Initialement salué pour ses visuels apothéotiques, Adieu ma concubine mêle en réalité la fresque historique d’une Chine en pleine mutation au destin douloureux de ses deux protagonistes
« Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c’est son génie » a écrit Baudelaire en 1867. Au philosophe Fabrice Midal de préciser l’adage du poète, exposant la propension à valoriser la raison et l’intellectualisation au profit d’une sensibilité rattachée au corps, et donc, jugée inférieure, voire, primitive. Pourtant, « la sensibilité est non une dimension obscure et aveugle, mais une connaissance profonde, unique et décisive », articule Midal pour France Culture en 2019.
C’est selon un postulat similaire qu’à travers le portrait déchirant de deux acteurs de l’opéra de Pékin (respectivement interprétés par le regretté Leslie Cheung et Fengyi Zhang), Chen Kaige entremêle près de trois heures durant chronique intime à différents pans de la société chinoise pour mieux en explorer les recoins. Si Baudelaire invite à la découverte du sensible, le cinéaste, lui, y immerge son spectateur par le prisme d’un récit où Histoire, politique et maux du coeur se répondent comme ils se reflètent – simultanément miroirs et échos.
l’universel, le particulier (et le reste)
Tout commence avec le roman éponyme de Lilian Lee (ou Li Bihua selon la transcription pinyin), romancière et scénariste hongkongaise aussi célèbre que controversée. Reconnue pour ses revisites de figures féminines emblématiques de la littérature chinoise, elle signe cependant avec Adieu ma concubine un récit saturé de fatalisme dont l’intrigue s’articule, quelques cinq décennies durant, autour de deux vedettes de l’opéra pékinois.
Lorsque Chen Kaige découvre le livre en 1988, celui-ci en reconnaît aisément les qualités, mais résiste initialement à l’idée d’en porter le coeur à l’écran. De toute évidence, le cinéaste finit par accepter la tâche, à condition toutefois d’intégrer au scénario un segment relatif à la révolution culturelle – sujet au tabou manifeste en dépit du passage des années.
Sous couvert de suivre le destin de deux orphelins durement formés aux codes de l’opéra classique, le cinéaste se propose alors de mettre en lumière l’arrière-plan historique de la Chine continentale. Occupation japonaise à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale, avènement de la République, prise de pouvoir par les communistes et autres mutations socio-politiques se succèdent ainsi au gré des ans tandis que les susmentionnés protagonistes, Douzi et Shitou (plus tard rebaptisés Cheng Dieyi et Duan Xiaolou) apprennent ou non à composer et évoluer de concert.
Et c’est bien là tout le nerf de ce récit ; dépeindre les différentes fluctuations d’un pays prompt à de multiples révolutions est une chose, mais Adieu ma concubine se propose de pousser la démarche plus loin encore. Certes, le film ne se prive pas d’étaler ses cartons tronçonnant par épisode les changements d’époque, et rechigne encore moins à mettre en scène corps d’armée, procès d’intention et foules protestataires. Mais c’est plus particulièrement par l’étude des conflits intimes de ses personnages que le cinéaste parvient à juxtaposer la grande Histoire à l’individu pour mieux en sous-tendre les rapports, échanges et enjeux.
Mais que font les services sociaux ? La protection de l’enfance ?
Adieu ma concubine ne peut s’émanciper du constat que l’Homme est avant tout la victime de systèmes qui le dépassent. C’est ainsi qu’au tournant de la susmentionnée révolution culturelle entamée dès 1966, Dieyi et Xiaolou, jusqu’alors révérés du public, se voient brusquement traînés dans la boue – l’opéra dont ils sont tributaires se faisant alors miroir de valeurs et d’un système glorifiés, puis dénigrés.
L’intitulé du film se veut simultanément avertissement et mise en abîme d’un dénouement tragique. Après avoir répété le suicide de la concubine Yu Ji toute sa vie durant, Dieyi choisit de mettre fin à ses jours par le même geste, tirant ainsi le rideau sur une Chine qui n’est plus, et dont il n’est que le vestige.
« boys like boys like girls do »
Les deux protagonistes masculins étant rattachés à l’opéra de façon quasi organique, la frontière entre fiction et réalité s’amenuise au fil des ans, et Dieyi s’éprend peu à peu de son partenaire de jeu. Si l’attirance du personnage de Leslie Cheung pour son homologue semble manifeste au spectateur, le récit entretient cependant l’ambiguïté quant à la nature de cet amour.
Que l’on s’entende, il ne s’agit pas d’affirmer que l’un n’est pas amoureux de l’autre, mais plutôt, d’interroger si cet amour dépend d’une attraction naturelle, ou s’il est au contraire une extension du rôle auquel Dieyi s’est plié toute sa vie. Chen Kaige s’applique ainsi davantage à interroger le flou entre les partitions de l’opéra et leurs interprètes – au point où d’autres personnages s’affranchissent également de toute notion de distinguo, et cherchent à obtenir les faveurs (généralement sexuelles) de la « concubine ».
Selon le cinéaste, l’incontestable versant LGBTQ+ dont se répond le film n’en serait nullement le sujet principal ; c’est du moins ce qu’il a confié au China Daily en amont de la sélection du film au Festival de Cannes, avouant par la suite avoir retiré du roman original le « sous-texte homosexuel » pour mieux sous-tendre « la fragilité des sentiments humains ».
Il suffit cependant d’avoir vu le film – lequel profite d’une mise en scène résolument empathique envers Dieyi, et emploie de surcroit les services d’un Leslie Cheung ouvertement bisexuel – pour imaginer que ce discours a été élaboré dans le but de s’attirer les faveurs du gouvernement chinois, bien connu pour avoir la censure facile. Après tout, Chen lui-même changera son fusil d’épaule après avoir remporté la Palme d’Or, affirmant au micro de France 2 qu’Adieu ma concubine est « avant tout une histoire d’amour ».
Pour rappel, le Parti communiste a notamment entrepris de criminaliser l’homosexualité dès son institution en 1949, et de longues années ont été nécessaires avant qu’un changement quelconque puisse être observé sur le sujet. Il a notamment fallu attendre 1997 pour qu’une nouvelle loi dépénalise la sodomie, ou encore 2001 pour que l’homosexualité soit finalement rayée de la liste des maladies mentales.
Inutile d’être fin analyste pour déduire qu’à la diffusion du film en 1993, le paysage culturel chinois n’était pas exactement enclin au déroulement d’un récit relatif au désir d’un homme pour un autre. Aussi, malgré toutes les précautions, pincettes et sous-entendus entrepris par le film, les autorités responsables estiment que le film déroge aux idéaux du pays ; une semaine seulement après avoir investi les salles obscures de Shanghai, le film est ainsi retiré des programmations, et promptement censuré.
Chinese history x
Réduire le joug de la censure soufferte par Adieu ma concubine à la dimension homosexuelle de son récit reviendrait cependant à commettre un grave raccourci. Outre le ressenti de Dieyi pour son partenaire de jeu, le film figure pléthore de moeurs jugées bancales en évoquant consécutivement prostitution, dépendance à la drogue et même le suicide. Mais c’est peut-être bien la mise en scène de la révolution culturelle, sujet dont les stigmates persistent encore aujourd’hui en Chine continentale, qui achèvera probablement d’enfoncer le clou dans le cercueil.
Ce mouvement impulsé par Mao en 1966 peut se résumer par une volonté d’annihilation du passé et a fortiori de ses codes et ses symboles. Afin de mener cette entreprise à bien, le chef militaire démocratise la violence, le lynchage, ou encore meurtre tandis que la population est encouragée à trahir impunément son prochain. Comme le décrit le sinologue Michel Bonnin dans son article La Révolution culturelle, un spectre qui hante la Chine, « Mao a obtenu pendant la Révolution culturelle que des enfants dénoncent leurs parents, des époux leurs épouses, qu’on s’attaque entre amis ou collègues et que des élèves battent à mort leurs professeurs ».
À nouveau, l’intime se mêle à l’Histoire ; Chen Kaige, qui était encore lycéen au début de la révolution, a ainsi confié en juillet 1994 au Nouvel Observateur avoir lui-même fait partie des gardes rouges et dénoncé son père, ancien membre du Kuomintang (un parti nationaliste évincé par les communistes en 1949) pour ne pas être perçu comme un traitre.
Un acte que le cinéaste regrette amèrement, et dont le ressentiment s’observe justement à travers l’une des scènes les plus marquantes de son film : persécuté par les gardes et vendu par Xiaolou, Dieyi entame une longue diatribe hystérique en guise de représailles. À son tour, il trahit son amant en dévoilant notamment l’identité de Juxian, qui finira par se prendre.
Adieu ma concubine ayant offert à la Chine sa toute première Palme d’Or (remportée à l’exégèse avec La Leçon de piano de Jane Campion), le public n’a pas tardé à partager son outrage.
Finalement, le film est retravaillé en salle de montage, puis, après avoir été raccourci de quatorze minutes, de nouveau autorisé à domicile. À noter toutefois que ce changement d’avis de la part du Bureau Politique est moins le résultat d’une dichotomie entre le succès du film à l’étranger (lequel a par ailleurs été nominé aux Oscars et aux Césars) et son interdiction, qu’une volonté de faire bonne figure en amont de potentiels Jeux Olympiques.
En 1994, Guy Ménard observait très justement que le film « n’est pas un film sur l’opéra de Pékin, pas plus que sur le chant chinois ; il est plutôt la représentation de la tradition, un miroir de la codification des rituels qui, profitant de la réunion de deux êtres, évoque le monde des apparences, la démesure des hommes et l’impossible assouvissement des désirs. »
Et indubitablement, Adieu ma Concubine est bien plus qu’une fiction. En entremêlant diverses échelles (intime, historique, politique) et vécus, le film ne fait pas tant le récit de ses personnages, ou même d’une Chine en proie à ses divers changements politiques, que celui du désir : de l’autre, de pouvoir, de gloire. Et pour un gouvernement aussi susceptible à la censure, il n’y a rien de plus politique que le désir.
Je ne l’ai pas revu pourtant j’ai le dvd. Dans mon souvenir un film magnifique qui représente bien mieux la révolution maoïste que le dernier empereur.
Vu qu’une seule fois mais très grand souvenir. Hyper émouvant ce film avec un jeu d’acteur incroyable.
Dont on attend toujours une édition française à la hauteur … mais non, les éditeurs préfèrent ressortir 50 fois les mêmes films …
Aie aie aïe le titre… il y en a qui est allé trop vite.