Avant d’être connus, Matt Damon et Edward Norton ont tous les deux partagé l’affiche du meilleur film de poker jamais réalisé : Les Joueurs.
« En fait, c’est très simple : si dans la première demi-heure, tu n’as pas repéré le pigeon à la table, c’est que le pigeon, c’est toi. » Pour bon nombre d’amateurs de poker et de cinéma, cette réplique est aussi culte que le film dont elle tirée : Les Joueurs, réalisé par John Dahl, avec Matt Damon et Edward Norton dans les rôles principaux avant que Will Hunting et American History X ne sortent en salles.
En plus de son duo de futures stars, ce film tombé dans l’oubli possède d’autres atouts dans sa manche, comme Famke Janssen, John Turturro, Martin Landau ou encore John Malkovich, et une représentation du monde du poker comme aucune autre. À tel point qu’il reste, encore aujourd’hui, considéré comme le meilleur film sur le poker.
LET’s PLAY SOME FUCKING CARDS
Le poker a souvent été au coeur de films d’arnaqueurs et d’autres oeuvres, mais contrairement au Kid de Cincinnati, Maverick et à ces films qui montrent le glamour des casinos et des compétitions de haut niveau, Les Joueurs explore une face cachée du poker, l’univers des « rounders ». Terme qui donne son titre au film en version originale et qui désigne ces personnes écumant les tables de poker pour vivre. Pas celles qui remportent des milliers voire des millions de dollars en participant à des tournois à travers le monde, mais celles qui considèrent le poker comme un travail et qui gagnent leur vie en ramassant quelques billets chaque nuit dans des salles de jeux obscures.
C’est comme ça que, grâce à ses talents, Michael McDermott (Matt Damon) a pu payer ses études de droit et récolter durement 30 000 dollars, qu’il perd au début du film face à un gangster russe appelé Teddy KGB (John Malkovich). Après cet échec cuisant, il promet à sa petite amie Jo (Gretchen Mol) d’abandonner les cartes et de se concentrer sur sa carrière juridique, mais quand son vieil ami l’Asticot (Edward Norton) sort de prison et lui demande de l’aider à éponger ses dettes, sa loyauté le ramène vers les tables de jeux, mais aussi vers les emmerdes.
Les scénaristes Brian Koppelman et David Levien (qui ont ensuite créé la série Billions) ont découvert cet univers au milieu des années 90. Les deux hommes ont passé des semaines dans des salles clandestines de New York à jouer, prendre des notes et discuter avec d’autres joueurs pour s’imprégner de cette sous-culture très fermée et la retranscrire le plus fidèlement possible à l’écran.
Le personnage de Joey Knish (John Turturro), qui a la réputation de ne pas avoir travaillé depuis 15 ans et qui prête son camion à Mike après sa défaite est inspiré de Joel Rosenberg, surnommé Joel Bagels, un homme qui jouait au poker la nuit et s’occupait ensuite de sa livraison de bagels dans New York. Les histoires de mafia russe et de créanciers ont donné les personnages de Teddy KGB et de Grama (Michael Rispoli), et le film met directement le public dans le bain avec la voix off de Mike, qui reprend scrupuleusement le jargon du poker.dès la première partie.
Une des performances les plus folles de John Malkovich
Cette volonté de réalisme se retrouve jusque dans les décors : John Dahl, le directeur de la photographie Jean-Yves Escoffier et le chef décorateur Rob Pearson ont visité différents clubs avec Koppelman et Levien pour les reconstruire à l’identique.
Le club de KGB a été copié sur une salle de jeu clandestine au milieu de New York, et le Chesterfield Club, tenu par Petra (Famke Janssen), est directement inspiré du Mayfair Club, club classieux devenu un haut lieu du poker avec son bar d’hôtel et ses fauteuils en cuir rouge (fermé en 2000 à la suite des politiques mises en place par Rudy Giuliani à son arrivée à la mairie de New York).
Facile le poker quand on peut lire dans les pensées
PEOPLE INSIST ON CALLING IT « LUCK »
À mesure que Mike et l’Asticot tentent de récolter l’argent nécessaire, Les Joueurs passe de table en table, dévoilant un monde fait de parties secrètes entre différents petits groupes d’initiés : juristes, joueurs de golfs, fumeurs de cigares, immigrés, criminels, flics… Autant d’individus et de variantes (Omaha, Chicago, Texas Hold’Em) offrant un portrait encore plus large du monde du poker.
John Dahl use différents moyens pour transcrire les émotions de ces joueurs plus ou moins fréquentables et leur état d’esprit, en plus de la voix off, alternant gros plans, plan-séquence et coupes rapides pour capter cette énergie changeante à chaque main, mais aussi le cadre urbain où ces parties se déroulent, des salles souterraines aux clubs privés en passant par les petits restaurants et les arrière-salles miteuses coincées entre les immeubles.
Quand t’espères payer ton grec avec une paire de dames
Le style du réalisateur, venu du polar, donne une atmosphère à fois sombre et élégante à cette promenade dans les bas-fonds et les banlieues de New York. La photographie de Jean-Yves Escoffier permettrait presque de ressentir l’ambiance de chaque partie, la moisissure, l’odeur de fumée de cigarette qui se mélange aux effluves de transpiration alors que les jetons et les cartes passent de main en main.
Le chef opérateur français, qui était un fidèle collaborateur de Leos Carax, avait travaillé sur Will Hunting et donc passé plusieurs heures à filmer Matt Damon avant Les Joueurs, ce qui pourrait expliquer cette proximité avec le personnage de Mike et cette ambiance intimiste qui se retrouve dans ses échanges avec le juge Petrovsky (Martin Laudau), vieux professeur qui lui conseille de suivre sa passion.
« Comme le dit mon oncle Less : quand le pognon s’est tiré, y a plus qu’à en faire autant »
Cette ambiance feutrée s’efface dès que Mike et l’Asticot se retrouvent à Atlantic City, où l’immensité du Trump Taj Mahal et les néons multicolores du casino contrastent totalement avec les lumières tamisées des clubs, la peinture décrépie des salles clandestines et le rythme des précédentes parties.
Dans ce décor grandiloquent où les cartes et les jetons sont distribués sous la surveillance d’un croupier, le film montre encore un autre aspect du poker quand Mike et son compère retrouvent Petra, Knish et les autres pour plumer les touristes. Tandis que la petite bande rafle la mise, le héros décrypte tous les tics qui les trahissent et les différents profils d’adversaires dans un montage qui se veut aussi instructif qu’amusant.
Encore une fois, le film ne réinvente pas le poker et n’essaie pas de l’expliquer, mais de faire comprendre pourquoi il peut être aussi prenant. Et cette façon dont Les Joueurs réussit à rendre le poker original et captivant dégage un charme qui donne envie de sortir et de jouer des piles de jetons jusqu’à l’aube.
PAY THIS MAN HIS MONEY
En plus de son immersion dans le monde du poker clandestin et des gagnes-petits, Les Joueurs est également devenu un classique pour son casting. Le film repose surtout sur Matt Damon et Edward Norton, parfaits complices de jeu (dans tous les sens du terme), l’un avec son visage candide et angélique, l’autre dans le rôle du salaud attachant qu’il maîtrise déjà à la perfection.
Le duo porte tout le film et les meilleures séquences sont celles qui opposent leurs personnalités et leur façon d’aborder le poker : Mike est un joueur honnête qui veut utiliser son intelligence pour accomplir son rêve de décrocher le titre alors que l’Asticot est un tricheur invétéré qui veut simplement gagner le plus d’argent possible.
À force de jouer ensemble, les deux acteurs ont développé une telle relation qu’ils ont appliqué certaines techniques de triche apprises pour le film lors d’une partie de poker contre les Weinstein pendant la production.
Entre les prises, les deux acteurs jouent aux cartes ou écoutent les anecdotes de tournages de Martin Landau, et cette frontière entre fiction et réalité s’affine encore un peu plus avec la présence de Johnny Chan à l’écran. Alors que Mike va voir Joey Knish pour lui demander de lui prêter de l’argent, le film révèle que ce qui l’a incité à aller jouer contre Teddy KGB au début du film est un tête-à-tête avec Chan au Taj Mahal à Atlantic City. Comme le montre le flashback, Mike réussit à bluffer le champion du monde et s’en va, fier de lui.
Dans une scène au milieu de film, Mike regarde une cassette des World Series of Poker de 1988, qui se concluent avec la victoire de Johnny Chan sur Erik Seidel. Un producteur a demandé au champion de signer une décharge pour utiliser les images dans le film, et en apprenant que Matt Damon et Edward Norton étaient à l’affiche, Johnny Chan a accepté de jouer ce court passage.
Matt Damon et Johnny Chan se sont recroisés plus tard, quand Miramax l’a inscrit lui et Edward Norton aux World Series of Poker de 1998 pour la promotion du film. L’acteur est devenu un grand passionné de poker, sillonnant les tables avec Ben Affleck et participant à différentes compétitions comme l’évènement caritatif Ante UP for Africa en 2009 et les WSP en 2010. Les deux amis ont aussi organisé un tournoi de stars durant la pandémie pour lever des fonds contre le coronavirus.
Devenu une star hollywoodienne pendant le tournage du film grâce à Will Hunting, Matt Damon s’est retrouvé sous le feu des critiques quand Les Joueurs est sorti quelques mois plus tard, et Miramax, voulant protéger ses acteurs, a retiré le film des salles au bout de trois semaines seulement. Pourtant, Mike McDermott n’est qu’une extension de Will Hunting : un autre gamin paumé qui aurait le poker et la solitude plutôt que les mathématiques et l’amour.
Le vieux lion contre le jeune loup
Les Joueurs a connu un succès modéré au box-office, mais son héritage et son influence sont allés au-delà des chiffres. Quelques années après, le poker a connu un pic de popularité sans précédent en 2003 avec les débuts du poker en ligne, la diffusion des tournois à la télévision et la victoire de Chris Moneymaker aux World Series of Poker de 2003. Le film a bénéficié d’un regain d’attention de la part de tous les passionnés de poker qui commençaient à s’y intéresser, encore plus quand Chris Moneymaker, passé du statut d’amateur inconnu à celui de champion du monde, a raconté qu’il s’était mis au Texas Hold’Em grâce à lui.
Les Joueurs s’est donc transformé en guide pour tous les débutants espérant devenir le prochain phénomène sorti de nulle part, et désormais, tous les amateurs le voient et revoient comme un classique. Comme quoi, l’important au poker, ce n’est pas les cartes, mais ce qu’on en fait.
Bon et bien du coup je l’ai regardé.
Belle découverte pour ce qui est du duo de jeunes acteurs, hyper impliqués. Bonne ambiance générale et malgré quelques moments trop bavards, on va au bout du film sans problème.
Un film sympatoche qui se regarde, typiquement 90’s, mais clairement pas un chef d’oeuvre.
Vu ! « Las Vegas », le thème… 🙂
Je le mets dans ma liste à voir, merci pour la recommandation comme d’habitude. Totalement inconnu pour ma part !
John Dahl a remis au goût du jour le polar noir, et sa filmo est excellente, mais trop courte…
Je ne sait plus qui est sorti avant ou après mais Norton a fait coup double avec Peur Primale à l époque, et Damon à fait Will hunting, deux films parmi tant d autres ou ces 2 la ont montré l étendue de leur talent.
J’ai le souvenir d’un film très classique mais agréable. Mais je me souviens aussi (c’est tout de même très lointain) que c’était n’importe quoi au niveau des parties, en terme de probabilités j’entends, et que les gars se retrouvaient tous avec des mains de folies dans la même manche. Ça a beau être pseudo réaliste dans l’ambiance, ça l’est finalement peu dans le contexte. Ça rend le tout plus palpitant et compréhensible pour le novice.
Vu plusieurs fois, etant moi même joueur de poker. Et j’apprends grâce à vous qu’il fut réalisé avant la célébrité de son duo. Comme quoi le succès n’est pas qu’un heureux hasard du a la rencontre entre 2 bonnes mains au bon moment.
Ces 2 là etaient deja exceptionnels et john Dahl a su faire ressortir leur roublardise pour faire effectivement de ce film bien ecrit un condensé de l’adrénaline ressenti à une table.
A l’époque de la tv cable, ce film passait quasiment en boucle sur une des trois grandes chaînes francophones du Québec. C’était donc difficile de manquer ce film. Mais oui, excellent souvenir.
La performance assez « original » de Malkovich et le duel final face à Matt Damon m’avait franchement bien stressé à la 1ère lecture. Et puis à l’époque je découvrais Edward Norton qui, à chaque apparition faisait un travail d’acting assez remarquable.
Comme dit plus bas, le style John Dahl à tout son éclat. Un réal made in Propaganda, made in 90’s, un peu oublié. Merci de reparler de ce film, de son réal et de ce casting de dingue. Par contre pas merci les Weinstein de l’avoir encore une fois un peu charcuté.
Dans un style différent mais assez sympa sur le poker, je ne peux que recommander « Lucky You » avec Eric Bana (quand c’était encore la coqueluche d’Hollywood) et réalisé par le regretté (ça n’engage que moi) Curtis Hanson.
Je m’étais empressé d’aller le voir en salles à l’époque car j’aimais beaucoup le style de John Dahl, sa trilogie de films noirs (Red Rock West, Kill me again et Last seduction) était d’ailleurs très efficace. Il dirigeait très bien ses acteurs.