Et si Devdas, succès culte à la renommée internationale, était une malédiction pour Bollywood ?
Si on dit « Bollywood », quel est le premier titre qui vous vient à l’esprit ? Pour le spectateur français lambda, pas forcément habitué au cinéma indien, la liste est généralement courte. Et une fois qu’on élimine les coproductions occidentales déguisées en films indiens comme Slumdog Millionaire ou le mal nommé Coup de foudre à Bollywood, un des seuls titres restants sera probablement Devdas. Qu’on l’ait vu ou pas importe peu : de réputation, on sait que Devdas, c’est le Bollywood spectaculaire et grandiloquent par définition.
Enfin, c’est ce que tout le monde dit. Et si c’était bien plus que ça ? Et si le public occidental était passé à côté d’une véritable révolution pour le cinéma indien ? Une véritable anomalie industrielle qui est devenue, contre son gré, la référence absolue de Bollywood, vu de l’extérieur. Pour le meilleur comme pour le pire.
Quand tu ne sais pas encore que tu vas être si mal compris
COUP DE BLUES À BOLLYWOOD
À l’aube des années 30, le cinéma indien, qui n’est pas encore totalement organisé en industrie, vit son premier Âge d’Or. L’arrivée des films parlants permet aux productions locales de s’approprier immédiatement les comédies musicales. À cette époque, la majorité des films indiens sont produits en langue hindie et tournés à Bombay. C’est ainsi que nait Bollywood. Car oui, on ne le rappelle jamais assez, Bollywood ne représente pas toute la production indienne, loin de là. Par Bollywood, on entend toute la production audiovisuelle tournée en hindi.
Après la Seconde Guerre mondiale et la Partition viendra le second Âge d’Or de Bollywood. Une période allant jusqu’aux années 60 et qui verra l’émergence de cinéastes brillants, à la renommée internationale. Les films de Guru Dutt, Raj Kapoor et bien d’autres surdoués du 7e Art seront admirés par les cinéphiles du monde entier.
Une époque où même les astres s’alignaient sur Bollywood
À cette époque, Bollywood décroche les plus grandes récompenses imaginables. Parmi les exemples les plus célèbres, citons La Ville Basse de Chetan Anand. En 1946, ce drame social décroche le Grand Prix du Festival de Cannes, ancêtre de l’actuelle Palme d’Or. Autre classique culte, Mother India de Mehboob Khan est nommé pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère à la fin des années 50.
La popularité du cinéma indien s’étend alors jusqu’aux frontières les plus inattendues. À l’image de Raj Kapoor, qui fait fureur en Afrique, au Moyen-Orient et même en ex-URSS. Bien que tournant essentiellement en bengali, et donc pas au sein de Bollywood, l’immense Satyajit Ray contribue à la gloire du cinéma indien sur l’échelle mondiale. Et puis, plus rien.
Le cultissime Sholay, sommet du blockbuster d’action avant les années 80
Guru Dutt meurt à 39 ans. Après l’échec de son désastre culte Mera Naam Joker, Raj Kapoor se fait plus rare. Le grand cinéma classique disparaît peu à peu, laissant place à des grands films d’action populaires dans les années 70. Et surtout à la chute libre de la qualité de production dans les années 80 et 90. Ces deux décennies maudites auront raison de la réputation internationale de Bollywood. On associe alors ce cinéma à des films bon marché, tournés au rabais, qui se complaisent dans le kitsch.
C’est dans ce contexte-là que débarque Devdas, invité au Festival de Cannes en 2002. Lorsqu’il est présenté sur la croisette, il est le premier film indien à fouler le tapis rouge depuis Salaam Bombay (lauréat de la Caméra d’Or) en 1988. Personne n’y croit vraiment, pourtant Devdas va devenir le nouveau visage de Bollywood à l’international.
Le changement, c’est maintenant
IL FAUT SAUVER LE SOLDAT BHANSALI
Derrière Devdas, il faut retenir un nom : Sanjay Leela Bhansali. Jeune cinéaste qui n’a réalisé que deux longs-métrages auparavant, il est en décalage total avec son industrie. À ce moment, la jeune génération de réalisateurs semble se tourner vers un cinéma commercial plus moderne. De la romance culte Dilwale Dulhania Le Jayenge au drame La Famille Indienne, la mode est à la mixité culturelle.
Bhansali a bien tourné quelques séquences de son précédent film en Italie, cependant ce qui l’intéresse vraiment c’est le cinéma local sous sa forme noble. Il se dit héritier de Guru Dutt et de la grande littérature bengalie. D’ailleurs, Devdas est l’adaptation d’un classique littéraire écrit par Sarat Chandra Chatterjee. Classique qui avait notamment été adapté par Bimal Roy, autre immense nom du second Âge d’Or.
Bhansali venu raviver la flamme
Le simple choix d’adapter cette œuvre n’a donc rien d’anodin. Sanjay Leela Bhansali veut raviver le grand cinéma classique. Il prend le contre-pied total de sa génération et près de trois décennies de cinéma avant lui. La seule raison pour laquelle on lui confie un budget de plus de 6 millions de dollars (un record à l’époque pour Bollywood), c’est la présence d’une brochette de superstars : Shah Rukh Khan en tête, avec à ses côtés Aishwarya Rai et Madhuri Dixit.
Cependant la presse et l’industrie restent majoritairement sceptiques. Beaucoup annoncent un désastre industriel. À sa sortie, défiant toutes les mauvaises langues, Devdas va devenir le plus gros succès box-office de l’année en Inde. Plus encore, avec l’aide du coup de pub à Cannes et des critiques élogieuses de la presse anglo-saxonne, le film bénéficie d’un très beau succès international. À la cérémonie des Filmfare, équivalent local des Oscar, le triomphe inattendu récupère 7 statuettes, dont meilleur film et meilleur réalisateur.
Quand tu prends la température du box-office
Ce succès aura un impact très fort sur Bollywood. Sans briser pour autant la direction moderne et plus « feel good » que prenait le cinéma commercial de ces années-là, Devdas va prouver que le public indien est en manque de visions artistiques marquées. Les auteurs reconnaissables en un seul plan avaient déserté le paysage des blockbusters hindis. Grâce à Bhansali, ils seront de retour.
Difficile d’imaginer la vague d’auteurs radicaux qui a suivi sans ce film-là. Que ce soit Vishal Bhardwaj, Anurag Kashyap, Vikramaditya Motwane et autres. Tous ces cinéastes devenus depuis des habitués du Festival de Cannes ont hérité de la révolution Bhansali. D’autant que le réalisateur a continué de se réinventer, de repousser les limites. Illustration parfaite, après ce film très musical et lyrique, il a réalisé Black, un film austère, ultra épuré et sans la moindre chanson.
Vous avez dit Bollywood coloré et dansant ?
USUAL CLICHÉS
Succès aidant, Devdas va vite devenir la référence du Bollywood moderne à l’international. Le public occidental retiendra une fresque dramatique très littéraire, souvent comparée à Roméo et Juliette par facilité et paresse. On parlera également des excès du film, de sa grandiloquence, de son mélodrame, de ses séquences musicales spectaculaires. En bref, on retiendra une œuvre charmante et folklorique, avec la pointe de mépris que cela peut sous-entendre.
Et c’est là que le public se plante. Réduire le film à ces clichés reviendrait à fermer les yeux sur tout ce qu’il propose d’autre. Et faire de lui une sorte d’ambassadeur représentatif du tout venant bollywoodien est une grave erreur.
Ce qui se cache derrière la danse et les jolis sourires
Premièrement, c’est tout simplement ignorer le contexte de production. Le fait qu’à sa sortie en salles, Devdas fut une sorte d’accident anachronique. Une prise de risque immense qui aurait tout aussi bien pu connaître le sort des grands flops cultes façon La porte du paradis. Ou plutôt façon Fleur de papier de Guru Dutt pour citer les inspirations de Bhansali.
Penser que Devdas représente parfaitement le cinéma de son époque reviendrait à voir La la land sans rien connaître du Hollywood post Âge d’Or et conclure qu’il est parfaitement dans l’air du temps.
Mais surtout, le film n’est pas qu’un mélodrame traditionnel. Devdas déborde de cinéma. De ses décors somptueux à sa mise en scène à tomber par terre. De ses chorégraphies sublimes à son casting stellaire. C’est une déclaration d’amour au cinéma noble. Et il réussit l’exploit de ne jamais être mortifère dans son hommage. De toujours maintenir l’équilibre entre passé glorieux et envie de modernité.
Dans son récit, Bhansali accentue par exemple une dimension féministe qui sera sous-jacente dans l’immense majorité de son cinéma. Il conserve du roman son portrait acerbe des classes supérieures égocentriques et déconnectées de la réalité. Devdas et Paro se rendent malheureux par orgueil et vanité. Parce que leur caste les a conditionnés à ne jamais s’excuser. À ne jamais se remettre en question. Les joutes verbales n’ont rien de romantique, elles sont un duel politique et social impitoyable. Et face à cette noblesse détestable, Chandramukhi semble être le seul espoir d’humanité.
Traitée jusqu’alors comme une grande figure tragique, la courtisane devient chez Bhansali la véritable héroïne de l’histoire. Une logique que le cinéaste Anurag Kashyap poussera d’ailleurs à l’extrême dans sa relecture punk Dev.D en 2009. Mais une logique que Sanjay Leela Bhansali semble là encore tirer de son maître Guru Dutt, notamment dans le portrait qu’il faisait de la prostituée Gulabo dans L’Assoiffé.
Alors que Bollywood s’était éloigné depuis longtemps d’un cinéma politique, audacieux et revendicateur, Devdas se dresse comme le défenseur d’un prolétariat fier. Chandramukhi défiera ainsi un noble en cours de récit en lui demandant combien d’enfants illégitimes il compte parmi les maisons closes. Et au sommet de sa déchéance, le personnage de Devdas jure de consacrer sa prochaine vie à aimer la courtisane plutôt que de s’autodétruire parmi les siens.
Quand tu réalises que ton rôle n’est pas si noble que ça
Devdas se pose sur Bollywood comme un cri du coeur. Une supplication de mettre fin aux traditions étouffantes qui gangrènent la société indienne. Une revendication féministe de mettre fin au fantasme que Chandramukhi désigne en ces termes : « La femme indienne ne peut être que trois choses. Une épouse, une mère ou une putain ». Un acte radical et en colère qui offre bien plus que le joli spectacle traditionnel poliment apprécié par les critiques occidentaux.
Alors certes, le film a été une bénédiction pour Bollywood. Une étape cruciale de la renaissance du cinéma hindi sur la scène internationale. Et un des premiers pas du cinéma indien moderne vers le renouveau des auteurs. Mais il reste encore bien trop perçu comme un objet kitsch et flamboyant. Peut-être qu’il est plus que jamais temps de réévaluer cette œuvre unique. D’autant que Bhansali vient tout juste de nous offrir une nouvelle pierre à son édifice cinéphile avec Gangubai Kathiawadi, autre portrait de prostituée glorifiée face à une noblesse perfide et violemment critiquée.
@Ranx,
Om Shanti om est mon dernier Bollywood en date. Et oui, une merveille 🙂
Si on continue, ça va se terminer par Om Shanti Om (une merveille) !
Magnifique film, un des premiers à sortir dans nos contrées à l’époque. Ce déferlement de couleurs et de musiques, quelle claque !
Ça fait plaisir de voir un site de ciné mettre autant en avant Bollywood, merci !
Si j’peux me permettre, Lagaan est tout aussi génial, ça mériterait bien un dossier 🙂
Je ne me souviens plus de son nom mais l’actrice principale ancienne miss monde ou univers est SUPERBE ! J’avais vu ce film en salle à sa sortie parce qu’on me l’avait vivement recommandé alors que ce genre de films ne m’intéresse pas du tout en général, et bien pas déçu du voyage. Beau film, assez captivant malgré la longueur et le jeu trop appuyé ou caricatural de certains acteurs .