Après avoir façonné son Django à grand renfort de sang et de boue agglomérés, Sergio Corbucci s’attelle de nouveau à élargir la fenêtre d’Overton du macabre avec Le Grand Silence. Alors que le western spaghetti est au faîte de sa popularité, il plonge le spectateur dans un cauchemar glacial et ouvre sur son héros mutique les portes de l’enfer.
Dans les années 1960, le genre du western spaghetti est en ébullition. Cette déclinaison européenne du célèbre motif américain de la conquête de l’Ouest doit beaucoup aux trois Sergio : Leone lui a donné ses lettres de noblesse grâce à sa trilogie des dollars et Il était une fois dans l’Ouest tandis que Sollima a frappé les esprits avec son Colorado. Quant au prolifique Corbucci, qui en signera sept en tout, il participe de ce foisonnement dès son Justicier du Minnesota.
Mais avant de faire tourner Johnny Hallyday dans Le Spécialiste, le réalisateur décide d’approfondir le sillon noir esquissé avec son culte Django. Et si la présence d’Ennio Morricone à la composition sonne comme un marqueur rassurant, son Grand Silence va complètement renverser la formule classique. C’est en pataugeant dans la neige et le désespoir que son héros mutique interprété par Jean-Louis Trintignant devra se défaire d’un Klaus Kinski terrifiant.
Un homme et une femme et des emmerdes
Wonderful Winter Western
Ah, le western : sa main street écrasée de soleil, son sable éblouissant, ses tempes perlées de sueur à l’heure du duel… Autant dire que le spectateur peu attentif a dû vivre un sacré choc (thermique) devant l’ouverture du Grand Silence et son cavalier en perdition dans les congères.
Pendant toute la durée du générique, on le voit lutter pour ne pas se faire engloutir, jusqu’à ce que son cheval fourbu par l’effort s’écroule. Avant qu’un plan plus large ne trahisse son insignifiance au cœur de ces montagnes imposantes, rendant l’imminence du guet-apens plus implacable encore.
C’est la manière pour Sergio Corbucci, le type de voyagiste à répondre à votre besoin de bronzette en vous envoyant contempler les aurores boréales, de nous introduire aux rigueurs de l’Utah, qui serviront de cadre à son western. Un tel décor est évidemment atypique pour le genre, bien que quelques autres s’y soient risqués avant, notamment La chevauchée des bannis dès 1959. Le fameux La prisonnière du désert de John Ford possède également quelques belles scènes enneigées.
En découle une grammaire esthétique repensée : le blanc l’emporte sur le jaune et les montagnes obstruent l’horizon tel de sombres présages. En plaçant la nature sous l’éteignoir, Corbucci appesantit les silences. Seule la bise trouble les traditionnelles séquences de tension axées sur l’attente. Cette nappe virginale qui étouffe les repères est régulièrement tachée de sang, dans un contraste saisissant que ne renierait pas le Jean Giono d’Un roi sans divertissement.
Quand tu postules pour figurer sur un western parce que t’es frileux
L’impact n’est pas uniquement cosmétique : la neige et le froid renouvellent certains motifs caractéristiques du genre. Outre les déplacements rendus affreusement laborieux, certaines armes gèlent quand d’autres, dissimulées à même le sol, constituent des menaces invisibles susceptibles de renverser un rapport de force. Pour sacrifier à la tradition du duel, mieux vaut penser au préalable à enlever les mitaines. Et gare à son issue, sous peine de rejoindre cette réserve de cadavres à ciel ouvert qu’est devenue la nature, commuée en mémoire de l’innommable.
Ces conditions de vie drastiques déterminent le sort des personnages du film, amplifiant la précarité de paysans et de bûcherons contraints de céder au banditisme pour survivre. Si l’on ne peut affirmer que la misère serait moins pénible au soleil, elle exhale ici le désespoir le plus cru.
Quand t’es dans le blizzard depuis trop longtemps
Dans la lignée de son parti-pris graphique, Le Grand Silence brouille les repères et chamboule le confort moral de certains présumés acquis. Il y a bien un héros pourtant, aisément identifié comme tel et virtuose de la gâchette comme il se doit. Bien qu’il s’agisse du seul western de sa filmographie, Jean-Louis Trintignant a indéniablement la belle gueule de l’emploi.
Reste que son surnom et son mutisme évoquent davantage la mort que la salvation. Un méchant de cinéma en mal de caractérisation ne renierait pas sa balafre, sans compter qu’un de ses marqueurs tient à la singularité létale de sa pétoire.
Précédé d’une réputation inquiétante, Silence (on ne lui connaît pas d’autre patronyme) inspire l’effroi même à ceux qui font appel à lui. Son rapport à la violence est ambigu : s’il s’efforce de ne pas tuer, il mutile ceux à qui il souhaite passer l’envie de (re)jouer de la gâchette.
La violence se dresse sur son chemin avec l’inéluctabilité d’une tragédie grecque : dès son arrivée au village, il lui faut corriger l’indélicat Charlie. Silence n’a rien d’angélique : il sait mieux que quiconque que la bonté se paie souvent au prix du sang et qu’il ne pourra assumer son code moral sans se salir les mains.
Son traumatisme fondateur atteste de ce paradoxe éthique : ses parents ont été assassinés par des chasseurs de prime ayant usurpé les atours de la légalité. C’est pour s’être soumis à la justice, en refusant la voie de la résistance belliqueuse qui lui tendait les bras, que son père a été abattu. Silence a donc toutes les raisons de se défier d’une dévotion aveugle à la loi, sachant mieux que quiconque avec quelle aisance elle peut être pervertie.
Or, le film met précisément sur sa route l’incarnation parfaite de cette confusion. Car le propre de son adversaire Tigrero, c’est de s’attacher à rester du bon côté de la loi. Sauf qu’à rebours du personnage archétypal de justicier solitaire traquant les bandits par grandeur d’âme, lui tire avantage de ses fonctions de chasseur de prime pour pratiquer le meurtre légal. Du rituel « mort ou vif » des avis de recherche, il ne retient commodément que la première proposition.
Pourquoi s’en priverait-il ? Après tout, l’État lui-même est tout heureux de recourir à ses services pour faire le sale boulot. Exploitant à merveille les failles réglementaires et trop malin pour se faire piéger, il va jusqu’à exiger d’être désarmé pour esquiver un rapport de force avec Silence qui lui serait défavorable.
Pour l’interpréter, Corbucci a fait appel à celui qui deviendra la muse fascinante de Werner Herzog, Klaus Kinski (Aguirre, la colère de Dieu, Fitzcarraldo). Son faciès si particulier, qui en fait un lointain cousin de Willem Dafoe au rang des détraqués manifestes, et son caractère le prédisposent aux rôles d’antagoniste. L’acteur est tout de même réputé pour ses crises de colère, sa mégalomanie et ses penchants pédophiles…
Paradoxalement, c’est par une sobriété à toute épreuve que Kinski marque les esprits. Un être aussi profondément mauvais que Tigrero aurait pu autoriser bien des excès : l’allemand prend pourtant le parti d’une intensité tout en retenue, tandis que sa dégaine presque féminine, ses manières cordiales et son sourire doucereux contribuent à instiller le trouble.
C’est ensemble que les deux futurs adversaires arrivent dans la bourgade de Snow Hill. Le shérif en personne complète le trio, dans une déclinaison du Bon, de la Brute et du Truand dont les rôles seraient plus ambigus encore que dans l’original.
Après tout, qu’est-ce qui sépare Silence de son ennemi ? Le premier tue également contre de l’argent, comme ne manque pas de lui rappeler l’atypique veuve afro-américaine (Vonetta McGee) qui l’emploie. Confronté à la roublardise de son adversaire, le héros se retrouve à devoir jouer les provocateurs pour justifier sa neutralisation. Ce qui n’est pas sans soulever quelques interrogations : si Tigrero est irréprochable aux yeux de la loi, est-il juste de s’en prendre à lui ?
L’intrigue se déploie dans un monde en perte de repère, dans les dernières lueurs du XIXe siècle. Cow-boys et shérifs sont proches de rétrograder au rang de vestiges archaïques. L’impunité de Tigrero symptomatise les dérives d’un système menacé d’obsolescence : il faut voir avec quelle décomplexion il demande l’aide du shérif pour charger un cadavre pour comprendre qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de l’Utah.
Blanc c’est blanc, l’espoir est défaillant
De ces choix esthétiques et de ce brouillage thématique découlent une ambiance sinistre, d’autant plus prégnante que l’intrigue s’adosse à une authentique crise historique : la Guerre du comté de Johnson, qui a également inspiré La Porte du Paradis de Michael Cimino.
Ce conflit opposa de modestes colons aux riches éleveurs les accusant de voler du bétail dans le Wyoming de 1890. Il a servi de modèle à ces pauvres hères poussés au banditisme par la famine : dans Le Grand Silence, ceux qui s’échouent du mauvais côté de la loi ne sont pas appâtés par le gain, seulement affamés. S’ils s’en prennent aux voyageurs, c’est pour manger, y compris leur cheval.
La communauté de Snow Hill se retrouve en étau entre des conditions de vie draconiennes, la peur des criminels et la puissance tyrannique des chasseurs de prime, de la même manière que des hommes de main avaient été recrutés pour détruire la résistance des colons dans la guerre du comté de Johnson.
De ce substrat de désespoir, qui favorise l’émergence d’un être aussi abject que Tigrero, Sergio Corbucci tire un western d’une noirceur vertigineuse. Au point que le terme « crépusculaire » paraît réducteur : si le soleil rend les armes, ce n’est pas pour quelques heures, mais, semble-t-il, à jamais.
Puisque le juge est un banquier véreux, seul le shérif (Frank Wolff, sosie officieux d’Antoine Duléry) est encore garant d’un certain compas moral. Lui a compris qu’il fallait nourrir les miséreux et non les combattre, mais ses efforts pour garder le cap exhaussent in fine le constat de son impuissance.
Dans Le Grand Silence, la noblesse d’âme est châtiée et les tentatives pour s’opposer au nihilisme impitoyablement broyées. Victime d’ironie tragique, le shérif sauve à deux reprises la vie de Tigrero avant de payer au prix fort un acte de bonté à son égard. Quant au héros, sa volonté de handicaper ses cibles plutôt que les tuer excite de terribles sentiments de vengeance.
Si bien que lorsque les deux personnages principaux renouent avec leur archétype, la balance a déjà perdu son équilibre. Tigrero fait étalage de son sadisme, en alignant meurtres de sang-froid et scènes de torture, mais Silence ploie sous le poids du code d’honneur qu’il s’efforce de respecter. Dans un monde si désabusé, le costume de héros se révèle trop lourd à porter.
L’intrigue culmine en une fin d’une noirceur jusqu’au-boutiste. Piégé par l’habitude, le spectateur attend naïvement un rebondissement miraculeux, un sursaut similaire à ces milliers de fictions faciles dans lesquelles la situation la plus compromise ne sert qu’à mettre artificiellement en relief une catharsis courue d’avance.
À l’inverse, Corbucci s’adonne au nihilisme avec une certaine complaisance, anéantissant consciencieusement tout motif d’espoir et toute consolation morale à laquelle le spectateur aurait pu se raccrocher.
Horrifiés par tant de pessimisme, les producteurs exigèrent qu’une nouvelle fin soit tournée. Selon la légende, Corbucci a fait exprès de la rendre suffisamment grotesque et invraisemblable, en rupture complète avec le reste du long-métrage, pour qu’elle demeure inexploitable.
On ne peut s’étonner que Quentin Tarantino se soit particulièrement inspiré de la filmographie du réalisateur quelques décennies plus tard. Quand à son Django Unchained au titre évocateur succédèrent Huit salopards engoncés dans la neige et l’amoralité. Par sa conclusion d’un nihilisme absolu, Le Grand Silence s’assure une place à part dans la riche histoire du genre. Avant que le western spaghetti ne s’abîme dans sa propre caricature inconséquente, Sergio Corbucci en livre un diamant brut d’une noirceur stupéfiante.
Santa Klaus!vous m’avez flingué !mdr
Sans doute le film le plus sombre de Corbucci.
Le duel Trintignant/Kinski cultissime comme jamais. partition mémorable de Morricone ,une foi n’est pas coutume. Grand western .
@M.X.. Merci pour l’info sur Durango. je ne conaissais pas.
plus que cela, avec django, un western culte, et en plus, ce film a servit de base à l’excellente bd durango, notamment son premier album, les chiens meurent en hiver!!
Un excellent western spaghetti.