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Sexe, mensonges et vidéos : drame sexuel et révélation d’un grand cinéaste

Par arnold-petit
31 janvier 2023
MAJ : 24 mai 2024
3 commentaires
Sexe, mensonges et vidéos : photo

Sexe, mensonges et vidéos, le premier film de Steven Soderbergh, est un objet troublant et fascinant, en plus d’avoir révélé un grand artisan du cinéma.

Que ce soit grâce à ses partis-pris audacieux ou son ambition perpétuelle d’expérimenter de nouvelles techniques de captation, de production ou de diffusion aussi bien au cinéma qu’à la télévision, Steven Soderbergh s’est imposé comme une des grandes figures de l’audiovisuel américain. En trois décennies, le prolifique cinéaste a développé une filmographie quelque peu singulière, enchaînant films à très gros budget, productions plus modestes et séries télé en multipliant les tâches et les projets avec une indépendance et une liberté que peu de réalisateurs possèdent.

Cette trajectoire atypique qu’il a continué de suivre tout au long de sa carrière avait démarré par une entrée fracassante dans l’industrie, lorsqu’à 26 ans, Soderbergh reçut la Palme d’or à Cannes en 1989 pour son premier long-métrage, Sexe, mensonges et vidéos, devenant ainsi le plus jeune réalisateur à recevoir cette distinction depuis Louis Malle en 1956. 

Au regard de ses autres productions, ce coup d’essai devenu coup de maître apparaît désormais comme un film mineur, et le réalisateur a déclaré avec plaisanterie à Esquire en 2014 que le regarder aujourd’hui serait comme « regarder quelque chose de l’ère victorienne« . Mais malgré sa sobriété et sa simplicité, Sexe, mensonges et vidéos reste un film hypnotique et éblouissant qui a prouvé tout le talent de Steven Soderbergh et transformé le cinéma américain.

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoJe filme donc je suis

 

STRIP-TEASE

Tout a commencé par trois notes : « Un film sur la tromperie et des boucles d’oreilles perdues« , « Tout le monde a un passé » et « Un ami sur le canapé. Liaison avec la femme. » En 1986, Steven Soderbergh écrit ces trois idées dans un carnet, sans imaginer qu’elles lui apporteraient la consécration trois ans plus tard. Après 18 mois passés à enchaîner les petits boulots en tant que free-lance à Los Angeles, il revient à Bâton-Rouge en Louisiane en ayant le sentiment d’avoir échoué.

Il monte un clip pour le groupe Yes, ce qui lui permet de réaliser le film de leur concert, puis il est engagé pour écrire quelques scénarios. Cependant, son esprit revient sans cesse à ces trois notes et cette histoire, plus personnelle, inspirée d’une relation avec une femme qu’il trompait. Après avoir revendu ses affaires, il quitte Bâton-Rouge pour retenter sa chance à Los Angeles et écrit la première version d’un scénario en huit jours seulement.

Avec une étonnante facilité, il parvient à lancer le projet et obtient 1,2 million de dollars de budget, majoritairement de la part de RCA/Columbia Home Video (la société prévoyait d’amortir son investissement avec la sortie en VHS et Soderbergh pensait que le film n’arriverait même pas en salles et ne serait qu’une ligne dans son CV lui permettant « de trouver un emploi pour un vrai film » comme il le racontera en 2014 à FlavorWire).

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoLost Highway

 

Tourné à Bâton-Rouge en un mois à peine, Sexe, mensonges et vidéos explore les relations entre quatre personnages, Ann (Andie MacDowelle), une femme au foyer qui ne ressent plus de désir sexuel, John (Peter Gallagher), son mari avocat qui a une liaison avec la soeur d’Ann, Cynthia (Laura San Giacomo), qui travaille comme barmaid et qui affiche librement sa sexualité, et Graham (James Spader), un ancien ami de faculté de John. Une relation ambiguë s’installe entre Ann et Graham, qui lui confesse son impuissance et le fait qu’il comble cette frustration en filmant des femmes qui parlent de leur vie sexuelle tandis qu’elle développe peu à peu une fascination pour lui.

Dès la scène d’introduction, Soderbergh présente avec précision son quatuor et ses intentions : le film s’ouvre sur Ann, qui rend visite à son psychiatre. Alors qu’elle lui raconte son obsession pour les poubelles, laissant immédiatement imaginer comment ses névroses affectent ses relations sociales, un montage alterné montre la liaison adultère de John et Cynthia et l’arrivée de Graham sur la voix off de Ann, qui poursuit en parlant de sa vie sexuelle misérable et du fait qu’elle considère la masturbation comme absurde. La parole devient ainsi un moyen de se libérer, de fuir la tromperie bâtie autour du sexe dans un climat bourgeois et aliéné de la réalité.

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoScènes de la vie conjugale

 

Le désir, la passion ou la promiscuité sont totalement dissociés de la sexualité des personnages (aussi bien entre John et Ann, entre John et Cynthia et entre Graham et les femmes en général). Tous se sont enfermés consciemment ou inconsciemment dans le mensonge, et cette idée d’emprisonnement se traduit dans les encadrements de portes, les décors et les espaces dont Soderbergh se sert pour piéger ses personnages dans le cadre, mais aussi dans l’utilisation d’une voix off quand ils disparaissent de l’écran ou qu’ils téléphonent (procédé qui deviendra caractéristique du style de Soderbergh).

Contrairement à ce que son titre provocateur porte à croire (certains agents ne voulaient pas montrer le scénario aux acteurs parce qu’ils pensaient que serait un film pornographique), il n’y a pratiquement pas de nudité dans le film et les scènes de sexe sont si elliptiques que ce qui n’est pas montré s’avère plus excitant que ce qui est montré. Pourtant, le film dégage une profonde sensualité grâce à la réalisation fluide et délicate de Soderbergh.

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoBad Girls Need Love Too

 

Plutôt que d’exhiber les personnages, Soderbergh les dépouille de leurs artifices, scrute leurs interactions à l’aide d’une mise en scène tantôt curieuse, tantôt pudique, mais toujours juste, capable de créer une atmosphère toujours plus perturbante à partir de quelques détails ou d’un simple mouvement. Comme lors du premier diner entre Ann, John et Graham, où la scène bascule de la comédie au drame psychologique dans un même plan, simplement par le jeu de James Spader pendant le travelling circulaire de la caméra autour de la table.

Le réalisateur use souvent de gros plans serrés sur Ann et Graham et s’attarde longuement sur leurs expressions et les traits de leurs visages pour que leur peau finisse par refléter leurs troubles intérieurs. Le rougissement de Ann en évoquant ses pensées de masturbation ou la transpiration de Graham pendant qu’il discute de ses cassettes avec Cynthia. La caméra de Soderbergh parvient presque à rendre palpable la connexion physique qui naît entre les deux personnages, mais aussi les frustrations personnelles, les pulsions et les envies qu’ils dissimulent sous les apparences.

Le cinéaste s’appuie pleinement sur ce qu’il appelle la « physicalité » de ses acteurs et actrices, envisageant la direction d’acteurs comme une chorégraphie entre la caméra, prolongement de son propre corps, et celui des interprètes. Cette volonté de jouer avec le corps et les comportements des acteurs transparaît clairement et le réalisateur poussera la démarche encore plus loin dans la suite de sa carrière en devenant directement son propre directeur de la photographie, pour intensifier sa relation avec le casting sur le tournage.

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoPleasure by Proxy

 

CONFESSIONS INTIMES

Comme plusieurs futurs films de Steven Soderbergh, Sexe, mensonges et vidéos se compose comme une étude des comportements sociaux et individuels, notamment les plus intimes. Le sujet du film, plus largement que le sexe, reste les relations humaines et la solitude qu’elles peuvent entraîner : les quatre personnages du film passent leur temps à se chercher, se frôler ou se repousser dans un perpétuel jeu du chat et de la souris où personne ne gagne. Tous se déplacent les uns vers les autres, attirés par un irrépressible besoin de contact charnel, et au milieu de cette histoire relativement classique d’adultère et de secrets bien gardés, Soderbergh présente la vidéo comme un révélateur.

Face à la caméra de Graham, ces femmes laissent de côté toute l’artificialité de leur quotidien pour se livrer et se mettre à nu, au sens métaphorique du terme. Après s’être offerte au regard de l’objectif du voyeur, Cynthia s’aperçoit qu’elle ne veut plus être avec son amant et que faire l’amour avec lui n’est plus si intéressant tandis que Ann s’émancipe en faisant la rencontre de Graham et se libère des mensonges que lui impose son statut social de femme au foyer désespérée.

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoConversation secrète

 

Dans une scène cruciale du film, Ann prend la caméra que Graham utilise pour filmer des femmes et la retourne contre le voyeur, inversant les rapports de force et devenant la « réalisatrice » de sa vie. Désormais, c’est lui l’objet. La caméra représente alors un pouvoir qui, derrière la grandeur de l’illusion cinématographique, est mis au service de la vérité, encourageant celui ou celle qui s’expose au regard transperçant de la vidéo à se dévoiler totalement.

Ce que montrent les cassettes importe finalement moins que ce qu’elles cachent : la vulnérabilité de Cynthia, la frustration de Ann ou le déni de Graham, qui se réfugie sous un masque et se place en spectateur des relations humaines derrière son écran pour éviter d’admettre qu’il se ment aussi à lui-même avec sa quête de vérité et de rédemption.

Dès lors, le récit s’attache à défaire le tissu de mensonges du quatuor et à feindre la routine de ses personnages pour mieux déconstruire leurs relations superficielles, bâties sur du faux, et en préserver d’autres, plus précieuses et plus authentiques, qu’elles soient familiales (entre Ann et Cynthia) ou sentimentales (entre Ann et Graham).

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoEyes Wide Open

 

C’est là que réside tout l’intérêt de Sexe, mensonges et vidéos : dans l’intimité, l’honnêteté et le hors-champ. Dans ces gestes souvent plus révélateurs que tous les mots. Dans cette tension érotique qui se dégage entre Ann et Graham lorsqu’elle caresse son verre pendant leurs conversations. Dans le regard et les gestes lascifs de Graham quand il regarde ses cassettes. Et, plus généralement, dans la manière dont Steven Soderbergh utilise la vidéo pour s’interroger sur la dimension voyeuriste du cinéma et sur la capacité de l’art à distinguer le vrai par-delà les apparences pour sortir de sa propre fiction et avancer vers une véritable réalité. 

L’écran symbolisant l’espace du dialogue et du désir charnel, ce n’est pas anodin si le moment d’intimité que partagent Ann et Graham se déroule en dehors du cadre, à l’abri du regard voyeuriste du spectateur. Ce qui se passe une fois la caméra éteinte restera implicite, préservé par la poésie du hors-champ.

Au-delà du paradoxe autour du cinéma et du non-dit, du non-filmé, il y a quelque chose de sublime dans ce geste de pudeur et d’humilité de la part du réalisateur de décider quoi montrer, mais aussi ne pas montrer, de savoir quand arrêter sa caméra au bon moment, comme un conteur qui saurait quand se taire pour laisser parler le silence. Cette approche, qui pourrait être qualifiée hâtivement d’intellectuelle, témoigne surtout du talent et de la maturité précoces d’un cinéaste qui prend plaisir (sans mauvais jeu de mots) à déjouer les attentes pour mieux les satisfaire ensuite. Avec ce premier film, il délivrait une introspection psychologique bouleversante sur le couple et les rapports intimes, un trésor de délicatesse qui s’avère infiniment plus subtil qu’il n’y paraît.

 

Sexe, mensonges et vidéos : photoBurn After Reading

Outre la révélation de son auteur, Sexe, mensonges et vidéos a aussi rencontré un succès qui a changé à jamais l’histoire du cinéma américain, plus particulièrement du cinéma indépendant. Après sa projection à l’US Film Festival (bientôt rebaptisé Sundance Film Festival), où il décroche le prix du public, Miramax (dirigé par Bob et Harvey Weinstein à l’époque) s’assure la distribution avec un accord inédit et le film permet à la société d’expérimenter des stratégies agressives de promotion et de diffusion. L’objectif : brouiller la ligne entre le cinéma indépendant et Hollywood, ou, plus exactement, de transformer le cinéma indépendant en une industrie suffisamment lucrative pour que le système hollywoodien en profite.

Dans un premier temps, Sexe, mensonges et vidéos sort dans quatre salles le 4 août 1989. Mais après deux semaines, il est diffusé sur plus de 500 écrans à travers tout le pays, y compris dans des villes où jamais un film de ce genre n’avait été montré. Le film, qui avait coûté 1,2 million de dollars et devait en gagner 4 pour être rentable, récolte 25 millions de dollars aux États-Unis et 36 millions à l’international. Sa Palme d’Or et ses chiffres du film au box-office marquent un tournant dans le paysage cinématographique américain et la carrière de distributeur et producteur de Miramax. Le Sundance Film Festival deviendra un événement pour tous les jeunes cinéastes et producteurs aux dents longues tandis que les frères Weinstein retourneront à Cannes en 1994 pour s’associer à une autre Palme d’Or : Pulp Fiction de Quentin Tarantino.

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Sexy

Sexy

100% d'accord revu à l'occasion de sa remastérisation ce film est exceptionnel

Ouech

Mouais

Ca ne vaut pas son trop méconnu The Underneath (« A Fleur de peau » en fr / 1994) : LE meilleur film de Soderbergh.