Si Poucelina n’est pas le film d’animation qui a le plus marqué la carrière de Don Bluth, il s’agit pourtant d’un très bel exemple de la patte si particulière d’un réalisateur qui, face à Disney, a su donner aux enfants une vision du monde alternative.
S’il y a bien un réalisateur qui a su rivaliser avec Disney dans le cœur des enfants (et des adultes) au cours des années 80 et 90, c’est bien Don Bluth, à la tête de chefs-d’œuvre de l’animation comme Brisby et le secret de NIMH, Le Petit dinosaure et la vallée des merveilles et Anastasia. Les meilleurs films de Bluth se sont démarqués par leurs univers volontiers plus sombres et plus adultes que ceux des autres productions pour enfants. Poucelina, co-réalisé en 1994 aux côtés de Gary Goldman (producteur des films de Bluth et aussi coréalisateur d’Anastasia), est une adaptation du conte La Petite Poucette, écrit par l’écrivain danois Hans Christian Andersen et publié en 1876.
Il y est question d’une jeune fille minuscule, née d’une fleur chez une femme qui n’avait pas d’enfant, qui se perd en forêt et qui y vit mille mésaventures avec divers animaux personnifiés, jusqu’à tomber dans les bras du prince des fées qu’elle épouse. Tout comme Le Petit Chaperon Rouge ou Boucle d’Or et les Trois Ours, La Petite Poucette est un conte plein de métaphores pas très subtiles pour mettre en garde les jeunes filles contre l’adversité masculine. Don Bluth en propose une adaptation fidèle (bien qu’étoffée), et s’il ne s’agit pas de son chef-d’œuvre, Poucelina charme par la manière dont il jongle entre messages angoissants et émerveillement. Décryptage d’un film (presque) d’horreur (presque) enfantin.
DiSNEY ET DISNIAIS
Poucelina fut un ratage complet au box-office, puisqu’il ne rapporta que 17 millions de dollars après en avoir coûté 28 (hors inflation). Comment l’expliquer ? Le film est-il tout simplement mauvais, comme les critiques l’ont rapporté à sa sortie ? L’appréciation est relative, puisque la légende raconte que lors d’une projection-test, Poucelina avait reçu de meilleurs retours après que le logo de la Warner Bros. ait été discrètement remplacé par celui de Disney.
Quoi qu’il en soit, le film est loin d’être exempt de défauts, qui expliquent qu’il soit aujourd’hui beaucoup moins reconnu que certaines œuvres de Bluth : entre les passages d’une niaiserie trop poussée, les incohérences de scénario, le design plus ridicule qu’amusant de certains personnages… Par bien des aspects, Poucelina pèche là où le public pardonne à Disney, mais pas à d’autres. Néanmoins, l’explication la plus probante est sans doute le ton si particulier du film. Loin de la mièvrerie édulcorée des films pour enfants habituels, mais pas non plus complètement du côté du très noir Brisby et le Secret de NIMH, Poucelina joue une musique ambigüe qui trompe sans arrêt les repères du spectateur.
Poucelina et le pouce duquel elle tient son nom
Pourtant, sa posture est tout simplement celle adoptée par le conte original d’Andersen (et par tous les contes de fées) : celle d’une aventure angoissante et bourrée de sous-entendus sur les dangers encourus par les jeunes filles, mais qui regorge d’éléments poétiques et enchanteurs. Pour comprendre quelle est la part sombre mal digérée de ce joli petit film, il faut s’interroger sur le type de violence qu’il représente, et comment.
Bien avant que le sujet de l’importance du consentement ne prenne sa juste place dans le débat public, Poucelina fut une héroïne qui incarna à elle toute seule tous les problèmes liés à cette question. Si elle est un personnage assez peu développé, archétype de la demoiselle en détresse douce et pure que tout le monde désire et qui n’est pas capable de grand-chose par elle-même à part chanter et battre des cils, Poucelina va justement apprendre à savoir ce qu’elle veut à force d’être confrontée à ce qu’elle ne veut pas.
Autre tentative moderne et hasardeuse pour l’époque : les éléments en 3D, comme cette feuille de nénuphar
Petite poucette et gros poussifs
Tout au long du film, les personnages adjuvants comme opposants vont la bringuebaler dans tous les sens sans jamais écouter ses refus clairs et répétés (à part le prince Cornélius, parce que… Parce que le prince Cornélius est irrésistiblement parfait). La version la plus “douce” de cette négation du consentement de la mini-miss est celle de Jacquimo, l’hirondelle tète à claques. Jacquimo n’écoute que distraitement l’histoire de la jeune fille lors de leur première rencontre, jusqu’à la mettre en danger (s’il l’avait emmenée sur son dos comme à la fin du film, elle n’aurait pas été emportée sur sa feuille vers les rapides, et le happy ending serait arrivé beaucoup plus vite).
Il lui coupe sans cesse la parole pour la rassurer, mais sans jamais prendre le temps de comprendre ce qu’elle traverse, même jusqu’au moment où elle lui sauve la vie en lui retirant l’épine qu’il a dans l’aile et qu’il s’envole en chantant (insupportable piaf) alors qu’elle le supplie de l’écouter. A la fin, il l’oblige à chanter afin de faire renaître le printemps, malgré son refus catégorique. Évidemment, la morale de l’histoire est que Jacquimo avait raison de croire en la bonne résolution des choses : pour un public d’enfants, il est identifiable à un parent, qui n’écoute pas et se contente de donner des ordres, mais qui finit par avoir raison et par être profondément bienveillant.
Une hirondelle française selon les Américains
Néanmoins, d’autres personnages beaucoup plus négatifs représenteront le pendant malveillant de ce refus du consentement. Évidemment, il y a déjà la famille de crapaud qui l’enlève : au-delà de l’enlèvement en lui-même, la parole de Poucelina est sans cesse coupée lors de ses dialogues avec Mrs. Toad. Dans la chanson “On The Road”, Poucelina refuse de chanter, et elle ne finit par pousser une note que parce que Mrs. Toad lui fait mal, ce qui la fait crier et libérer sa voix.
L’idée d’un faux consentement, à l’image des personnages féminins qui succombent au charme du héros seulement une fois qu’il les as embrassées de force, est présente dans tout le discours du film, aspect qui explique (un peu) l’intérêt de faire de Poucelina une jeune fille innocente et passive : l’écriture met activement en scène la manière dont les choses se décident pour elle et contre sa volonté, plutôt que de l’accepter comme un système basique et normal. Et qu’en est-il lorsque Poucelina est enlevée une seconde fois, cette fois-ci par le scarabée appelé Baltringue ? Cette nouvelle péripétie est un autre pas franchi du côté obscur.
Mrs. Toad, dessinée d’après la chanteuse qui lui prête sa voix : Charo
TOAD et Toadette
Évidemment, la question du consentement est particulièrement prégnante dans le domaine de la sexualité. Et Poucelina, qui est née d’une fleur avec l’aspect d’une jeune fille de seize ans, est à la fois l’innocence même et une jeune fille pubère susceptible d’évoquer du désir chez de potentiels prédateurs, comme nous le présentent les contes dans lesquels l’adolescence est le palier de tous les dangers.
Une fois passés le paternalisme de Jacquimo et l’enlèvement de la famille Crapaud, dont la matriarche veut marier de force Poucelina à son fils Grosso, la rencontre avec le Baltringue rend les choses encore plus malsaines dans ce parcours d’apprentissage. Grosso veut épouser Poucelina par fierté et pour clouer le bec de ses frères, mais c’est surtout la sensualité, le look de mère maquerelle et le discours de Mrs. Toad qui donnent un sous-entendu de prostitution à leur manière de s’approprier Poucelina.
La bave du crapaud prête à atteindre la blanche colombe
Dans le cas du Baltringue, son désir physique pour la jeune fille est exprimé de manière beaucoup plus explicite et directe. Toujours sous les refus de Poucelina, le scarabée lui donne des surnoms sexistes et lui embrasse les bras en la contraignant physiquement. En deux temps trois mouvements, il l’emporte de force dans son dancing pour que la jeune fille se produise sur scène, en échange d’une aide qu’il ne lui procurera pas.
La séquence est à la fois visuellement très belle et habilement mise en scène, mais elle aussi dérangeante pour l’œil d’un enfant qui comprend sans comprendre ce qu’on lui montre (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas montrer le film aux enfants : la personne qui écrit ces lignes est bien heureuse d’avoir été fascinée par Poucelina dans son enfance).
Triste spectacle
Le Baltringue exhibe la jeune fille sur scène dans un costume de papillon : le public d’insectes et le décor sont d’un camaïeu de couleurs verdâtres, tandis que Poucelina est la seule tache de couleur chaude. D’une pirouette, le Baltringue lui retire son costume en plein spectacle, et si elle ne se retrouve pas nue, l’effet est semblable : Poucelina tente de se cacher, vêtue d’une combinaison rouge qui, de par sa couleur détonnante et son dévoilement, semble tout à coup obscène. Huée par le public, elle est virée dans la foulée par le Baltringue d’une tape sur les fesses.
La métaphore est on ne peut plus claire sur l’exploitation physique (si ce n’est sexuelle) et l’humiliation qui va avec d’une personne qui n’a pas les clefs pour s’en défendre. De manière générale, le discours sur la prédation sexuelle est donc central dans le film, et seul Cornélius représente, de manière assez traditionaliste, le garant d’un amour pur, car protégé par le sceau d’une demande en mariage (d’ailleurs, dans leur écriture toute puritaine, les personnages ne réussiront à s’embrasser que lorsque la demande sera formulée et acceptée, à la fin du film).
Don Bluth, le roi du scintillement
Monsieur Miro, ultime prétendant de Poucelina qui cherche lui aussi à l’épouser de force (mais qui représente cette fois-ci une pression économique plutôt qu’un regard lubrique), est également mis en scène comme un personnage invasif. Même s’il ne cherche pas le contact physique comme le Baltringue, la place que prend dans le cadre son gabarit bien supérieur à celui de la jeune fille et la manière dont il se jette sur le panier de gâteau qu’elle a dans les mains (métaphore très subtile, là aussi) le caractérisent comme une nouvelle forme de prédation.
Le personnage, doublé par John Hurt, est celui qui fait le lien entre la prédation sexuelle et l’autre sous-texte très présent du film : la menace de la mort. Imposer un désir non consenti est une chose par essence mortifère, et c’est là tout ce que Don Bluth cherche à nous dire. Un discours dont Monsieur Miro est le parfait représentant.
Mortifère et féérie
En effet, à l’heure où les productions grand public se refusent de plus en plus à la nommer et à la mettre en scène comme un événement tragique et définitif, il est étonnant de voir à quel point Poucelina parle frontalement de la mort. Et si Don Bluth a toujours su avoir un discours moins édulcoré que Disney, il est rare, même pour lui, que l’idée de la faucheuse soit aussi présente dans l’un de ses films (à part, peut-être, dans Brisby et le Secret de NIMH). Même dans Anastasia, qui montre la révolution russe de 1917 et qui parle de la disparition des Romanov, le massacre de la famille impériale n’est jamais directement évoqué alors qu’il est le point névralgique du récit.
Ici, même si les personnages ne meurent jamais vraiment, leur mort est constamment évoquée. Pendant une importante partie du récit, Poucelina et les autres sont persuadés que Cornélius a passé l’arme à gauche, et le film ne lésine pas sur l’aspect dramatique de la chose : le spectateur assiste à la “mort” du prince en direct qui se retrouve gelé dans un lac, puis Mlle Farfouine annonce la nouvelle à Poucelina qui éclate en sanglots. Dès lors, le mot “mort” revient beaucoup dans le récit, bien plus qu’à l’accoutumée dans un film d’animation pour enfants.
Quand il n’y a pas de place pour deux sur la porte
Chez M. Miro, les personnages traverseront un couloir dont les murs sont couverts d’insectes cloués (et réellement refroidis, ceux-là), et la taupe qui a retrouvé Jacquimo inanimé le présentera également comme un oiseau mort. Dans la chanson de Mlle Farfouine (qui eut le malheur de remporter le Razzie Award de la pire chanson originale, cette année-là), la souris insiste sur l’histoire de Roméo et Juliette pour décourager la jeune fille de trouver l’amour véritable, et conclut en disant qu’ils sont “morts, morts, vraiment très morts”. Bref, globalement, l’ambiance du film prend un tour assez morbide dès lors que l’hiver s’installe et que Poucelina renonce à lutter contre ceux qui tentent d’abuser d’elle.
La scène du mariage avec M. Miro (qui n’aboutira pas) le symbolise parfaitement, lorsqu’on voit Poucelina s’avancer vers l’autel au son d’une marche nuptiale jouée comme une marche funèbre. Certes, il ne faut pas oublier que le film n’en reste pas moins une œuvre aussi destinée aux enfants, et dans laquelle on trouve une atmosphère souvent légère et colorée, remplie de petits personnages plus agaçants qu’amusants, mais aussi beaucoup de détails sublimes : la chanson des amoureux à la mélodie particulièrement charmante, l’animation et la gestuelle extrêmement modernes des personnages, le dessin expert de Bluth, la beauté des paysages d’hiver, la mise en scène de la lumière…
La chanson des amoureux : seule métaphore sexuelle positive du film
Mais c’est justement par ce savant mélange que Poucelina reste aujourd’hui une œuvre assez surprenante dans sa forme de long-métrage d’animation, car il est en réalité étonnamment fidèle à l’objectif premier des contes de fées : celui d’inquiéter, de faire peur, de mettre en garde et de faire comprendre aux enfants les menaces sur lesquelles ils ne peuvent pas encore mettre des mots. Le tout avec le sourire et des paillettes.
A une époque où Disney sort La Petite Sirène quelques années auparavant (film dans lequel Ariel est doublée par Jodi Benson, tout comme Poucelina), autre adaptation d’Andersen dont tout aspect trop violent et triste est élagué, une proposition comme le film de Don Buth nage à contre-courant en acceptant l’héritage sombre du matériau d’origine dans sa bluette enfantine. Est-ce ce qui a causé son désamour auprès du grand public ? Peut-être. Mais il est temps, aujourd’hui, de reconnaître les mérites de son originalité, si propre au génie de Don Bluth.