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Nocturama : pourquoi le film kamikaze de Bertrand Bonello reste un chef-d’œuvre incandescent

Par Antoine Desrues
11 février 2024
MAJ : 21 février 2024
Nocturama : Nocturama : pourquoi le film kamikaze de Bertrand Bonello reste un chef-d'œuvre incandescent

Avant La Bête, retour sur le chef-d’œuvre de Bertrand Bonello : le très polémique Nocturama, qui capte comme aucun autre une certaine idée du contemporain.

Pour le dire concrètement, Nocturama est un film qui nous hante depuis sa sortie. La prégnance de ses images, chargées d’une dimension spectrale insaisissable, s’avère toute aussi passionnante que sa réception polarisée. En 2016, Bertrand Bonello est attendu au tournant, surtout après les succès d’estime de L’Apollonide et de Saint Laurent. Mais voilà que le cinéaste propose une virée labyrinthique et abstraite dans un Paris sujet à une suite d’attentats terroristes, perpétrés par un groupe d’adolescents qu’il nous oblige à suivre.

Dans un contexte où le traumatisme de Charlie Hebdo et du 13 novembre 2015 est encore vivace, certains n’ont pas hésité à voir dans la proposition de Bonello une forme de provocation ou d’opportunisme par rapport à une actualité brûlante. En réalité, le réalisateur avait l’idée de cette cocotte-minute faite film depuis 2010 (et même avant, puisque le 11 septembre 2001 lui avait inspiré un concept approchant du point de vue américain). Pour autant, l’objet a fait face à une appréhension légitime, qui lui a valu entre autres son absence remarquée au Festival de Cannes.

Rétrospectivement, Nocturama n’en est que plus puissant. Malgré son exploitation limitée, le long-métrage n’a cessé de susciter des débats enflammés, et réanimés à chaque nouveau film de Bertrand Bonello. Peut-être parce qu’au fond, il représente une bascule dans sa filmographie, ainsi qu’une synthèse de son style si particulier.

 

Photo« Mais vous condamnez ces violences ? »

 

Une plaie encore béante

À partir de Nocturama, le cinéma de Bonello traitera toujours de la jeunesse, le tout avec un sentiment de mélancolie teinté d’une inquiétude évanescente envers un monde à la dérive. Le cinéaste se refuse à tout militantisme, quitte à s’attirer les foudres de ceux qui ont jugé ce désengagement irresponsable. Pourtant, c’est tout le sujet. Dans sa première partie, où seuls les couloirs du métro servent de dénominateur commun, les différents personnages s’organisent, se croisent, se rejoignent, imperturbables face à la foule et aux bruits de la ville.

Beaucoup ont comparé la précision de la mise en scène et sa captation des gestes à celle de Bresson, mais on pense aussi aux derniers films de Michael Mann (Miami Vice et Hacker en tête), et à leur façon de matérialiser notre société de l’information par des corps en mouvement perdus dans des univers froids et purement fonctionnels. Seuls comptent l’échange et la circulation des biens et des data, faisant de cette fourmilière parisienne un ensemble de circuits informatiques, où les tunnels de la ligne 1 n’ont jamais paru aussi futuristes.

Pour autant, les personnages ne le conscientisent pas. Ce que filme Bonello, c’est un sentiment de colère indéfinissable, le besoin profond d’un changement qu’il est impossible de décrire. La violence prend le pas parce qu’il ne reste plus qu’elle. En s’attaquant à des symboles clairs du capitalisme ou de l’histoire, ils ramènent du concret dans un monde qui ne l’est plus.

 

Nocturama : Photo Manal IssaL’enfer de la ligne 13

 

Derrière la volonté de faire bouger les choses de façon abstraite, les protagonistes poussent un cri de détresse, celui d’une génération qui ne sait plus se faire entendre dans les méandres de ce libéralisme abscon. Ils sont en quête de sens et de signes, quand tout en a perdu (cette réplique sur la colonne de la Bastille, faux symbole de la Révolution française). Paradoxalement, ils ne voient pas qu’ils sont un rouage de ce langage.

Certes, Bonello se permet quelques flash-back pour présenter les personnages, leurs rencontres et certaines de leurs motivations (la difficulté à trouver du travail), mais le bouillonnement de cette jeunesse abandonnée l’intéresse bien plus que la logique. C’est même là que réside la modernité du film, annonçant à sa manière les dérives dues à la surstimulation des individus aux images, aux informations, et plus généralement à un monde dans lequel on tente de remettre de l’ordre. Ce désespoir en vient à prendre sa forme extrême, mais il pourrait aussi s’exprimer par le complotisme ou toute autre méfiance politique.

 

Nocturama : PhotoJeanne, au secours !

 

Labyrinthe du néant

Nocturama cherche donc l’émotion, dans toute sa spontanéité et sa maladresse, un « mal de l’époque » qui ne peut se traduire qu’en métaphore. D’âges divers, les terroristes viennent surtout de milieux socioculturels différents (le fils à papa sorti de Sciences Po, le chômeur désœuvré, les habitants de banlieue, etc). L’image peut sembler un brin naïve, mais Bertrand Bonello en assume l’artificialité.

Là encore, c’est même tout le propos. La naïveté de ces jeunes peut paraître d’une certaine façon touchante, si ce n’est qu’elle reste avant tout meurtrière, et cette pulsion de mort va se retourner contre eux. Coupé en deux parties distinctes, le film fait de cette morbidité un boomerang, alors que les personnages se cachent après leurs méfaits dans un grand magasin parisien (la Samaritaine, recréée pour l’occasion).

 

PhotoLes lumières de Paris font naufrager les papillons de ma jeunesse

 

Après avoir tant bougé, les voilà contraints à la fixité. Pourtant, les rayons et les étages deviennent à leur tour un labyrinthe, une version condensée et miniaturisée de la société (de consommation. Le groupe croit se libérer en prenant le contrôle de cet espace fantasmatique et interdit, mais il s’y enferme dans un jeu de poupées gigogne. Surcadrages, split screens… Les mondes filmiques de Bertrand Bonello sont toujours segmentés, et les limites de ses cadres accompagnent des prisons autant physiques (L’Apollonide) que mentales (Saint Laurent).

Ce monde dans le monde porte en lui tout le vertige existentiel du long-métrage : l’incapacité de ses personnages à comprendre leur place dans cet univers, et par extension à la changer. Les mannequins y font figure de fantômes et de menace silencieuse, de métonymie du magasin qui possède petit à petit ses occupants. On pourrait penser leur discours politique anarchiste et anticapitaliste, mais ils se laissent aller au goût du luxe, à cette parenthèse régressive et enfantine où tous les produits se mélangent. De ce chaos émerge moins le désordre qu’une uniformisation, synthétisée par cette scène où Yacine voit son exacte tenue être portée par un mannequin, double de plastique qui le renvoie à son normativisme.

 

PhotoMiroir mon beau miroir

 

Ils ont voulu jouer aux adultes, mais leur naïveté désespérée est rattrapée par les “vrais” adultes dans un final toujours aussi glaçant. Sans jamais remettre en cause la responsabilité individuelle des terroristes (certains ayant même des visions de leurs actes qui annoncent leur décès), Bertrand Bonello interroge la place de cette société indifférente dans le sacrifice de cette jeunesse.

“Ça devait arriver”, annonce naturellement la passante incarnée par Adèle Haenel. La cocotte-minute ne pouvait qu’exploser, et cette troupe sait au fond qu’il ne reste que le vide, le néant de leur existence qu’ils ont voulu combattre, mais qui n’a réveillé que le néant de la mort.

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Spectateur Lambda

Mon humble avis sur cet immense film rédigé en 2021 lorsque je l’ai découvert :
Dire que ce film est sorti dans un mauvais contexte pour lui serait un euphémisme. Traitant d’attentats quelques semaines après les tragiques événements de novembre 2015, il mérite néanmoins d’être vu ou revu aujourd’hui tandis que les émotions d’alors se sont estompées.

Bertrand BONELLO dans une très longue introduction, qui étire le temps et joue avec nos attentes, suit dans les dédales du métro puis dans la rue, des jeunes issus de divers milieux manifestement en train de suivre un plan millimétré, dans lequel chacun tient un rôle précis qu’il rempli de façon méticuleuse. L’absence quasi continue de dialogues, les répétitions du même point de fuite dans la narration, cette sensation que quelque chose va advenir mais qui ne vient pas, m’a fortement évoqué Elephant (2003) de Gus VAN SANT. On suit des personnages qui agissent vers un but précis dont nous ignorons tout et qui pourtant grâce à la mise en scène minimaliste, les rares échanges de regards nous invitent à poursuivre avec eux comme une obsession.

Lorsque enfin l’événement central qui motivait leurs agissements explose, le film sans fondamentalement changer de rythme, devient alors une réflexion philosophique sur la paranoïa, la brutalité, l’enfermement, la notion de combat et de vocation, mais aussi la mort, le système capitaliste et la perte de repères d’une jeunesse.
J’ai beaucoup pensé à des références littéraires en le voyant, la plus évidente étant selon moi « glamourama » de Bret Easton Ellis, mais aussi « Discours de la servitude volontaire » d’ Etienne de la Boetie qui tous deux traitent de ces sujets.

Mais là où le film laisse à penser que les motivations de ces jeunes pour perpétrer ces attentats n’obéissent qu’à une idéologie mal pensée, mal structurée, qui s’oppose à leurs comportements quotidien – le face à face entre l’un des jeunes et le mannequin de cellulose qui porte les mêmes vêtements que lui en est un exemple typique – une sorte d’anarchie punk de cour d’école et d’une grande vacuité, Bonello nous donne plutôt à voir l’expression d’une jeunesse non pas sans idéaux, mais sans combats. Un écho filmique au romantisme littéraire du 19° siècle admirablement dépeint par Alfred de Musset dans son œuvre « Confessions d’un enfant du siècle » dans lequel il justifie les atermoiements de sa génération, sa mélancolie spleenienne par le fait qu’après la révolution française, après les guerres napoléoniennes eux n’avaient rien pour se faire exploser et justifier un combat. Un sentiment presque d’inutilité que l’on retrouve chez pas mal de jeunes en quête d’un idéal. Leurs actes perdent du coup de leur puérilité pour se muer en une recherche de valeurs assez troublant.

Ils sont paumés et les différences de classes sociales qui promettent pourtant des avenirs plus luisants à certains n’y font rien, ils ont besoin de reconnaissance, ils ont besoin de buts et s’ils font partie du système ce n’est pas de leur fait, ils subissent la norme sociale, ils subissent l’emprise du capitalisme sur leurs vies.

La caméra et le montage d’une grande douceur, d’une lenteur qui confine au respect de cette quête, une lumière qui joue sur les contrastes d’une rare réussite formelle et signifiante. Des scènes où le fragile de ces jeunes est soudain soutenu par la musique – il y’a une scène de playback sur une reprise de my way qui est un bijou de cinéma – viennent dans la dernière partie du film être totalement inversées.

Le final se construit sur un crescendo dans le montage, la musique d’inspiration John CARPENTER nous promet une conclusion brutale, des idéaux balayés, l’état et à travers lui ce système nihiliste vient user de sa légitimité dans l’usage de la force et nous laisse comme un goût de vide amer.

Par son propos, par sa mise en scène, par bien des aspects, ce film divise et divisera, moi je l’ai trouvé brillant, je l’ai trouvé intelligent et intellectuel.

Mathilde T

Réalisateur vraiment intéressant. Je trouve qu’il fait vraiment un effort tant dans les thématiques de ses films que dans l’esthétique.

Davy

Quel manque de courage des institutions culturelles d’avoir fait taire ce qui est pour moi un des grands films français de ces dernières années.

Gugusse 0

Film culte pour moi. Une vrai claque qui renvoie tout le monde dos à dos. Et la photo est splendide comme d’habitude chez Bonello.