Adapté du roman de Jane Austen, l’Orgueil et Préjugés de Joe Wright remet en question les notions de regards masculins et féminins au cinéma.
Tout bon classique qui se respecte est invariablement voué à se voir affublé d’une myriade d’adaptations audiovisuelles. Aussi, l’Orgueil et Préjugés de Jane Austen n’a nullement fait exception à la règle. De la première transposition pour le grand écran par Robert Z. Leonard en 1940 au plus récent (et burlesque) Orgueil et Préjugés et Zombies de Burr Steers, en passant par les deux mini-séries de la BBC en 1980 et 1995 ou encore la réinterprétation moderne avec Le Journal de Bridget Jones, le roman original en a vu de toutes les couleurs.
Autrice réaliste exercée aux récits de moeurs, Jane Austen use de son écriture pour mieux dépeindre les conflits propres à la condition féminine à l’aube du 19e siècle. Inutile donc de présenter cette dernière comme féministe et engagée au risque de flirter avec le pléonasme. Pourtant, de toutes les susmentionnées versions, celle de Joe Wright portée par Keira Knightley est peut-être celle qui honore au mieux le récit d’Austen par la mise en scène d’un regard fondamentalement féminin.
À la recherche du regard perdu
This is a (wo)man’s world
Avant de rentrer dans le vif du sujet, un bref rappel des termes et caractéristiques dudit regard féminin sont probablement bienvenus. Théorisé par la critique et réalisatrice Laura Mulvey en réponse au regard masculin (male gaze), le « female gaze » a pour but de questionner le regard du spectateur sur les protagonistes féminins d’un contenu culturel quelconque.
Selon les propos de la principale intéressée dans son essai « Visual Pleasure and Narrative Cinema » publié en 1975, « les femmes au cinéma occupent deux fonctions : celle d’un objet érotique pour l’un des personnages propres à la diégèse du film, et celle d’un objet érotique conçu pour le spectateur qui la regarde« . Le regard féminin a donc comme principe premier de prendre le contrepied de cette démarche objectifiante.
Les spectatrices blasées du male gaze
En vue d’aboutir au mieux à un personnage féminin qui ne soit pas réduit au simple fantasme dénué de substance, un respect total de la perspective féminine semble évidemment de mise. Ce dont profite justement le roman Orgueil et Préjugés, puisque figurant toute une flopée de personnages féminins hauts en couleur – dont sa protagoniste Elizabeth Bennet – et bien évidemment, écrit par une femme.
Outre cette base de travail résolument féminine, la transposition du texte d’origine pour le grand écran a elle aussi été assurée par deux femmes : l’écrivaine Deborah Moggach, mais aussi l’actrice et productrice Emma Thompson (Raison et Sentiments, Annie), laquelle a rédigé deux scènes pour le film. Dans l’ombre de toutes ses femmes se dresse néanmoins une question de taille : quid de Joe Wright ?
S’il est bien malvenu de réduire le cinéaste à la redoutable triade « homme – cisgenre – hétérosexuel », il ne s’agirait nullement de ne pas interroger cette réalité. En effet, il n’est pas rare de retrouver dans le paysage audiovisuel pléthore d’ouvrages écrits par des autrices et dont les intrigues sont de surcroit portées par des personnages féminins, a être pourtant transposés à l’écran par des hommes.
On pense notamment aux trilogies Young Andult Twilight (à l’exception du premier opus signé par Catherine Hardwicke), Hunger Games et Divergente, au roman graphique Le Bleu est une couleur chaude (La Vie d’Adèle au cinéma), ou encore, à moult adaptations sérielles et cinématographiques des Quatre Filles du Docteur March, pour n’en citer qu’une poignée.
Néanmoins, un rapide coup d’oeil à la filmographie du brave Joe Wright suffit à réaliser que celui-ci est un habitué du prisme féministe. Si Orgueil et Préjugés est son tout premier long-métrage, le cinéaste a par la suite conduit bon nombre de films majoritairement portés par des femmes, tels que Reviens-moi en 2007, Hanna en 2011, Anna Karénine l’année suivante, ou encore, le plus récent (et discutable) La Femme à la fenêtre pour Netflix.
À titre indicatif, il est aussi le réalisateur de trois publicités pour le parfum Coco Mademoiselle de Chanel, dont Keira Knightley a été l’égérie pendant plus d’une décennie. À l’issue de sa seconde campagne en 2011, Wright en a ainsi profité pour déclarer à Vogue :
« J’ai l’impression que Keira [Knightley, nldr] a pris le contrôle de sa propre image. Ce que nous avons essayé de faire ici, c’est de commencer par cette histoire centrée sur le regard masculin pour en faire quelque chose sur le regard féminin. L’idée principale repose sur l’artifice d’une sexualité faussement projetée« .
Femme forte et indépendante court dans les hautes herbes
« YOU BEWITCHED ME, BODY AND SOUL »
Il est en quelque sorte possible de rattacher l’approche précitée au film de 2005. Contexte sociohistorique oblige, les différents rapports entre hommes et femmes ne brillaient pas exactement selon les notions d’audace ou de laisser-aller. De fait, cette version d’Orgueil et Préjugé se caractérise plutôt par la retenue et la frustration manifeste entre les personnages principaux.
Le premier est la seconde fille d’une fratrie de cinq soeurs, et se distingue notamment par sa vivacité d’esprit et son indépendance. Le second est le maître du domaine de Pemberley dans le Derbyshire, au caractère taciturne, compendieux, voire hautain. Autant d’attributs qui attisent tout d’abord l’hostilité d’Elizabeth envers Fitwilliam Darcy (Matthew MacFadyen). Et ses actes à l’encontre de sa soeur Jane (que ce dernier éloigne sciemment de son ami Charles Bingley), ne pourront que l’attiser un peu plus par la suite.
À mesure que le récit progresse, toutefois, les personnages se surprennent à se laisser aller au charme de l’autre – une réalisation qui a tôt fait de les déstabiliser tous deux. Le développement lent et contrarié de leurs sentiments respectifs est ainsi pleinement sous-tendu par le dispositif cinématographique de Wright. Mais au lieu de dépeindre frontalement l’attirance naissante entre Elizabeth et Darcy, le cinéaste prend plutôt le temps de promener sa caméra sur les regards et les gestes discrets qu’ils s’échangent.
Ce procédé est aussi lascif que lancinant, et brille notamment par sa subtilité. Aussi, le spectateur a-t-il tout le loisir d’observer la langueur croissante entre les personnages, avant même que ceux-ci en prennent conscience. Cette version-ci d‘Orgueil et Préjugés brille de fait par sa mise en scène du désir féminin et ses multiples nuances. Sexuelles, certes, mais aussi romantiques, spirituelles ou encore camarades.
Il s’agit par ailleurs important de souligner qu’Elizabeth est moins reconnue pour ses atouts physiques que son intelligence et c’est cette même acuité qui finira par séduire Darcy. Le fait que le protagoniste féminin ne soit pas réduit à un canon de beauté lubriquement courtisé par son homologue masculin est une garantie d’engagement pour les spectatrices. D’autant plus que Joe Wright met un point d’honneur à ce que les différentes femmes figurées par le récit ne soient pas seulement regardées, mais puissent également jouir d’une mise en valeur de leurs propres regards et considérations.
Aussi, lorsque Darcy, détrempé par une pluie battante, demande la main d’Elizabeth et que cette dernière refuse (une scène magistrale au demeurant), celui-ci prend soin de justifier les actes reprochés par la jeune femme avant de s’appliquer à faire amende honorable auprès des Bennet. Et franchement, existe-t-il quelque chose de plus affriolant pour une femme qu’un homme qui l’écoute et se remet en question ? Non.
Dans le livre original, Elizabeth accompagne au cours de l’été son oncle, Mr Gardiner, et sa femme dans le Derbyshire. Ces derniers ont ainsi l’opportunité de visiter la demeure de la famille Darcy, laquelle est ouverte aux visiteurs en l’absence de celui-ci. La jeune femme se retrouve alors bon gré mal gré dans l’enceinte d’une galerie de portraits. Or, dans le film de Wright, les portraits sont remplacés au profit de splendides statues de marbre.
La scène où le personnage de Keira Knightley se retrouve face au buste sculpté de Fitzwilliam peut ainsi être considérée comme un second « meet cute« (terme anglophone utilisé pour définir une convention propre aux intrigues romantiques par laquelle deux potentiels tourtereaux se rencontrent pour la première fois) entre les personnages. Il est limpide lors cette séquence que les sentiments d’Elizabeth vis-à-vis de Darcy ont évolué. Et lorsque la gouvernante du domaine relève à ses côtés la beauté du maître de maison, la jeune femme ne peut que répondre par l’affirmative, visiblement émue.
Handsome face
L’un des passages les plus iconiques, et a fortiori, représentatif du female gaze dans le film, est irrévocablement celui clôturant la visite d’Elizabeth à Netherfeild. Alors que le personnage de MacFadyen raccompagne les deux soeurs à leur calèche, il se surprend à tenir la main de la jeune femme pour l’aider dans sa montée. Confuse par ce geste, esquissé de surcroit sans gants pour prévenir de tout contact épidermique, celle-ci porte son regard sur la main de Darcy, puis sur son visage. Un mouvement qu’épouse sciemment le dispositif cinématographique du cinéaste.
Puis, alors que le personnage se retourne pour prendre congé de la situation, la caméra s’attarde sur sa main. Il serre et desserre compulsivement ses doigts. Bien entendu, ce geste est ouvert à de multiples interprétations, mais implique avant tout que l’un et l’autre ont été surpris par cette proximité soudaine, aussi brève fût-elle.
L’impact de ce détail sur le récit et par extension, le spectateur, est d’autant plus éminent qu’il résulte d’une improvisation de Matthew MacFadyen. À l’occasion d’un entretien accordé à NPR en 2022, l’acteur a ainsi confié : « Joe [Wright, n.l.d.r] ne manque jamais rien, il a un rapport éveillé à toute chose. Il m’a vu faire ce geste tandis que je répétais la scène pour une prise. Et je me souviens qu’il a voulu le capturer. Il a donc réalisé ce plan supplémentaire sur ma main. »
Ce geste est traducteur d’une faille dans la coquille savamment érigée par le personnage entre lui et le reste du monde. L’acteur le reconnaît lui-même lors du même entretien, « Darcy est si coincé et stoïque, il ne peut pas se résoudre à montrer quoi que ce soit. » Pourtant, en réalisant un insert sur cet ébranlement momentané, Joe Wright rend non seulement compte du regard d’Elizabeth sur le personnage, mais appuie également l’ampleur des répercussions intimes sur ce dernier. Toute trahison physique provenant d’un individu expressément caractérisé par son austérité se veut ainsi lourde de sens, d’autant plus aux yeux du personnage de Keira Knightley.
Il n’est nullement exagéré d’avancer que Fitzwilliam Darcy est le personnage masculin le plus complexe du corpus littéraire de Jane Austen. Là où Joe Wright parvient à le rendre plus attractif encore à son audience, c’est en figurant sans détour la vulnérabilité de ce personnage, quitte à proposer une vision de ce dernier aux antipodes des idéaux virils traditionnels. Le cinéaste passe ainsi outre toute convention de masculinité performative pour mieux questionner les notions de genre au sein des sociétés modernes.
Par-dessous son apparente impassibilité, Darcy est en réalité sensible, profondément attaché à sa jeune soeur et introspectif. Il est aussi ouvert et respectueux du refus potentiel de la femme qu’il souhaite maladroitement séduire, ne cherchant nullement à l’importuner dans le cas où ses sentiments ne seraient pas partagés. Somme toute, le personnage est un homme écrit par une femme et conçu pour plaire à son lectorat féminin – ce que Wright s’applique à mettre en scène.
Il existe plusieurs façons de porter à l’écran un ouvrage : celle fermement appliquée à être fidèle à l’oeuvre originale, celle qui n’en réemploie que les grandes lignes, et enfin, celle usant plus librement de l’oeuvre en question pour inspirer un autre récit. Il est bien connu des aficionados de Jane Austen que la version d’Orgueil et Préjugés proposée par Joe Wright n’est pas exactement la plus respectueuse du roman. Néanmoins, elle est peut-être celle à retranscrire au mieux l’idée même du roman, à savoir, la perspective féminine de son autrice et de ses personnages.
completement cramés chez Ecran Large
Un beau film mais son Reviens-moi est un chef-d’oeuvre absolu.