Parier sa vie en misant sur sa bonne fortune, voici l’idée géniale sur laquelle repose Intacto, coup d’essai et coup de maître de Juan Carlos Fresnadillo.
Le cinéma de genre espagnol ne s’est jamais aussi bien porté qu’au tournant des années 2000, et les fantasticophiles du monde entier s’en sont très vite aperçus. C’est d’abord Álex de la Iglesia qui se signale avec Action mutante et Le Jour de la bête, puis Alejandro Amenábar avec Tesis et Ouvre les yeux, mais aussi Jaume Balagueró avec La secte sans nom et plus tard Fragile. Parmi ces nouveaux prodiges du fantastique Ibérique, Juan Carlos Fresnadillo demeure davantage en retrait, alors que son premier film, Intacto, relève déjà de l’exploit.
Dès sa sortie en 2001 dans les salles espagnoles, le film se hisse sans mal en tête du box-office. L’année suivante, il remporte quatre Goyas (l’équivalent des Césars en Espagne), dont celui du « meilleur jeune réalisateur » pour Fresnadillo et celui de la « meilleure révélation masculine » pour le comédien argentin Leonardo Sbaraglia. Puis, ni une ni deux, le voilà projeté en ouverture de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes, avant d’être montré au public américain, là encore très réceptif.
Hélas, malgré son succès, Intacto ne semble pas avoir autant marqué les esprits que certains de ses contemporains, citons au hasard Les Autres et L’Échine du diable, sortis la même année. Heureusement, il est toujours temps de lui redonner la visibilité qu’il mérite.
Oui, il est dans un sale état, mais attendez de voir les autres
GOOD LUCK
Que le film s’ouvre sur une partie de blackjack fait immédiatement sens. Ne dit-on pas que la roue tourne lorsqu’il s’agit d’évoquer le capital chance de tout à chacun ? Sauf que dans ce prologue, l’avantage revient toujours au même joueur, un anonyme au crâne dégarni, accumulant les jetons sans se douter du don qui est le sien. Federico (Eusebio Poncela) arrive alors à la table de jeu, pose une main furtive sur celle du gagnant et le condamne à l’échec le coup suivant. En une poignée de plans seulement, le constat est sans appel : certains individus sont capables de s’approprier la chance des autres par le toucher. Mais le voleur n’est pas plus en sécurité que ses victimes.
Ce n’est qu’à l’issue de cette séquence d’ouverture, voyant Federico à son tour privé de son don par son mentor, alias « Le Juif » (Max von Sydow, formidablement intimidant), que le vrai héros de cette histoire, Tomas (Leonardo Sbaraglia), apparaît, seul rescapé d’un crash aérien. Grâce à la limpidité de sa mise en scène, Fresnadillo réussit d’une part à clarifier rapidement les tenants et aboutissants de son high-concept et à faire converger d’autre part, avec la même aisance, les arcs narratifs de Federico et Tomas. Sur ce point précis, on pense à Incassable de M. Night Shyamalan, qui trouvait le moyen de réunir logiquement ses deux protagonistes une fois chacun introduit de son côté.
Bienvenue dans la salle d’attente des chanceux
Intacto est également un pur film noir, convoquant la myriade de figures inhérentes au genre, du hors-la-loi malgré lui à la petite crapule sans envergure, en passant par le grand manitou intraitable. En optant pour cette approche, le réalisateur s’intéresse d’abord aux répercussions souterraines d’un réseau criminel agissant dans l’ombre. Exit donc le récit dystopique à échelle planétaire, il n’est question ici que d’affrontements minimalistes, clandestins, d’où une imagerie de la coulisse qui favorise l’exploration de lieux interdits ou confidentiels : le sous-sol d’un casino, l’arrière-cour d’une auberge, etc.
Bien sûr, toute société, secrète ou non, obéit à des règles, et dans le cas présent, il ne suffit pas d’être en veine un jour, il faut pouvoir le prouver encore et encore. Raison pour laquelle est organisé un véritable parcours du combattant à l’attention des plus chanceux, devenant concurrents le temps d’épreuves souvent dangereuses, parfois mortelles. Fresnadillo orchestre ainsi de merveilleux morceaux de bravoure, dont une course à l’aveugle en pleine forêt, filmée via une succession de travellings latéraux quasi ininterrompue, durant laquelle chaque arbre menace de stopper net Tomas et ses adversaires.
Dans les bois, personne ne vous entendra crier… de joie
MISE EN GAGE DE L’IMAGE SACRÉE
« Une certitude, si tu n’as pas le don, tu es un don à rien« , explique Federico. Cette réplique suffit d’emblée à comprendre la piètre estime que portent les chanceux à l’égard du commun des mortels, au point où ils ne se contentent pas de voler leurs victimes, mais les asservissent. Un contrôle surnaturel qu’ils exercent sur elles en les photographiant, les clichés obtenus leur servant ensuite de mises de départ pour lancer les paris et tenter de gagner les épreuves.
C’est là que le cinéaste interroge le sens moral de ses personnages. Ici, l’image rend esclave. Un principe qui renvoie à diverses croyances autour du pouvoir de la photographie, capable de capturer les âmes selon certains peuples amérindiens ou praticiens de la magie vaudou. Dans une scène-clé du film, de parfaits inconnus acceptent de se faire prendre en photo, moyennant paiement, et s’avancent un à un derrière un miroir sans tain. On ne peut s’empêcher de les associer à cet instant aux malfrats posant avec leur pancarte sous l’objectif de l’autorité judiciaire.
Fixer son adversaire, c’est le mater un peu
Ainsi, rien ne compte davantage que de sauver les apparences, et l’expression est à prendre littéralement (oui oui). C’est pourquoi « Le Juif » reste cagoulé face à ses ennemis par exemple, ou la raison pour laquelle les parieurs disputent chaque épreuve les yeux bandés. Il y a dans cette attitude une volonté affichée de supériorité, un peu à la manière des joueurs de poker qui se dissimulent derrière leurs lunettes de soleil. Rester à couvert serait donc le privilège des chanceux, à l’inverse des « captifs » dont l’image continuerait d’être exposée au grand jour, circulant librement de main en main.
Pour autant, Fresnadillo n’en oublie pas de réinvestir la photo, en tant qu’objet, de sa valeur purement sentimentale, c’est même ce qui construit l’arc émotionnel des personnages et ce qui participe à réduire les antagonismes entre eux. Quand « Le Juif » tend à Tomas la photographie d’une jeune fille, celui que l’on prenait pour un bourreau implacable se montre tout à coup plus humain, allant jusqu’à se livrer au héros au gré d’un plan-séquence où la caméra se rapproche peu à peu de son visage. Un choix de mise en scène d’autant plus fort qu’il impose au bad guy, auparavant soucieux d’échapper aux regards, une complète mise à nu.
Voilà ce qui arrive quand on oublie de se laver les cheveux
ÉTREINTES BRISÉES
Là où Intacto se révèle particulièrement brillant, c’est dans son habileté à justifier ses partis pris narratifs vis-à-vis des codes du genre. Le motif de la cavale, propre au film noir, n’est jamais une béquille de scénariste ici. Au contraire, si les protagonistes fuient, ils le font avant tout afin d’éviter les rapprochements physiques, une simple caresse pouvant vouer quiconque à une vie de malchance. Le réalisateur fait ainsi de la proximité entre les individus une menace perpétuelle.
Que les plans au ralenti soient essentiellement dévolus à des mains qui se frôlent ou des corps qui se touchent n’a rien d’anodin, tant ils soulignent à la fois le passage irrémédiable d’un état à l’autre, mais aussi le besoin de se reconnecter à son prochain, inconsciemment ou non. Le très beau personnage de la policière en est l’exemple le plus éloquent. Lancée à la poursuite de Tomas et Federico, elle revit sans cesse l’accident de voiture dans lequel sa famille a trouvé la mort, et s’imagine même étreindre son mari alors qu’il s’agit en réalité d’un étranger.
Bien essayé les gars, mais on ne la lui fait pas
Intacto se permet alors de développer un vrai propos sur la culpabilité du survivant, ce que ne manquera pas de confirmer Fresnadillo dans une interview donnée à l’époque au Los Angeles Times. « Mon film est une fable sur les voies étranges que trouve chaque personne pour tenter de se libérer de ce sentiment« , assurait-il, avant d’évoquer ses recherches sur les survivants de l’Holocauste : « Il y a eu des cas où ceux qui ont survécu aux camps de concentration n’ont pas accepté ce qui leur arrivait […] et ont alors risqué délibérément leur vie et celle des autres. […] Cela m’a beaucoup obsédé« .
Perdre le lien avec leurs proches, voilà ce que redoutent les personnages et ce qui les pousse à croire en leur bonne étoile. Si Federico et Tomas contemplent chacun le ciel après avoir subi la pire expérience de leur existence, le premier ayant été dépossédé de sa chance, le second sortant indemne d’une terrible catastrophe aérienne, ce n’est certainement pas dû au hasard. De même quand la policière aperçoit une étoile filante juste au-dessus de sa tête. C’est aussi pour ces brefs moments suspendus que le film gagne à être vu.
Grâce à ce premier film fantastique, dans tous les sens du terme, Fresnadillo a su se faire un nom, avant de transformer l’essai en réalisant son second long-métrage, 28 semaines plus tard, peut-être encore meilleur que le premier volet signé Danny Boyle. Hélas, après l’échec retentissant de son troisième et dernier film à date, Intruders, le cinéaste s’est fait oublier, manquant plusieurs fois l’occasion de revenir par la grande porte, notamment via le projet d’adaptation du jeu vidéo Bioshock, auquel il fut attaché un moment. Mais comme le raconte Intacto, la roue tourne parfois, et c’est tout ce qu’on peut lui souhaiter.
Merci pour cet article sur ce superbe film injustement oublié 🙂
La course dans la forêt était bien violente pour les malchanceux