Sydney Pollack et Robert Redford contre la CIA, une histoire de complot et de pouvoir… C’est Les Trois jours du condor, le thriller parano à son meilleur.
Dans le genre des thrillers paranoïaques des années 70, Les Trois Jours du Condor s’est instantanément imposé comme un classique. Réalisé par Sydney Pollack à une époque où la confiance des Américains en leurs institutions est au plus bas, le cinéaste se nourrit pleinement de ce contexte politique et social pesant pour le transformer en un film d’espionnage oppressant, dans lequel Robert Redford incarne un employé de bureau de la CIA qui se retrouve au coeur d’une conspiration politique.
Entre action et suspense, le résultat constitue un modèle de film sur la paranoïa et le complot, qui reflète exactement le malaise de cette ère du soupçon au sein de la société américaine, et son message est tout aussi pertinent aujourd’hui.
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Paranoïak
Si les années 60, malgré les inégalités et les tensions, ont été une période de révolution politique, civique, technologique et culturelle, les années 70, elles, sont un retour brutal à la réalité. L’assassinat de John F. Kennedy en 1963, de Malcolm X en 1965, puis de Martin Luther King et Robert Kennedy en 1968, la guerre du Viêt Nam qui s’enlise, Charles Manson et la multiplication des tueurs en série, les Pentagon Papers, le premier choc pétrolier de 1973 et les mensonges de Richard Nixon plongent les États-Unis dans un climat délétère, dont va s’imprégner le cinéma hollywoodien.
Les désillusions et la méfiance des citoyens américains vis-à-vis de leurs dirigeants à la suite du scandale du Watergate, qui éclate en 1972, et de la démission du président Nixon en 1974 inspirent plusieurs cinéastes, qui réalisent alors des films en prise directe avec les peurs et les interrogations des citoyens américains en s’attaquant au pouvoir de l’ombre et aux secrets que le gouvernement cache au public.
Tandis que Francis Ford Coppola et Alan Pakula réalisent Conversation secrète et À cause d’un assassinat, deux films qui deviendront eux aussi des classiques du thriller paranoïaque des années 70, Sydney Pollack est contacté par son ami Robert Redford, avec qui il vient de tourner Nos plus belles années, leur troisième collaboration après Propriété interdite en 1966 et Jeremiah Johnson en 1972. L’acteur, dont l’engagement politique et artistique s’affirme, lui propose un projet que lui a envoyé le producteur Dino De Laurentiis : l’adaptation d’un roman d’espionnage de James Grady, Les Six Jours du Condor, par Lorenzo Semple Jr, le scénariste derrière le film Batman en 1966, qui a aussi écrit… À cause d’un assassinat.
Déçu par l’expérience et l’échec de Yakuza, Sydney Pollack accepte le projet comme un film de commande, dans un genre qu’il n’a pas encore exploré. Avec le scénariste David Rayfiel (un de ses fréquents collaborateurs) et l’implication personnelle de Redford, le réalisateur se réapproprie totalement le scénario et modifie plusieurs éléments, en plus du titre et des noms des personnages. Notamment, le secret couvert par la CIA n’est plus un trafic de drogues entre les États-Unis et le Laos, mais une opération géopolitique pour prendre le contrôle de champs de pétrole au Moyen-Orient.
Mais durant la production, en plus du Watergate, l’affaire dite des « bijoux de famille » est aussi révélée, et le film semble presque prémonitoire alors que les activités illégales de la CIA comme la surveillance domestique, les plans de coups d’états à l’étranger ou les tentatives d’assassinats politiques sont dévoilées par la presse, comme le racontera Sydney Pollack au magazine Jump Cut en 1976 : « Le film était aux trois quarts terminé avant que les révélations de la CIA ne commencent à arriver. Nous faisions un thriller pur et dur. C’est ce que nous voulions faire. Et nous avons été choqués de voir qu’une grande partie de ce que nous avions imaginé était en train de se produire.
Nous avons été absolument abasourdis. L’objectif était, tout d’abord, de faire en sorte que le film soit fidèle au genre du thriller, et dans ce cadre, d’explorer certaines idées autour de la suspicion, la confiance et la moralité. »
Max von Sydow, le tueur cynique et insensible par excellence
SPY GAME
Malgré son histoire et ses thématiques, qui trouvent une résonance contemporaine inattendue, Les Trois Jours du Condor ressemble effectivement à un thriller d’espionnage traditionnel au premier abord. Le scénario et l’ambiance évoquent directement les films d’Alfred Hitchcock comme Cinquième Colonne ou La Mort aux trousses, avec un héros pris malgré lui dans une machination dont il va tenter de découvrir la vérité, et Sydney Pollack reprend plusieurs codes du film d’espionnage, du film noir et du cinéma classique hollywoodien sans se cacher.
Pourtant, alors que la caméra se balade dans des bureaux pour présenter une équipe de fonctionnaires qui attendent l’arrivée de leur collègue au Comité américain des travaux historiques et littéraires, qui sert de couverture à une antenne new-yorkaise de la CIA, le film dégage d’emblée une authenticité et une singularité captivantes. Par son grain de pellicule et ses rues pleines de voitures démesurées qui racontent la fin des Trente Glorieuses, mais aussi par son héros, Joseph Turner, incarné par Robert Redford.
Au mauvais endroit au mauvais moment
Loin de James Bond, ses gadgets et son Aston Martin, le personnage n’a rien d’un espion : il se rend au travail en solex, porte des lunettes et a pour mission d’éplucher les romans d’espionnage pour vérifier s’ils ne contiennent pas des messages codés ou des informations à propos de vraies opérations. Le film le présente comme un homme vif, brillant et désinvolte, qui arrive en retard, élucide des mystères grâce aux bandes dessinées qu’il a lues et discute de Van Gogh et Mozart entre deux plaisanteries. Envoyé cherché à manger pour le déjeuner, Turner découvre à son retour que tous ses collègues ont été massacrés.
Après cette introduction plutôt légère, la violence des tueurs qui abattent froidement les employés les uns après les autres surprend par son caractère radical, implacable. Dès lors, le film bascule dans une atmosphère de plus en plus étouffante tandis que Turner débute sa course à la survie. Avec son charisme et sa blondeur solaire, qui tranchent avec le gris dépressif de la ville, Robert Redford est parfait dans ce rôle d’analyste ordinaire qui ressemble à une sorte de Jack Ryan avant l’heure, essayant de s’en sortir en comptant plus son intellect que sur ses muscles.
Pose ça, tu vas te blesser Robert
Au milieu des arrière-cours crasseuses et des façades rutilantes, la mise en scène sèche et précise de Sydney Pollack retranscrit parfaitement le désarroi et la solitude du personnage, emprisonné dans ce dédale new-yorkais où le danger peut venir de nulle part. Après que Turner ait découvert que ses propres employeurs veulent l’éliminer, la menace est permanente, la tension constante, et le film immerge le spectateur dans un climat anxiogène. La paranoïa du personnage s’insinue jusque dans le rythme, donnant l’impression que le temps se dilate dans certaines scènes, comme dans cet ascenseur où Turner croise le tueur envoyé à ses trousses, interprété par Max von Sydow.
Cette atmosphère étouffante ne perdure malheureusement pas tout au long du film, notamment à cause de la relation entre Turner et Kathy, une photographe qu’il force à le cacher et qu’il réussit à persuader de l’aider avant que tous les deux ne tombent amoureux. La romance, en plus d’être forcée pour remplir un quota attendu, est aussi douteuse que malvenue et se révèle finalement inutile pour le récit. Toutefois, cela n’empêche pas le film de dégager une froideur subtile, un malaise qui traduit exactement celui de l’Amérique après le Watergate et les scandales politiques.
Trop préoccupé pour s’intéresser à Faye Dunaway
SCANDAL
Si d’autres thrillers politiques comme L’Évadé de Tom Gries, Tueur d’élite de Sam Peckinpah ou Complot à Dallas de David Miller critiquaient la CIA en s’inspirant de faits réels ou d’allégations contre l’agence de renseignement, Les Trois Jours du Condor est le premier à nommer explicitement la CIA et à dénoncer ouvertement ses agissements aux États-Unis et à l’étranger.
Le fonctionnement de l’organisation, qui repose sur une chaîne de commandement stricte et des technologies avancées de surveillance, se réduit à quelques scènes décrivant une institution tentaculaire où les assassinats froids et mécaniques sont commandés sans aucun remords par des bureaucrates en costards et des techniciens, au nom de plus grands intérêts.
Sydney Pollack pose ainsi un regard acerbe et glaçant sur les manigances liberticides et criminelles d’un pays qui aime se présenter comme la première démocratie de la planète, alors qu’il ment, manipule et justifie la fin par n’importe quel moyen, même s’ils sont illégaux, immoraux ou inhumains.
Face à la toute-puissance des agences de renseignements et des organisations policières, le seul contre-pouvoir encore efficace semble être la presse : après que le tueur à gages envoyé pour le tuer a éliminé l’homme derrière le complot et ramené Turner dans la ville, le héros croise Higgins (Cliff Richardson), le responsable du bureau de New York qui l’a piégé, mais qui l’a peut-être aussi aidé à s’en sortir en demandant l’assassinat d’Atwood, l’homme à la tête du complot au Moyen-Orient. Turner, qui ne sait pas s’il peut lui faire confiance, lui explique alors qu’il a tout révélé au New York Times et qu’il est trop tard pour intervenir.
De façon prémonitoire, encore une fois, Les Trois Jours du Condor illustre cette idée de « quatrième pouvoir » représenté par la presse et les médias après le scandale du Watergate et les révélations autour de la CIA.
Les Pentagon Papers, les opérations clandestines commandées par Richard Nixon, l’affaire Iran-Contra dans les années 80 ou l’attirance persistance de George H. W. Bush pour le Moyen-Orient à tous les postes qu’il a occupés, de l’industrie du pétrole à la présidence en passant par la direction de la CIA, donnent encore plus de force au discours du film et à ses réflexions autour de la liberté de la presse (le fait que Robert Redford jouera ensuite dans Les Hommes du Président d’Alan Pakula, qui raconte l’enquête des journalistes du Washington Post pendant le Watergate, est d’ailleurs une drôle de coïncidence).
Néanmoins, si Turner, après avoir survécu à cette opération, a pris conscience des secrets que le gouvernement cache au public et joue son rôle de lanceur d’alerte, l’ambiguïté morale du film persiste jusqu’au bout : alors que l’analyste s’en va, triomphant, en voyant Higgins surpris et énervé quand il apprend qu’il a tout dévoilé à la presse, l’agent de la CIA lui demande s’il est sûr que le journal imprimera l’affaire.
Turner a beau lui répondre qu’il l’imprimeront, le doute et l’inquiétude qui réapparaissent sur son visage dans ces dernières secondes dans ce final suspendu et audacieux laissent une incertitude persistante encore plus terrible, qui ressemble à un avertissement inquiet : et si l’information était, elle aussi, sous le contrôle de l’État ?
Condamné à regarder par-dessus son épaule jusqu’au bout
Les Trois Jours du Condor incarne le reflet de la paranoïa et du cynisme du peuple américain dans les années 70, et les problématiques qu’il abordent autour du pouvoir, de la manipulation, de la surveillance de masse et du mensonge d’État sont malheureusement toujours d’actualité, comme l’ont montré de nombreuses affaires politiques et révélations autour de la CIA, de la présidence de Barack Obama ou de celle de Donald Trump.
Le recours à la torture dans des prisons secrètes, les programmes de surveillance de masse, les arrestations arbitraires ou les innocents atteints par des assassinats ciblés par drones sont autant d’exemples qui prouvent que le film de Sydney Pollack est intemporel, et ne doit jamais être oublié.
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