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Shakespeare version bug de l’an 2000 : le film mal-aimé avec Ethan Hawke en Hamlet

Par Axelle Vacher
2 mars 2024
MAJ : 29 mars 2024
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Hamlet : De Shakespeare à The Social Network : quand Hollywood avait tout compris d'Hamlet (et pas le public)

Bien que mal reçu par la critique à sa sortie en 2000, le Hamlet de Michael Almereyda propose une étude du dilemme moral et numérique plus que jamais d’actualité.

La pierre tombale du dramaturge le plus célèbre de Grande-Bretagne a beau indiquer 1616, William Shakespeare n’a probablement jamais été aussi vivace qu’à compter des années 90 ; après tout, le bougre est si sérieux, n’est-il point ? Ses longs monologues existentiels inspirent l’admiration polie des érudits de France, de Navarre et de n’importe quel autre coin du monde. Les plus grands s’y sont mesurés avec une solennité religieuse, comme si les trois quarts de l’oeuvre originale n’étaient pas pétris d’insinuations graveleuses et autres plaisanteries pensées pour amuser les masses. 

Aussi, le burlesque Roméo + Juliette de Baz Luhrmann de 1997, les réinterprétations comico-adolescentes telles que She’s the Man, autres 10 bonnes raisons de te larguer et même le drame My Own Private Idaho ont soufflé un véritable vent de fraicheur sur les déclamations de Laurence Olivier, John Gielgud ou Richard Burton.

 

Hamlet : photo, Ethan Hawke « To film, or not to film ? »

 

le meilleur des mondes

C’est dans ce contexte de revisite que Michael Almereyda propose sa propre relecture du grand classique Hamlet et impulse une vision digitalisée de la pièce, laquelle remplace à demi l’existentialisme du personnage-titre par de plus modernes préoccupations : celles d’une société et d’outils en mutation perpétuelle, au détriment, plus souvent que d’autres, de l’humain.‌

Dans une démarche similaire à celle de Lurhmann, le cinéaste a beau assume le verbe original, il projette le jeune prince à l’aube du 21e siècle, et le déporte au passage de son Danemark natal. Contrairement à Roméo et Juliette qui ont eu tout le loisir de profiter du soleil de Los Angeles avant de souffrir « les terribles péripéties de leur fatal amour« , Hamlet est expatrié ex abrupto dans le coeur vrombissant de New York, mégalopole rongée par un tout autre mal que celui mis en scène par Shakespeare. 

 

Hamlet : photo, Diane Venora, Ethan Hawke, Kyle MacLachlan Gang of New York

 

Comme l’explique le professeur Mark Thornton Burnett dans son brillant essai To hear and see the matter : communicating technology in Michael Almereyda’s Hamlet, le cinéaste s’inscrit délibérément dans la lignée pessimiste de Taxi Driver, (Martin Scorsese, 1976), Escape from New York (John Carpenter, 1981), ou encore American Psycho (Mary Harron, 2000), en cela que chacune de ces oeuvres dépeint la ville comme une « prison métaphorique, ainsi que terrain fertile aux névroses psychotiques et autres désirs matérialistes« .

La ville n’est pas figurée comme le théâtre du drame, non. Elle y est toile de fond sciemment anxiogène, visible elliptiquement dans les cadres de fenêtres, les baies vitrées et les hublots ; modestes écrans présentés en écho aux images numériques infestant le récit.

 

Hamlet : photoThe Ring

 

Il n’y a guère de monarchie à New York, pas de roi dont la succession se dispute ; mais nombreuses sont les sociétés à avoir fait de la Grosse Pomme leurs sièges et autres trônes des temps modernes. Le Danemark n’est plus royaume, mais corporation dont le PDG est retrouvé mort. Hamlet n’est plus prince, mais n’en demeure pas moins héritier pour autant. 

Si la pièce semble principalement s’articuler autour d’une quête de vengeance, Shakespeare s’applique en réalité à déployer le récit d’une aliénation. Qu’il s’agisse de deuil, de regret, d’existentialisme ou de pouvoir… nombreux sont les moteurs capables d’alimenter la folie, et leur pertinence n’a guère changé avec le temps. Alors plutôt que de gangrener ses personnages par la couronne, le cinéaste use d’un mal plus actuel : celui d’une avarice capitaliste. Les nombreuses technologies figurées tout au long du métrage (bien que perçues comme archaïques pour le spectateur moderne), se font alors simultanément reflets et moteurs des vices que dénonçait déjà le dramaturge quatre siècles plus tôt. 

 

Hamlet : photo, Kyle MacLachlan« You talkin’ to me ? »

 

une image vaut mille maux

En dépit de son intelligent parti pris et des nombreuses qualités que compte le film d’Almereyda, celui-ci fut relativement mal reçu par la critique à sa sortie. Il a notamment été reproché à Hamlet d’abuser d’une surabondance d’images et de montages divers, lesquels ont peut-être trop ouvertement flirté avec l’expérimentation postmoderniste au goût de certains.

C’est pourtant bien là que réside l’essence même de cette proposition alambiquée ; dans ce trop-plein d’images et de dispositifs dont l’omniprésence n’a jamais fait que croître depuis la diffusion du film. Il y a par ailleurs quelque chose de gentiment fascinant, presque prophétique, dans le traitement mi-fasciné, mi-angoissé de ces nouvelles technologies par le cinéaste.

 

Hamlet : photo, Ethan Hawke Ne manque qu’un poster de Kurt Cobain

 

Médias, outils de captation, de diffusion, d’enregistrement et autres relais du visuel se surexposent au texte avec une intention ambigüe. Simultanément entrave du dialogue et moyen d’expression, le digital altère les implications sous-tendues par le dramaturge. Certains monologues, voire certaines scènes de la pièce, sont ainsi repensées comme images silencieuses, ou, plus intriguant encore, comme films dans le film.

La numérisation prend ainsi l’ascendant sur le réel dans le coeur d’Hamlet, lequel y trouve un refuge manifeste. Son appartement – dépeint comme une chambre d’ado tout droit sorti des années 90 – exhibe pêle-mêle collages muraux, télévision, ordinateur, et caméscopes en tout genre. Metteur en scène amateur chez Shakespeare, le personnage qu’interprète Ethan Hawke est sans grande surprise rapidement introduit au spectateur comme un aficionado de found footage, un artiste-vidéographe pseudo torturé fasciné par son médium.

 

La pièce qu’imagine initialement Hamlet en vue de forcer son oncle à reconnaitre son crime est subséquemment réinventée en court-métrage, que le personnage intitule sournoisement La Souricière – référence assumée au roman homonyme d’Agatha Christie. Plutôt que de rejouer la scène du meurtre de son père, Hamlet ne fait que suggérer le crime au travers d’images aussi disparates qu’éloquentes ; mais ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots ?

Aussi, l’élocution n’a plus sa place dans cet univers dominé par les écrans. Il est une arme désuète, aussi dépassée que l’anachronisme du verbe shakespearien. Pire, le langage se trouve perverti par ce Nouveau Monde et ses usages ; l’exemple le plus concret de cette dépression du discours revenant tragiquement à Ophélie, alors sommée par Polonius de trahir Hamlet au moyen d’un micro dissimulé sous ses vêtements. C’est un nouveau millénaire qui débute. La parole incrimine ; les images dénoncent.‌

 

Hamlet : photo, Ethan Hawke « Allô papa ? Bobo »

 

les crimes du futur

Les savants tourneraient probablement de l’oeil à une telle suggestion, mais l’Hamlet d’Almereyda ne serait-il pas, aujourd’hui, prompt à lancer sa chaîne YouTube pour mieux l’agrémenter de vlogs conspirationnistes intitulés « mon oncle a tué mon père (not clickbait !!!)«  ? Si de tels propos ont bien entendu de quoi faire sourire (ou hurler, selon l’audience), il est peut-être nécessaire de rappeler qu’à travers Hamlet, Shakespeare explore avec minutie le spleen propre à l’adolescence. 

À travers cette réinterprétation sous le joug du digital, le cinéaste perpétue cette angoisse, et l’étend même au futur. À la diffusion du film, le paysage new-yorkais est encore intact ; les tours jumelles, intouchées. Et pourtant, le récit suffoque. Le filtre bleuté contaminant une majeure partie des images se veut manifestation visuelle d’une mélancolie perpétuelle, tandis que les silences s’étirent lourdement.

 

Hamlet : photo, Julia Stiles La vraie Katarina Stratford

 

Ado nerveux et tourmenté, Hamlet parcourt les allées des vidéoclubs comme une âme en peine tout en s’interrogeant sur le sens de la vie. « Je pense que qui que ce soit n’a jamais déambulé dans un vidéoclub sans finir par songer à se suicider« , plaisantait d’ailleurs Ethan Hawkes aux colonnes de Combustible Celluloid en 2000. Affublé d’un bonnet ridicule censé moquer la couronne qui ne lui reviendra jamais, il s’enferme seul dans ses quartiers pour mieux s’y entourer d’écrans, et revisionner inlassablement À L’Est d’Eden.

Cette panoplie d’appareils électroniques le soulage, puisque soumise à sa volonté ; mais leur foisonnement implique également une propension à la déconnexion humaine, au vertige. Le temps passe vite ; l’évolution est perpétuelle, impitoyable et l’humain peine à suivre le rythme. « Le fait que la plupart des technologies figurées dans le film sont désormais obsolètes me semble à la fois douloureux et comique […]. Mes sentiments vis-à-vis des écrans, d’internet, ou encore des surplus d’informations n’ont pas changé, cela dit« , a ainsi écrit le cinéaste à la journaliste Virginia Heffernan en 2021. 

 

Hamlet : photo, Ethan Hawke, Sam Shepard « Est-ce tu recycles bien tes cannettes de bière fils ? C’est important pour la planète »

 

C’est possiblement à s’y méprendre, mais le fantôme de la pièce originale n’est pas celui du film d’Almereyda ; c’est moins le passé qui revient hanter personnages et spectateurs que le futur et l’incertitude qu’il sous-tend. Les terreurs tacites du récit sont les mêmes de 1603 à 2024, si ce n’est qu’elles ont gagné en ampleur au gré des ans. Un constat d’autant plus seyant que la dépendance de l’humain au numérique et le climat sociopolitique actuel n’ont jamais semblé plus funestes qu’à présent.

Si le dispositif diffère, Shakespeare et Almereyda évoquent ainsi la même prophétie : l’homme est corruptible. Et après son passage, seules resteront les images de ses pêchés. Alors peut-être que la question n’est pas tant « être ou ne pas être » ? Peut-être qu’elle relève davantage du devenir que de l’instant T.

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