La Saint-Valentin vous fait vomir ? Réfugiez-vous dans Heathers, une romance misanthrope qui cache une brillante satire trash faisant le pont entre John Hughes et Gregg Araki.
Existe-t-il fête rituelle globale plus détestable que la Saint-Valentin (oui, Noël, on sait, mais laissez-nous introduire) ? Toutes ces mielleuses incitations à l’amour, toutes ces survalorisations du couple parfait vous donnent envie de dynamiter les normes sociales et de tordre des cous ? Pas de panique, on a le meilleur antidote de la saison pour satisfaire votre pulsion et nourrir votre réflexion. Winona Ryder et Christian Slater seront vos guides dans Heathers – Fatal Games en français, merci la traduction – une romance sans amour, mais avec du sang, de la cruauté jouissive, des dialogues acides et un propos aussi complet que complexe sur la vanité et la violence de classe et en classe.
Heather, Heather, Heather et Veronica
« Heather, pourquoi es-tu une telle mégapétasse ? »
Dans cet (anti ?) teen movie mélangeant romance trash et satire misanthrope, deux élèves, Veronica et J.D. (pour James Jason Deen), s’entichent l’un de l’autre grâce à leur envie commune de débarrasser leur lycée du règne de terreur imposé par ses tyrans au Biactol. Sont particulièrement visées Heather Chandler, Heather McNamara et Heather Duke, les trois horribles reines du bahut. Problème, J.D. a un penchant prononcé pour le meurtre, et la situation dérape. Un dispositif narratif dont on retrouve l’ADN jusque dans Jawbreaker, Lolita malgré moi (réalisé par le frère du scénariste de Heathers, tiens donc) ou Assassination Nation, mais qui a tout d’une révolution au moment où Heathers est réalisé.
Tourné avec un misérable budget de trois millions de dollars, Heathers a été une grosse taule au box-office de 1989, n’ayant engrangé qu’un seul et plus misérable encore million de dollars malgré une critique enthousiaste et un passage remarqué à Sundance . La faute à un scénario satirique beaucoup trop corrosif et une mise en scène beaucoup trop décalée qui en font plus un contre-teen movie qu’autre chose, comme une espèce de missile moqueur envoyé en plein dans la tronche des classiques du film ado apparu dans les années 60, mais aussi dans la face de ses derniers représentants sortis au cours des années 80, deuxième âge d’or du genre.
Après une décennie dominée par l’approche lumineuse et idéaliste à la John Hughes, Heathers y va à rebrousse-poil et annonce sans le savoir le ton qui dominera les films indés des années 90 et qu’on retrouvera notamment chez Larry Clarke ou Gregg Araki : une écriture fine et incisive, sans pitié ni concession, volontiers trash et ironique. Jusque dans son style visuel parodiant MTV, faisant la part belle aux lumières extravagantes, aux outrances colorées et aux cadres surstylisés (dont on retrouvera facilement la continuation dans The Living End, sorti trois ans après), Heathers est en avance sur son temps. Trop même, au point de faire fuir le tout Hollywood.
C’est bon la couleur là, c’est pas trop ?
Lorsque Daniel Waters se lance dans l’écriture de Heathers, il n’a alors jamais fait de film de sa vie, mais n’envisage rien de moins que Stanley Kubrick pour le réaliser. Il n’arrive pas à le convaincre, mais se trouve cependant rapidement un réalisateur, Michael Lehmann, chef opérateur expérimenté à la recherche d’un scénario pour se lancer dans la mise en scène. Michael Lehmann ramène avec lui une productrice, Denise Di Novi, dont ce sera également la première production en tant que patronne. C’est là que les ennuis commencent.
Personne ne veut se lancer dans le projet. Trop en décalage de l’époque et porté par trois débutants, le film est jugé suicidaire. Par chance, New World, le réseau de distribution fondé par la tête brûlée légendaire Roger Corman, est dans une mauvaise passe et accepte de prendre le film. Mais il sera tourné à la Corman : pour une bouchée de pain et en un temps ridiculement court, un peu plus de trente jours. New World demande également à changer un peu la fin du film, trop nihiliste à son goût.
Venez travailler dans le cinéma, on s’amuse bien
Côté casting, Heathers se heurte à un mur et aucune star ne veut s’afficher dedans – sans parler du contenu explicite des scènes. L’équipe doit se rabattre sur des inconnus. Les rôles féminins sont particulièrement difficiles à pourvoir. Heureusement, Winona Ryder, pas encore révélée par Edward aux mains d’argent, adore le scénario et accepte le rôle principal alors que son agent le lui interdit formellement et prédit que le film brisera sa carrière comme elle le racontera dans une interview collective avec toute l’équipe pour Entertainment Weekly.
Toujours dans la même interview, on apprendra que Heathers est tellement particulier que lorsque Shannen Doherty récupère le rôle de Heather Duke, elle se méprend totalement sur la nature du scénario et refuse de prononcer certaines répliques trop grossières. L’incompréhension est telle qu’elle s’enfuit en pleurant de la première du film, comprenant seulement alors qu’il s’agit d’une comédie noire et non du drame adolescent qu’elle s’imaginait et comme l’époque en fait tant.
Côté rôles masculins, Brad Pitt, lui aussi complètement inconnu à l’époque, trouve le scénario « en or », mais il n’obtient pas le rôle de J.D. car il est… trop beau. Christian Slater lui est préféré grâce à son faciès plus malsain et parce que Daniel Waters – qui a toujours Kubrick comme modèle – lui trouve une énergie à la Jack Nicholson.
C’est quand même mieux de lire le scénario avant de se lancer
« L’ÉCOLE N’OFFRE QUE DES RENDEZ-VIOLS ET DES BLAGUES SUR LE SIDA »
Moderne, provocateur, cynique : Heathers est un OVNI noir pour l’époque, habituée aux bons sentiments de ses personnages héroïques aux destins romanesques. L’optimisme des années 80 n’a pas encore fini de s’étioler et les esprits ne sont pas prêts pour le geste radical qu’opère le film : retourner les topoï du teenage movie contre le genre lui-même, mais surtout contre les préconçus de ses spectateurs.
Alors que Breakfast Club ou La folle journée de Ferris Bueller présentent le fameux « jeune » comme un être sous-estimé par la société cachant une véritable profondeur, Heathers laisse tomber la mélancolie, prend la sulfateuse et affirme haut et fort : l’école est le lieu où se cristallisent les réflexes normatifs les plus injustes. Et les « jeunes » qui le peuplent ne sont que des adultes en formation qui non seulement reproduisent, mais amplifient jusqu’à l’extrême les pires inégalités sociales, jusqu’à reproduire une microsociété de caste obsédée par le statut et l’échelle sociale.
Tu veux voir ce que j’en fais de ton Breakfast Club ?
On pourrait y voir une position conservatrice bas du front – les ados sont des adultes en pire -, mais Heathers va beaucoup plus loin que le simple constat râleur et le désenchantement. Plutôt que de s’en prendre aux individus, le film tourne ses armes vers le monde qui les encourage à avoir des comportements abjects. Il révèle sa propre clé de lecture principale via la mère de Veronica, qui prononce ces mots affreux en croyant prononcer une vérité paternaliste: « Les ados se plaignent de ne pas être traités comme des êtres humains lorsqu’ils sont traités comme des êtres humains ». Tout est dit, et on ne fera jamais plus bel hommage à la boussole morale de la jeunesse.
Heathers s’en prend à la cruauté des adolescents et s’en amuse, mais n’oublie pas qu’ils sont eux-mêmes les dindons d’une farce aussi mauvaise que celles qu’ils passent leur temps à se jouer entre eux. Et cette farce, c’est non seulement l’école et ses codes aussi bêtes que méchants, mais in fine, la société méchante et bête à laquelle elle les prépare. Daniel Waters affirme : « Mon film est une variation de l’une des répliques d’Ally Sheedy dans Breakfast Club, où elle dit ‘quand on grandit, notre coeur meurt’. La version Heathers de cette réplique serait ‘quand on a 14 ans, notre coeur meurt' ».
Les trois Heather du film sont d’ailleurs autant des bourreaux que des victimes de la structure qu’elles ont elles-mêmes mise en place et dont le film se fait fort d’extrémiser les travers jusqu’à la bouffonnerie crue, au point parfois de brouiller les cartes entre plaisanterie et scandale. Heathers jongle entre parodie drolatique et ironie carrément morbide au détour de scènes littéralement obscènes, c’est-à-dire qu’elles font surgir sur le devant de la scène ce que nous préférons laisser hors scène, caché hors de notre champ de vision.
Là où l’athlète de Breakfast Club décrit une humiliation sexuelle qu’il s’est senti obligé d’infliger à un camarade de classe, Heathers abandonne toute atténuation et, plutôt que de passer par une description, donne directement à voir une scène similaire de fellation imposée à Heather Chandler. Une des nombreuses scènes tranchant radicalement avec le reste du film et proposant une rupture de ton aussi magistrale que spectaculaire : la distance humoristique est annulée et laisse place à une forme de malaise sidéré. Une démonstration spectaculaire d’humour noir… ou un dévastateur surgissement de l’obscène ?
« Le suicide a donné à Heather de la profondeur, Kurt une âme et Ram un cerveau »
Complexe et doté d’un nombre affolant de niveaux de lecture, Heathers rit de ses turpitudes autant qu’il donne sa pleine puissance au sentiment de dégoût qu’il entend inspirer. Artistiquement, cela paye : en 2022, le choc est quasiment intact, Heathers continue d’amuser autant que de laisser bouche bée par son agressivité et son jusqu’au-boutisme. De nombreuses images apparaissent d’ailleurs plus téméraires aujourd’hui qu’à l’époque, notamment à cause du traitement comique de la violence, pourtant loin d’être gratuit. Parmi les nombreux exemples, on voit notamment mal le public américain rire sereinement d’un adolescent amenant une arme à feu dans son lycée et tirant sur des élèves à la cantine.
Heathers continue d’être extrêmement osé et novateur pour notre époque dans son imagerie, mais surtout dans son traitement des différents personnages, insensibles et dépourvus de qualités rédemptrices (même son héroïne ne se repent jamais). C’est particulièrement visible dans la constante moquerie du film à l’égard de la glorification du suicide, qui sert de révélateur en filigrane d’un règne des apparences. Et comme pour le reste, Heathers se jette sur cette nouvelle thématique comme un chien fou et le mord à pleines dents avec ses deux mâchoires favorites : l’ironie et le ridicule.
J.D. et Veronica maquillent leurs meurtres en suicides, mais cela se retourne rapidement contre eux à cause de l’émoi médiatique suscité : « Le suicide a donné à Heather de la profondeur, Kurt une âme et Ram un cerveau » écrit Veronica dans son journal. Alors que tout le monde détestait ces personnes avant leur mort, leurs faux suicides poussent à afficher affection et compassion pour coller au récit produit par la communauté et les médias… alors que tout le monde n’en pense pas moins – en particulier le spectateur. Même la rédemption est une fabrication : c’est une mode, et une mode sensationnaliste de surcroît – preuve que cela existait déjà avant les réseaux sociaux, mais aussi que Heathers a toujours du sens.
Les morts n’étaient pas des incompris, des êtres torturés par une angoisse interne obligés de mettre un encombrant masque social : ils étaient aussi méprisables qu’ils en avaient l’air. Et il y a encore un quatrième degré, d’une ordurerie suprême : lorsque Martha, l’étudiante obèse victimisée par tout le lycée, fait une vraie tentative de suicide qu’elle rate, elle est moquée pour avoir tenté d’imiter les élèves cools du lycée. Quand on vous dit que ce film n’a aucune limite.
Eh oui, ils sont enterrés avec leurs casques
« BAISE-MOI tendrement AVEC UNE TRONÇONNEUSE »
Mais dans sa critique des diverses institutions qui gouvernent nos existences, Heathers atteint des sommets lorsqu’il s’attaque à l’amour et s’adonne avec brio à un exercice particulièrement complexe : la satire dans la satire. Au sein du panel très complet des archétypes passés au lance-flamme, J.D. incarne tout ce que la figure du bad boy a de plus grotesque – celle qui cite Nietzsche, théorise sur l’instinct de troupeau sur Twitter, fantasme sur la volonté de puissance et les Übermenschen sans avoir compris quoi que ce soit à ces concepts, si vous voyez le genre.
Comme Veronica, J.D. offre une certaine compréhension et construit un rejet du cirque social qui l’entoure, mais contrairement à elle, ses réponses sont motivées par un instinct narcissique et un profond ressentiment (faute nietzschéenne ultime au passage) qui le rendent aussi creux que les autres : personne ne l’aime, ce pauvre petit chou. De la fascination, Veronica passe rapidement au mépris puis au rejet pour son partenaire, finalement aussi minable que les autres : « T’es pas un rebelle, t’es juste taré ».
Heathers va saper les fondements mêmes du plus fameux et du plus mielleux des mythes amoureux : celui de l’amour en lutte contre le reste du monde. Si le couple meurtrier Veronica / J.D. est le moteur narratif principal du film et son fil rouge, il donne à voir une très étrange variation de la paire Bonnie et Clyde. Une variation où les deux partageraient un même sentiment d’inadéquation, mais où l’une des deux parties rejetterait quasi immédiatement une parodie de nihilisme aussi simplette que mortifère : « ma période Bonnie et Clyde est terminée ».
En comprenant que J.D. n’aime et ne respecte que la force, Veronica réalise rapidement qu’elle doit abandonner sa virée meurtrière avec son compagnon. Mais attention, pas parce qu’elle est moralement condamnable – après tout, elle déteste ses camarades autant que lui – mais plutôt parce qu’elle est la suite et l’aboutissement logique de tout ce qu’elle déteste dans le monde : encore un autre règne de la violence, mais devenu physique cette fois. J.D. est un mauvais réceptacle de la colère de Veronica, en plus de ne l’aimer que dans la mesure où elle se soumet à ses projets, avant de se retourner contre elle. « Ce que je veux, c’est que les mecs cools comme toi sortent de ma vie ».
Comme par hasard, il a une moto
Une balle dans la tenace figure du célèbre rebelle sans cause, ici tournée à la fois en sinistre et en ridicule (Jason Dean, le nom n’est pas choisi au hasard). Un sujet dans le sujet, mais qui a semblé avoir une importance toute particulière pour Heathers, puisque c’est le seul thème qui est globalement traité sans blague, avec un mode d’écriture assez sérieux.
Quand bien même Heathers s’attache à dire que la société telle qu’elle est est aussi vaine que carnassière, le film fait preuve d’une grande élégance en refusant pour autant de se complaire paresseusement dans la bile d’un abandon stérile et autodestructeur (si un certain cinéaste autrichien passe par là…). Est justement frontalement pris pour cible un personnage dont les actions sont inutiles – il n’apporte aucun changement et lorsqu’une Heather meurt, une autre prend sa place – et poussé à une autodestruction futile par la logique – le seul vrai suicide du film par ailleurs.
Et puisque ce logiciel ne fonctionne pas, c’est que la solution est ailleurs, dans le réalisme moral de Veronica : il existe des ordonnancements de la société plus désirables que d’autres, et il faut les faire advenir. Et ce n’est pas une affaire de catéchisme compassé, mais de rigueur intellectuelle… et d’humour. Le cynisme profond de Heathers permet ultimement de mettre en valeur l’empathie et la sincérité, tout en nous épargnant la sempiternelle louche de bons sentiments, en s’adressant à notre intelligence réflexive plutôt qu’à des réflexes lacrymaux. Et le plus surprenant dans tout cela, c’est que cette hauteur de vue est le fruit de la réécriture de la fin du film imposée par le studio, là où l’originale se contentait de tout faire sauter.
Même les doigts d’honneur sont flingués, tout un symbole
À l’inverse, J.D. n’est pas cool, il est aussi narcissique et superficiel que les autres : il se tourne vers la violence parce qu’il se croit rejeté, par vengeance, mais ses actions perpétuent le cadre contre lequel il croit se battre, et dont il est le produit logique. Toute norme produit une marge. Par contraste, Veronica sort du cadre en devenant amie avec Martha, la vraie marginale de l’histoire – ce qui la rend plus cool que les gens cools.
On pourrait presque y voir le résumé programmatique de Heathers : renverser et ridiculiser les hiérarchies sociales, exploser le monde des apparences superficielles et désacraliser le couple. Dans la joie et la bonne humeur. On ne peut pas vous proposer meilleur programme pour la Saint-Valentin.
Heathers,… enfin, Fatal Games est disponible sur Google Play. Et par pitié, ne regardez pas l’atroce remake.
@的时候水电费水电费水电费水电费是的 Kyle Reese
Dis moi que t’as au moins vu « Pump Up the Volume » avec également Christian Slater ?
Dans le genre ados mal dans leurs peau, celui là c’est le must, et musicalement WoW
(Big Up à Leonard Cohen).
@Uleertel
Ou les trois en même temps.
Noël fête la plus détestable ? J’en connais un qui a dû avoir une enfance difficile, une famille de merde, ou qui est complètement aigri….
Complètement passé à côté de ce film à l’époque, j’en ignorais l’existence jusqu a cet article, alors que j’avais vu Ferris évidement et Breakfast club.
Ça a l’air sympa, en avance sur son temps mais je vais passer mon chemin je pense. La nostalgie autour des teens mal dans leur peau des années 80 j’ai connu, ça va un temps …lol