Takashi Miike a attendu des années et des dizaines de films avant de percer (sans jeu de mots) définitivement à l’international. Mais il ne l’a pas fait à moitié, grâce au redoutable Audition, adapté de Ryû Murakami.
Nous avions survolé les très longs débuts du cinéaste à l’aune de l’une de ses dernières productions vidéo des années 1990, le très référencé Full Metal Yakuza. Le cycle continue avec le film qui l’a non seulement révélé aux cinéphilies occidentales, mais qui a aussi définitivement assis sa réputation de provocateur vicieux, réputation qui lui a collé à la peau pendant toute sa carrière, quand bien même il s’est souvent essayé à un cinéma plus sage. À peine un an avant Audition, il signait le très beau Birds People of China. Mais c’est bien sur l’ultra-violence du récit de Murakami adapté par Daisuke Tengan qui a gagné les faveurs d’un public assoiffé de sang et de scandale.
Pourtant, quiconque contemple Audition pour la première fois afin d’attester de son sadisme va être décontenancé, puisque le long-métrage évolue perpétuellement et dans toutes les directions avant la fameuse scène de torture finale. Déjà commenté et analysé en long, en large et en travers, toujours d’une pertinence inégalée, il en dit surtout beaucoup sur la singularité de l’oeuvre de Takashi Miike et sa perception en occident.
De la tête de gondole à la tête d’affiche
« Je ne suis pas une personnalité de l’industrie du film. Je suis dans l’industrie du film vidéo. » Des propos rapportés par Little White Lies qui concluaient notre article sur Full Metal Yakuza et qui inaugurent parfaitement celui-ci. Légitimement considéré aujourd’hui comme un chef-d’oeuvre du cinéma d’horreur, genre auquel le cinéaste s’est défendu de vouloir se conformer, Audition n’a pourtant pas été pensé avec cette ambition. En fait, il a presque toujours été un objet commercial modeste.
Le commentaire audio produit pour les 10 ans du film, ainsi que celui de Tom Mes, tous deux présents sur la très complète édition Arrow, nous en apprennent un peu plus sur sa genèse. Avant tout, il y a Toyoyuki Yokohama, producteur fondateur de Omega Project, en partie responsable du cultissime Ring et désireux de réadapter le livre de Kōji Suzuki pour le circuit coréen. Finalement, il se rabat sur les écrits de Ryû Murakami, et plus particulièrement sur son roman Audition, qu’il apprécie.
Il engage donc Daisuke Tengan à l’écriture et Takashi Miike à la mise en scène, de leurs aveux mêmes, assez novices dans le genre et donc peu attachés à ses conventions, alors en train d’être établies par le mouvement de la J-Horror, sur le point de s’exporter partout dans le monde. D’ailleurs, lorsque le scénariste évoque le projet avec le réalisateur, qu’il n’a rencontré qu’une seule fois, celui-ci lui rétorque que l’industrie croule déjà sous ce genre de productions. Mais sa lecture finit par le convaincre.
Car Audition ne partage pas vraiment les thèmes de la J-Horror, ses fantômes passifs et sa mélancolie envahissant l’architecture urbaine japonaise. Takashi Miike insiste: il n’y a rien de surnaturel. Il aura tendance à minimiser son importance dans l’identité artistique de la chose, expliquant qu’il doit finalement sa renommée à un excellent roman, à un scénariste de génie (qu’il retrouvera bien plus tard pour l’un de ses plus grands films, 13 Assassins) et des producteurs motivés.
Cependant, il appose bel et bien sa patte sur la production, en choisissant au terme d’un long échange, mais sur la seule foi de son visage faussement angélique la modèle et actrice Eihi Shiina. Elle-même dans un entretien accordé à Asian Movie Pulse révélera la créativité du cinéaste sur le tournage. C’est bien lui qui improvise les glaçants « kirikirikirikiri » de la fin.
Plus révélateur encore, il avouera avoir feint d’écouter les conseils de Murakami, pourtant lui aussi réalisateur, pour n’en faire qu’à sa tête et finalement emporter son adhésion après la première projection privée. Enfin, il s’appuie sur sa propre interprétation du roman, selon laquelle l’auteur l’aurait écrit comme une lettre d’amour destinée à celle qu’il a rencontrée lors des auditions d’un de ses films.
Toujours est-il qu’il le met en boite consciencieusement, avec un temps de tournage supérieur aux 2 ou 3 semaines habituellement permises par les budgets de V-Cinema, à destination des salles, mais des salles japonaises :
« Je ne me suis jamais attendu à montrer Audition à d’autres pays en dehors du Japon. En fait ce que je veux dire, c’est que… même maintenant, dans mon esprit, je ne saurais pas lequel de mes films va trouver un public international. Audition décrit les sentiments extrêmement privés d’un homme. Je pensais que seuls les Japonais pouvaient vraiment comprendre ses sentiments. Je l’ai fait avec ce constat en tête, mais quand il est montré à l’étranger, il est toujours apprécié. »
Ascension fulgurante
À vrai dire, personne ne s’attend vraiment à un tel succès. Eihi Shiina le répétera : « Asami Yamazaki d’Audition fut un rôle extrêmement important pour moi. Néanmoins, je ne le réalisais pas à l’époque où nous tournions le film. Ça m’est venu après ». D’ailleurs, ironiquement, le réalisateur rappellera à Vodzilla en 2017 qu’au Japon, il n’a pas autant fait parler de lui qu’en Europe et aux États-Unis. D’abord projeté à Courmayeur, il attire définitivement l’attention des programmateurs après le Rotterdam International Film Festival de 2000 et les prix FIPRESCI et KNF remportés sur place. S’ensuit une tournée d’un an, garantissant à l’objet un petit culte et à son auteur une certaine renommée chez les amateurs du genre.
Les réactions critiques sont souvent positives, même si la presse américaine, sonnée par la baffe assénée, lui crée de toute pièce une réputation d’expérience absolument insoutenable, ce qui en ajoute encore à la curiosité des cinéphiles, chauffés à point après une bande-annonce divulguant sans vergogne le dernier acte. Audition diffuse un petit parfum de scandale qui collera toujours à la peau du cinéaste, y compris après plusieurs films destinés à la jeunesse.
« Je me demande si les gens ont été déçus après Audition. Tout le monde voulait voir ce qui arriverait après, dans le style, mais en réalité, c’était un style complètement différent. Malheureusement, avec des films de style différent, c’était difficile d’être sélectionné par les festivals de cinéma internationaux. Tout le monde s’attendait à un film du même goût que Audition. ‘C’est ton style de films’. Je me suis dit : ‘Ne me catégorisez pas’. Mais en fait, c’est le public qui décide. »
Heureusement, Ichi the Killer et Visitor Q arrivent après
Takashi Miike se met un public international dans la poche, et paradoxalement, en profite pour s’en affranchir. Lui qui a toujours dépendu de leur fidélité dans les vidéoclubs, il se rend compte qu’il peut toucher, sans même le vouloir, un très large panel de spectateurs, de tous horizons : « Parfois, quand j’assistais à des festivals de cinéma internationaux, je voyais des gens partir parce qu’ils étaient énervés par le film. Ça voulait dire qu’ils le prenaient sérieusement. Je trouve cette réaction intéressante puisque je n’ai pas à réfléchir trop fort quand je fais un film, concernant le gain de spectateurs étrangers. Je veux dire, ça m’a libéré. »
« Pour ma part, je suis reconnaissant envers le public qui a vu Audition, et je lui fais confiance. » Alors qu’il explose à l’international sans trop l’avoir anticipé, il commence à détecter sa plus grande force : celle de faire des chefs-d’œuvre involontaires. Pur enfant du cinéma d’exploitation, il incarne désormais pour une génération de cinéphiles la beauté de cet art : tirer une grande valeur d’un objet purement commercial.
Derrière le fantasme libidinal de la pureté, la noirceur
Postérité
Audition est-il un film féministe ou misogyne ? La question a déchiré la presse spécialisée occidentale à l’époque, mais ni son réalisateur ni son scénariste ne sont en mesure de répondre. Jonglant avec des codes qui objectifient les femmes depuis des lustres, le film fait de son trouble antagoniste à la fois une victime et un bourreau, de sa pratique de la torture à la fois une vengeance inconsciente et une conséquence psychiatrique de décennies de domination.
Même s’il s’en démarque volontairement, il rappelle en ça la fameuse J-Horror, où les jeunes femmes aux cheveux longs, à première vue menaçantes, ne sont que des martyres d’une société malade. Un postulat en apparence typiquement japonais, comme le pensait le metteur en scène, et finalement universel, voire même avant-gardiste, sur certaines questions. Comment ne pas voir dans le procédé de l’Audition la même émanation de la société du spectacle que représente aujourd’hui la « swipe culture », soit la drague via Tinder et consorts ?
Catalogué un peu rapidement « film d’horreur », il peut également jouer des clichés pour induire son public en erreur. Ainsi, la structure du récit dissimule la subtile perversité de la technique inventée par les deux personnages (prétexter une fausse audition pour pécho, en gros) dans un carcan de comédie romantique avant de complètement vriller et nous remettre face à la violence des comportements masculins. Ou comment utiliser la rupture de ton, la mise en scène (qui décroche également) et notre connaissance du cinéma populaire pour mieux nous prendre à revers.
Grâce à toutes ces audaces, Audition entretient une ambiguïté à laquelle chacun réagit différemment, ce qui le transforme carrément en biais d’analyse culturelle. Et ce même au niveau géographique :
« La réaction face à Audition entre l’Europe et les États-Unis a été très différente. À Londres et à Paris, il y avait toutes ces journalistes féminines. Elles ont pensé : ‘Hey, il prend sa revanche sur ces coureurs de jupons.’ À New York, des hommes et des femmes m’ont dit que j’étais le diable. Je faisais : ‘Vraiment ?’ Asami est le diable là-dedans, pas moi ! Chaque pays a sa propre réaction. Ils ont tous des perspectives différentes. »
Le scénario part en sucette dans la deuxième partie, la lumière aussi
Avec la percée d’Audition sur le marché international et son émancipation des comportements des spectateurs, Takashi Miike s’affirme en auteur, mais pas dans le sens européen du terme. C’est-à-dire qu’il trace sa route seul, mais bien accompagné, confiant ses excès les plus fascinants à ses fidèles, qui réagiront tous d’une manière différente.
Spectateurs en tête desquels trône une génération de nouveaux cinéastes américains qui vont s’emparer d’Audition et de ses classiques suivants (Ichi the Killer, Visitor Q, Dead or Alive et les autres) pour l’adapter à leur culture. Le plus connu reste Eli Roth, qui s’en inspirera pour son Hostel et par conséquent pour la naissance du genre hâtivement appelé torture porn, mais l’influence de cet immense film est bien plus importante encore, dans la carrière de son metteur en scène, dans le monde du cinéma et dans nos vies de cinéphiles.
J’ai jamais compris l’engouement pour ce film, j’ai tenté à plusieurs reprises de le re regarder mais sans succès.
J’adore le film, une histoire d’amour qui se termine mal (dans tous les sens du terme) mais jamais compris le délire autour de la scène de torture, ni très gore ni très choquante en dehors des « Kililili », je trouve bien plus perturbant la scène précédente avec le « bad trip ».
@JR: c’était kili kili kiliiiiii
Et moi aussi ça m’a fait flipper grave, surtout la scène du fil à cisailler….
J’ai le « ti tiiii ti tiiiii ti » qui résonne encore dans ma tête… Brrrrr