After Hours (parfois sous-titré Quelle nuit de galère en français) est peut-être le meilleur film que tout le monde oublie dans la carrière de Martin Scorsese.
Quand on évoque l’immense Martin Scorsese, on pense souvent à Mean Streets, Taxi Driver, Raging Bull, Les Affranchis, Casino, Aviator, Les Infiltrés ou encore Le Loup de Wall Street. Depuis 1967 et son premier long-métrage Who’s that knocking at my door ?, Martin Scorsese s’est forgé peu à peu une filmographie impressionnante et est devenu un des cinéastes les plus influents de la deuxième moitié du 20e siècle.
Pourtant, l’Américain n’a pas connu une carrière toute rose et a connu de sacrées descentes aux enfers, notamment à la fin des années 70 à cause de sa consommation bien trop importante de cocaïne. À tel point qu’au début des années 80, alors même qu’il vient d’être salué par la critique et le public pour Raging Bull (nommé à huit reprises aux Oscars) et d’accoucher du sublime La Valse des pantins, le cinéaste est en pleine introspection lorsqu’il se lance dans After Hours, le film qui va sauver sa carrière, voire sa vie.
La nouvelle tentation du cinéma
En 1983, Martin Scorsese est sur le point de concrétiser un projet qui lui tient particulièrement à coeur : La dernière tentation du Christ. Après des mois de préparation, de prospection, le cinéaste tient enfin son deal avec Paramount pour lancer le tournage en janvier 1984. Sauf que trois semaines avant le lancement, alors que le casting est bouclé, que les décors sont en cours de fabrication et les costumes quasiment terminés, le studio se retire du projet, cédant sous la pression de fondamentalistes religieux (et craignant aussi le flop au box-office).
Sans surprise, Martin Scorsese est anéanti. Pire, il se demande même s’il doit continuer sa carrière de cinéaste. Après tout, à cette époque, le Nouvel Hollywood est en train de mourir, laissant place à des productions beaucoup plus onéreuses et grand public. Une mutation du cinéma qui terrifie le cinéaste comme il le confiera dans le commentaire audio de l’édition DVD de After Hours en 2004 :
« [Après l’annulation de La dernière tentation du Christ] je suis rentré chez moi à New York et j’ai vraiment commencé à faire l’inventaire : où en est ma vie ? Qui suis-je ? Quel genre de films ai-je envie de faire ? Est-ce que je pourrai survivre dans ce business ?
Scorsese méditant sur sa vie, terrifié
Je ne savais même plus ce que le business lui-même était réellement à cette époque. À ce moment, les films plus techniques, du moins, les films d’action, les films spatiaux, les films de fantasy, tout ce genre de films étaient devenus bien plus puissants, rapportaient beaucoup d’argent et certains étaient vraiment incroyablement beaux et brillants, donc ma vision semblait terminée. […] J’ai eu beau lire des scénarios pour Paramount, je ne savais plus si j’étais vraiment fait pour être un cinéaste hollywoodien ou simplement un bon cinéaste hollywoodien. »
Martin Scorsese doute donc. Et puis, alors qu’il épluche les scénarios pour tenter de se relancer, il reçoit le script de Lies (qui deviendra donc After Hours) écrit par un jeune étudiant pour sa thèse, Joseph Minion, de la part d’Amy Robinson (productrice qu’il connait bien puisqu’elle a joué dans son Mean Streets).
L’histoire raconte la rencontre de Paul (Griffin Dunne), un jeune informaticien timide, et Marcy, une jeune femme séduisante incarnée par Rosanna Arquette, dans un diner où elle lui propose de la rejoindre cette nuit dans son appartement de Soho. Le point de départ d’une déambulation nocturne cauchemardesque dans les rues du quartier new-yorkais où Paul subira des situations toutes plus dingues les unes que les autres, l’empêchant de terminer sa nuit avec la fameuse Marcy et surtout de rentrer chez lui.
La rencontre qui fait tout basculer
LAST NIGHT IN SOHO
Malgré le faible budget alloué au long-métrage (4,5 millions de dollars) et un salaire de misère, Martin Scorsese accepte le projet notamment grâce aux thématiques du long-métrage. Entre l’anxiété, la paranoïa, le sentiment de culpabilité… le cinéaste est galvanisé, lui qui se reconnaît énormément dans les névroses du personnage principal.
« J’imagine qu’il y a beaucoup de moi dans cette histoire. Quoi que je fasse, je me sens coupable. Même s’il s’agit d’un problème que j’ai résolu, j’ai toujours mauvaise conscience […] On ne peut pas échapper à la culpabilité », confiera-t-il à Richard Schickel dans Conversations avec Martin Scorsese en 2011. Mais plus encore, le long-métrage parle de frustration et forcément, après l’abandon de dernière minute de son épopée christique, le cinéaste en connait un rayon et il n’est pas au bout de ses peines avec After Hours.
Car oui, si le monsieur a pu tourner près de cinq mois sur La Valse des pantins et quasiment dix mois pour son Raging Bull, lui donnant tout le temps nécessaire pour accoucher de ses oeuvres, il n’a que huit petites semaines pour mettre en boîte After Hours. Une minuscule durée de tournage, se déroulant entièrement de nuit à l’été 1984, qui va toutefois permettre à Martin Scorsese de revenir à l’essentiel de son cinéma.
En effet, si le réalisateur prépare minutieusement le film en préproduction, il va rapidement se laisser porter par la fougue du récit. Il affirmera même qu’il a eu la sensation de retourner sur les bancs de l’école avec After Hours, apprenant à réinventer comment faire une image d’une certaine manière. Une nouvelle façon de filmer qu’il doit beaucoup à son chef opérateur Michael Ballhaus, comme il le précisera dans le commentaire audio du DVD :
« Ballhaus a joué un rôle clé dans cela, il avait une attitude européenne vis-à-vis du mouvement de la caméra. Le mouvement n’avait pas besoin d’être parfait, mais il coulait dans le sens de la caméra, vous savez. Il n’était pas un technocrate de cette façon et pareil pour l’éclairage, et [était plutôt porté] par la sensation du film, la paranoïa du film, l’humour de la paranoïa, le sentiment de culpabilité… »
AFTER HORRORS
Un retour à un cinéma plus simple et spontané qui va évidemment surprendre son monde puisque lors de sa sortie en 1985, After Hours ne ressemble à rien de ce qu’a fait l’Américain jusqu’ici. Loin des drames violents, déprimants ou tragi-comiques de sa première partie de carrière, son dixième long-métrage est un petit OVNI. D’ailleurs, dès son premier plan agressif et son travelling avant extrêmement rapide, le long-métrage brusque les spectateurs, comme si Martin Scorsese avait voulu les prévenir qu’il s’apprêtait à les faire rentrer dans un territoire d’imprévus.
Un terrain de jeu tellement imprévisible qu’il est difficile de classer véritablement After Hours dans une seule et même catégorie, le récit mêlant une multitude de genres. Ainsi, alors qu’il se lance comme une étrange romance amoureuse, le long-métrage va rapidement basculer dans une comédie noire parano et kafkaïenne. Capable de rendre autant hommage aux films noirs d’Hitchcock et Welles qu’au screwball comedy (comédie burlesque/loufoque en français) d’Allan Dwan, After Hours ressemble carrément à un film d’horreur.
Déjà, la frustration sexuelle au coeur du récit, entre le rejet des femmes, l’impuissance de Paul ou même des symboles parsemés de castration comme ce requin mordant la bite d’un homme sur un dessin (Scorsese aurait d’ailleurs même demandé à Dunne de rester abstinent durant tout le tournage), est un sacré enfer pour le personnage. Mais dès la course à la mort de son taxi, Paul Hackett semble franchir le Styx en arrivant à Soho. Et ce n’est pas ce trousseau de clés mutant presque en projectile mortel qui amène à penser le contraire.
Tout ce qu’il vit au fur et à mesure de sa nuit nous plonge dans la terreur, qu’il découvre un suicide, soit le témoin d’un cambriolage, assiste à un meurtre depuis sa fenêtre, débarque dans un appartement où des pièges à souris entourent le lit, soit poursuivi par une horde humaine aux airs de zombies, tombe régulièrement sur des têtes de mort ou finisse enfermé dans une statue de papier maché.
Une succession de mésaventures infernales si improbables que la frontière entre le rêve/cauchemar et la réalité devient de plus en plus difficile à distinguer. Notamment quand le long-métrage opère carrément un parallèle flagrant avec Le Magicien d’Oz de Victor Fleming.
Le réveil d’un cauchemar ou la fin d’un cauchemar éveillé
LE MAGICIEN OSE
En effet, Paul Hackett suit une trajectoire proche de Dorothy Gale, désireux de retrouver son chez lui après avoir exploré un monde étrange et compris ce qu’il cherchait vraiment.
Ce n’est évidemment pas anodin si Paul finit par tomber sur une affiche de son propre visage recherché par les habitants : After Hours raconte finalement le parcours d’un homme qui ne se trouve plus, peine à savoir lui-même ce qu’il est vraiment, ce qu’il veut vraiment. Et comme Martin Scorsese s’est lui-même identifié au personnage de Paul, difficile de ne pas voir dans After Hours les propres désirs de Scorsese, espérant se retrouver en tant que cinéaste à travers un cinéma plus primaire et instinctif, un cinéma de tous les possibles.
D’où la puissance régénérante de After Hours sur sa carrière. Avec l’excentricité de sa mise en scène, jonglant entre les gros plans, les inserts, les jeux d’ombres, les longs travellings brutaux et un montage impétueux, Martin Scorsese parvient à décontenancer en permanence dans After Hours. Mieux, il retrouve surtout la vivacité de ces premiers métrages comme Mean Streets et Taxi Driver, cette vigueur et cette liberté créatrice salvatrice qu’il croyait perdues.
De quoi redonner confiance en Martin Scorsese et le relancer une bonne fois pour toutes dans le cinéma. À la fin du tournage du film, il dira même ces mots à la productrice Amy Robinson comme elle le révélera dans le documentaire sur le making-of du film : « Merci de m’avoir rendu mon amour de faire des films ». Une bien belle reprise en main qui sera d’ailleurs récompensée quelques mois plus tard puisque la folie de sa mise en scène lui permettra de recevoir le Prix de la mise en scène (logique) au Festival de Cannes 1986.
Depuis, même si le film a fait un petit carton aux États-Unis et un peu partout dans le monde au box-office (en triplant son budget initial), After Hours est injustement considéré comme un film mineur de la carrière de Scorsese. Pourtant, impossible de ne pas voir comment l’énergie du film a infusé dans le reste de sa carrière entre Les Affranchis, Tombeau ouvert ou plus récemment Le Loup de Wall Street. Autant dire qu’After Hours est peut-être, non seulement le film qui a sauvé Scorsese, mais aussi celui qui a permis l’existence de tout un pan de l’histoire du cinéma.
Mon premier Scorsese, j’avais 16 ans. Ma vie n’a plus été la même après ça !! J’ai compris ce qu’était le vrai cinoche…
Un pur chef d’oeuvre dont je ne me lasse pas.
Excellent film, un de mes préférés!
L’un des films les plus etranges du « Master ». Un cauchemard d’une nuit . Film singulier à la mise en scène magistrale.
L’un de mes scorsese préférés.Il a fallait du temps à ce film d’être réhabilité avec le temps. Malgré sa récompense à Cannes et les critiques élogieuses à cette époque, d’autres chef d’Oeuvre de Papa Martin ont eclipsé ce grand film ,la raison pour laquelle peut être certains ne connaissent pas ou peu ce chef d’oeuvre.
En tout cas,ce film est un régal .
@Noodles
Erreur monumentale corrigée. Une confuse entre rêve et réalité on dirait, j’espère que je vivrai une nuit aussi étrange et terrifiante que Paul pour bien me calmer.
Merci d’en parler ! Grosse claque ! Avec « À tombeau ouvert », un Scorsese qui sait jouer de la comédie et du polar, et même de l’étrange… Superbe !
j’avais adoré ce film qui finalement fait parti de mes classiques à revisionner régulièrement, une qualité photo pleine de naturel à 200 à l’heure…quelle nuit le pauvre….
Merci de faire des articles sur des petits ovni comme celui dont on n’entend plus parler…ou je suis trop vieux 🙂
« Raging bull » oscar du meilleur film ? Vraiment ?
Film assez étrange mais ce qui m’a marqué le plus dans ce film fut de découvrir Linda Florientino ligoté lors d’une séance de bondage … ^^