeurs (ou peut-être surtout pour le faire).

 

photo, Leo Fitzpatrick, Justin PierceTiens, sens-la sur mes doigts 

 

Il le fait grâce à des jeux de miroir, qui s’imbriquent les uns dans les autres à travers un habile travail de montage signé Christopher Tellefsen. Le sexe s’étale partout dans le métrage. Le SIDA, lui, est invisible et abstrait. Ces ados ne connaissent personne qui l’a attrapé, et jusqu’au couperet, ils se sentent invincibles (la virginité d’une fille étant d’ailleurs le gage de sa bonne santé). Le viol d’enfant en ouverture se reproduit en fin de course. La réunion entre copines, dans une chambre d’ado typique, se fait pendant des errances des garçons, jusque dans ces dialogues qui se répondent (un gimmick du cinéma particulièrement bien utilisé ici).

Choquer, réveiller ces parents absents en leur montrant ce qu’est la jeunesse, le réalisateur le fait aussi grâce à une démarche journalistique, quasi pornographique (dans le sens où il ne cache rien, pas dans celui où il montre des sexes). Cette grosse pelle passionnée entre une jeune préado et un garçon beaucoup plus âgé est trop longue, trop vraie pour le cinéma, du moins tel qu’on le voit habituellement. Et elle l’est d’autant plus qu’elle dit beaucoup de la société, du consentement libre et éclairé, de la frontière glissante entre ce que c’est de convaincre, de céder, ou de consentir… Tous ces corps féminins molestés, abusés plus ou moins gravement, du baiser forcé au cacheton inséré sans approbation dans la bouche de Jenny, à son viol pur et explicite, lui aussi trop long, trop vrai. Tout ça participe à un portrait mortifère du passage à l’adulte.

 

photo, Leo FitzpatrickUn futur morbide sur des rythmes de missionnaire

 

Kids est bien loin des teen movies classiques, naïfs et romancés : il s’immisce profondément dans ce que réveille le sexe lors des premiers émois, dans ces fantasmes autour des vierges, de l’anal, de la violence… En faisant ça, il secoue un monde encore complètement empêtré dans ses tabous autour de la sexualité (tabous cristallisés par le SIDA et le VIH). Il renverse tous les codes du genre en vigueur depuis un bon paquet d’années avec sa signature indé extrême et sa mise en avant d’une subculture passionnante. Il brûle tout ce qui est connu pour poser de nouveaux jalons, et c’est aussi pour ça qu’il choque : parce qu’il est différent.

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Kyle Reese

Critique très juste au final.

Kids rattrapé donc … et je ne sais pas quoi en penser. Oui j’imagine que ce devait être un énorme film coup de poing pour l’époque. Le style docu apparenté à la « street-photography » que j’aime beaucoup (ayant pratiqué un peu) et d’où vient en partie Clark est parfaitement maitrisé. C’est du grand art. Les acteurs sont criant de vérité et pour cause puisque certains n’en sont pas, des acteurs …
Le film n’a pas de moral, pas de point de vue, juste un constat, Clark prend le pouls d’une jeunesse sans cadre, sans limites qui effectivement ne croit plus en rien, et qui se réfugie dans ses pulsions première et après … après la gueule de bois et le vide. C’est brillamment fait, mais ça ne me touche pas plus que ça, presqu’ aucune empathie ne se dégage de ces images, juste un peu pour les filles si naïves et les plus jeunes qui écoutent les grands raconter leurs petits explois. Trop cru, aucun romantisme, trop de fatalité, no futur quoi, sombre, très sombre ! Le sexe pour le sexe, avec ou sans consentement très problématique (et viol), sans même du jeu, de la joie ou de la jouissance libératrice, juste pour passer le temps, « scorer » et tuer l’ennuie … triste. L’amour physique est sans issue chantait le grand Serge,peut être mais je m’écouterai bien son Love on the beat avant de me coucher histoire de faire de beaux rêves …

Kyle Reese

Je connais Kids et Larry Clark de réputation, toujours pas vu le film, pas le genre de cinéma qui m’intéressait pendant longtemps, film me semblant trop réaliste, glauque, cru, sombre et sans espoir (le sida, le plus grand sérial killer des années 80/90). Bonne critique de rappel, ce soir rattrapage !

Sanchez

Film sympathique , peut être son meilleur avec Bully

Satan LaBitt

Chef d’oeuvre absolu, dont on attend désespérément une édition bluray …

JR

Très belle filmo, sans parler de son travail de photographe incroyable. MAIS bon…. Histoires scabreuses également.