Jude Law réclame sa dose d’hémoglobine dans La Sagesse des crocodiles, une relecture aussi séduisante qu’insolite du mythe du vampire, à savourer saignante !
Entre le grand écran et nos amis suceurs de sang, c’est une histoire d’amour qui dure depuis longtemps. Nosferatu, Blade, Edward Cullen ou encore Barnabas Collins ; ils ont tous largement contribué à populariser la figure vampirique au cinéma et en ont proposé à chaque fois une version différente, pour le meilleur et pour le pire (non, la délation ne fait pas partie de nos habitudes). Mais dans le lot, certains exemples plus marginaux sont souvent mieux inspirés que leurs glorieux aînés.
C’est le cas du héros sanguinaire de La Sagesse des crocodiles, réalisé par le cinéaste hongkongais Po-Chih Leong, avec Jude Law dans le rôle-titre. Si le film a été couronné du Prix du Jury au Festival de Gérardmer à l’époque, il ne semble pas avoir laissé beaucoup de traces dans les mémoires, et on le déplore volontiers, tant la fameuse créature aux canines acérées y apparaît sous un jour plus réaliste et donc singulier que jamais.
SIMPLE MORTEL
À l’ère de l’ultra-moderne solitude, propre à une majorité de mégalopoles où le lien social devient de plus en plus ténu, il est intéressant qu’un film de la trempe de La Sagesse des crocodiles s’empare du spleen du citadin moyen pour évoquer la condition du vampire. Là où Bram Stoker avait presque irrémédiablement associé le mythe aux landes de la Transylvanie et à l’imaginaire gothique, Po-Chih Leong prend le pari de le délocaliser en pleine effervescence urbaine.
C’est donc à Londres que nous faisons la connaissance de Steven Grlcsz (on vous met au défi de prononcer son nom correctement), un bourreau des cœurs à la méthode bien rodée, attirant des femmes sans défense dans ses draps et surtout sous ses dents. Alors qu’il attire, cette fois bien malgré lui, l’attention de la police et notamment de l’inspecteur Healey (Timothy Spall), il fait la rencontre d’Anne (Elina Löwensöhn), une potentielle nouvelle victime qui pourrait changer la donne.
Quand il arrive en ville, préparez-vous pour la bagarre
À la différence des oiseaux de nuit de son espèce, Steve n’a aucun mal à errer de jour, au vu de tous, et c’est sans doute un des changements les plus probants par rapport aux conventions du genre. Non seulement il n’a rien de monstrueux en apparence, c’est même tout le contraire (Jude Law n’a peut-être jamais été aussi magnétique qu’ici), mais il va et vient à sa guise comme le reste de la population. « Tout le monde voudrait que les méchants commettent leurs mauvaises actions ailleurs, ainsi on pourrait les distinguer du commun des mortels », avoue-t-il à l’inspecteur Healy.
En se fondant dans la masse, Steve invisibilise sa véritable nature, mais ne se sent pas moins à la marge pour autant. Hormis quelques scènes où il prend part directement aux échanges, la mise en scène se charge plus d’une fois de le reléguer à la périphérie des évènements, comme pour rappeler son incapacité à faire société. Une solitude entretenue par ce Londres anonyme, semblable à des dizaines d’autres capitales occidentales, où les rues, les quais de métro et les cages d’escalier ramènent à un réel sans aspérités.
Entretien avec un vampire incognito
AUTOPSIE D’UNE ABERRATION
Toujours est-il que Steve ne se contente pas de flâner, jour après jour, à la recherche de nouvelles proies. Il essaie surtout de guérir, et son activité de chercheur l’aide à établir son propre diagnostic. C’est cette application toute scientifique du personnage qui vaut à La Sagesse des crocodiles de frayer avec l’héritage d’un David Cronenberg et ses héros biologiquement kamikazes. On pense bien sûr à Seth Brundle dans La Mouche, mais aussi aux jumeaux Mantle de Faux-semblants.
Cela étant, Po-Chih Leong n’a pas d’appétit particulier pour le « body horror » (ou « l’horreur corporelle » dans la langue de Molière). Les effusions gores sont donc peu présentes, et la souffrance de Steve passe avant tout par des symptômes cliniques anti-spectaculaires (une pâleur maladive, une haleine fétide, etc.). Oui, les amateurs d’images-chocs et de métamorphoses extravagantes bouderont sans doute leur plaisir, mais c’est tout à l’honneur du film que de vouloir rationaliser l’irrationnel et d’épouser cette logique jusqu’au bout.
En ce sens, le personnage a plus à voir avec Dorian Gray que Dracula, d’abord pour sa beauté, mais surtout pour cette relation de cause à effet entre ses crimes sanglants et sa dégénérescence progressive. Il est plutôt cruel à ce titre de permettre à Steve de se regarder dans le miroir, là où les vampires sont dépourvus de reflet en temps normal, ce qui l’oblige à constater par lui-même les signes extérieurs de son pourrissement intérieur, comme un retour tragique du refoulé.
Mais l’une des plus belles idées du film réside dans cette cristallisation littérale des émotions humaines. À chacun de ses meurtres, Steve récupère du corps de ses victimes un petit agrégat solide, similaire à du cristal, et lui attribue un sentiment : le désespoir, la déception, etc. C’est au fond le seul écart poétique du film et il raconte justement l’incapacité du personnage à faire le Bien. « La Sagesse des crocodiles explore avant tout notre penchant à dévorer ce dont a le plus besoin », expliquait à l’époque Jude Law, en conférence de presse, lors du Festival international du film fantastique de Bruxelles (le BIFFF pour les intimes).
Notre diagnostic : un problème de transit
SANG-SUEL
Comme chacun sait, vampire et désir vont de pair, la morsure du premier induisant la concrétisation du second. Une spécificité à laquelle le film ne déroge pas en faisant de Steve le catalyseur de tous les fantasmes. Avec ses airs ténébreux et ses belles paroles, il incarne une forme d’idéal romantique où le mystère le disputerait à l’élégance. Rien d’inédit à l’horizon jusqu’ici nous direz-vous, Only Lovers Left Alive décrivait encore récemment nos amis suceurs de sang à la façon de dandys énigmatiques.
Là où Po-Chih Leong rappelle à notre bon souvenir ses racines orientales et sa filiation avec un réalisateur tel que Wong Kar Wai, également hongkongais, c’est dans le jeu de séduction à la fois évanescent et charnel qu’il instaure entre Steve et ses proies, et notamment avec Anne. On prend alors un réel plaisir à voir le héros rôder autour d’elle, l’effleurer, puis l’étreindre, tout en se faisant prendre à son propre piège. Tant est si bien que l’on scrute avec autant de vigilance le passage à l’acte de Steve que son éventuel revirement.
De fait, le film évolue selon deux vitesses, celle du héros peu à peu transi d’amour et celle du prédateur rattrapé par l’urgence de sa condition, d’où à certains moments l’utilisation de fondus enchaînés au sein d’une même scène pour marquer l’ambivalence du personnage. C’est le combat antique entre Éros et Thanatos, soit entre les pulsions de vie et de mort, qui se joue ici, et il s’incarne dans les scènes les plus sensuelles du film, un peu à la manière de Thirst, ceci est mon sang, plus frontal en matière d’ébats sexuels.
Le titre La Sagesse des crocodiles prend alors tout son sens à travers la métaphore du cerveau « reptilien », siège des instincts les plus primitifs chez tout un chacun. Comment ne pas y céder ? Comment le discipliner ? Voici la ligne de crête sur laquelle se tient Steve, en équilibre, menaçant de tomber à tout instant, comme lorsqu’il était enfant, suspendu à la branche d’un arbre, terrifié à l’idée de lâcher prise.
Passé beaucoup trop sous les radars, La Sagesse des crocodiles parvient donc à injecter du sang neuf dans un genre déjà plus ou moins exsangue. Hélas, peu lui emboîteront le pas, surtout outre-Atlantique, où il faudra se contenter de blockbusters au mieux rigolos (la saga Underworld, Van Helsing), au pire indigestes (Abraham Lincoln : chasseur de vampires). Mais tout n’est pas perdu, la figure vampirique continuant de se réinventer depuis, notamment chez nos voisins européens (Morse évidemment). Alors à vos crocs, prêts, partez !
ecran large, cela serait possible d’avoir des dossiers sur les films suivants:
L’île du docteur moreau, outlander le dernier viking, nomads, de mc tiernan.
Merci d’avance.
Après l’excellent mais snobé « Equilibrium », vous dénichez une autre pépite qui ne nous rajeunit pas.
Et que peu de gens connaissent.
Celui ci trône dans ma dvdthèque entre « le labyrinthe de Pan » et « les autres »
Pas revu récemment mais j’en garde un très bon souvenir
un très beau film, qui arrive à revisiter la figure du vampire, porté par un excellent jude law, très beau titre, très beau film!!!