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Blade Runner : les secrets du film (deuxième partie)

Par Thomas Douineau
3 mars 2005
MAJ : 21 mai 2024
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Les coulisses du film culte.

Blade Runner : Photo Harrison Ford

Pour ceux qui auraient raté les précédents «épisodes», retrouvez sur cette page le sommaire de ce dossier et le calendrier de mise en ligne des différentes parties.

I – HISTOIRE D’UN FILM (Suite)

          3- De la première à la deuxième version.

Dix-sept semaines et vingt millions de dollars plus tard (contrairement à certaines productions, l’argent a été bien utilisé et se retrouve à l’écran) le tournage s’achève enfin, au grand soulagement de l’équipe qui travaille non-stop sous de la pluie artificielle. Mais la fin du tournage ne signifie pas la fin des ennuis, loin de là ! Devant le metteur en scène vont se dresser des obstacles encore plus importants…

Après les dépassements de budget, les batailles qui opposent le réalisateur à la production, les frictions de Scott avec sa star et son équipe, le studio entend bien s’assurer d’une rentabilité maximum du film au box-office. Pour cela ils ont recours, dès la première version du montage, à une série de projection-tests auprès d’un public sélectionné. Les premières ont lieu en mars 1982 où le public exprime systématiquement sa déception. De toute évidence, les spectateurs s’attendent à voir un film d’action futuriste et sont surpris par la noirceur du propos. Les réactions du public affolent le studio : dans l’ensemble, le spectateur trouve l’intrigue trop difficile à suivre, le film trop pessimiste et la fin décevante et peu conforme à la tradition du happy-ending. Branle-bas de combat à la Warner ! Ridley Scott reçoit une lettre très brève de la Warner l’informant que, s’il n’accepte pas de retourner en salle de montage, il sera congédié et le studio reprendra les rênes du projet en le remontant à sa manière.

 

 

Malgré les plaintes du réalisateur, il est tout de suite décidé de simplifier l’histoire en éliminant les thèmes parallèles et surtout, en ajoutant la voix-off d’Harrison Ford comme récitant afin d’expliquer le pourquoi du comment aux spectateurs américains et de rendre l’histoire plus limpide. Harrison Ford était furieux : l’acteur déteste l’idée et déteste les textes qui sont rédigés, mais il est malheureusement obligé, par contrat, de se plier à la volonté du studio. Il récite son texte d’une voix monocorde, espérant ainsi inciter la production à s’en passer.

La fin est complètement remaniée. À l’origine, Rachael était condamnée à mourir à court terme, mais la nouvelle fin comprend un dialogue optimiste sur son avenir, ainsi que des images de fières montagnes défilant sous le « spinner » des héros baignant dans un soleil prometteur (happy end !). Le mauvais temps et le manque d’argent a empêché le tournage de ces scènes et la légende veut que Scott ait demandé à Stanley Kubrick lui-même s’il pouvait emprunter des chutes d’images filmées deux ans plus tôt par le maître pour l’ouverture de son Shining, mais les avis diffèrent sur l’origine de ces images. D’autre part, selon d’autres sources, ce happy-end ne fait pas forcément suite aux screen-tests. Prévu normalement au plan de travail dès le tournage, il n’a pas été tourné, faute de temps. Scott se serait finalement rendu compte que finir sur une note ambiguë était étonnamment plus convaincant. Hélas, la Warner ne lui laisse pas le temps de confirmer son intuition.

 

 

À la vue de cette nouvelle copie, le public de la projection-test de mai 1982 réagit de façon plus favorable. Après quelques dernières petites modifications minimes, le film sort sur les écrans américains le 25 juin 1982. En dépit de tous ces changements destinés à le rendre plus commercial, Blade runner ne provoque ni l’enthousiasme des critiques, ni du public (erreur répandue : ceux qui affirment qu’il triompha dès sa sortie). À part quelques marginaux qui soutiennent avec ferveur le travail de Scott (l’écrivain Norman Spinrad, grand ami de Philip K. Dick), le film est exploité dans l’indifférence générale. En voyant Harrison Ford en tête d’affiche, les américains s’attendent plutôt à un croisement entre Star wars et Indiana Jones. Le pur divertissement est en fait un univers angoissant et cérébral dans lequel évoluent des personnages en quête de leur humanité. Trop en avance sur sont temps bien qu’annonçant le cinéma des années 90, cette vision noire, polluée, industrielle, dénonçant la saturation et l’aliénation urbaine, décontenance tous les amateurs de S.F. Les recettes, déjà maigres, s’effondrent au moment où un certain petit extraterrestre commence à tout emporter sur son passage. Dans l’ensemble les critiques reprochent au film d’être un délire visuel sans histoire et le public fuit devant cette sombre vision du futur. L’euphorie reaganienne bat encore son plein et le public préfère s’attendrir sur E.T. : L’Extra-terrestre sorti deux semaines auparavant, plutôt que de s’interroger sur les angoissantes questions que soulèvent Blade runner. Entre le sombre univers de Scott et l’optimisme jouissif de Spielberg qui délivre un message mielleux de paix et d’amour, le public a fait son choix. Le même sort fut d’ailleurs réservé à The Thing de Carpenter (lire notre dossier Halloween), parabole paranoïaque et pessimiste. Paradoxalement, outre la présence sur les écrans du conte enchanteur de Spielberg, les critiques mettent en cause la voix-off et le happy-end qui tombe comme un cheveu sur la soupe, expliquant que Blade runner a souffert des années de développement et des multiples réécritures. Au final, le film ne rapporte que 15 millions de dollars au studio, soit 5 de moins que ce qu’il a coûté et lorsque le temps des oscars arrive, Blade runner se voit même souffler la récompense des meilleurs décors par Gandhi.

 

 

L’histoire s’arrêterait là si, en 1989, un employé, nouveau technicien responsable des archives de la Warner, ne découvrait par hasard une bobine 70 mm du film tirée d’après la mythique copie de travail (là encore ce sont des rumeurs que j’aurais aimé vérifier par moi-même…vérité ou légende qui continue ?). Envoyée à UCLA, elle est projetée à l’université dans le cadre de travaux avec les étudiants. La surprise des spectateurs est totale. Toujours est-il que quelques mois plus tard, un cinéma de Los Angeles demande à ce technicien une copie de ce même film pour un festival de projections en 70 mm. Soi-disant, la copie en question est innocemment et accidentellement livrée à ce cinéma.

Il s’avère que cette copie date d’avant les projections-tests et qu’elle est vierge de la plupart des changements apportés par la suite (pas de voix-off, pas de happy-end). Lors de la projection, la réaction du public passionné est phénoménale. Chaque séance fait salle comble. La nouvelle se propage dans les journaux : on vient de retrouver Blade runner, l’original ! Troublés par l’enthousiasme du public après la projection, les dirigeants du studio décident, avec l’accord et l’aide de Ridley Scott, de sortir cette « nouvelle » version en salle après un rapide sondage montrant le potentiel d’un nouveau Blade runner. Scott visionne la copie et déclare qu’il s’agit d’une version déjà remaniée qui s’apparente plus à un brouillon. Les personnes ayant découvert la copie de travail souhaitent de leur côté la restaurer et l’exploiter telle quelle. Scott refuse cette proposition et offre de remonter le film conformément à sa première vision. Devant la possibilité de rentabiliser enfin le film en salles et sentant le profit financier de cet engouement soudain dont il faut rapidement tirer parti, la Warner fait la sourde oreille mais opère quelques modifications de montage plus conformes à la version initialement prévue par le cinéaste et supprime la voix-off et le « happy-end ». Pour calmer le réalisateur, on insère dans l’urgence le plan de la licorne. Ainsi naît le film labellisé Director’s cut, deuxième version officielle du film, pas ultime comme nous le verrons plus tard, mais celle qui se rapproche beaucoup plus de ce que voulait Scott.

 

Distribué dans deux salles à titre de test, Blade runner : director’s cut remporte un succès phénoménal et, en septembre 1992, il bénéficie d’une ressortie nationale, connaissant une réhabilitation sur grand écran, doublée d’un incroyable succès commercial. Ridley Scott y voit la validation par le public des thèses qu’il échafaude dans le film. Le temps a joué pour lui. Déjà certains aspects, parmi les plus noirs du film, trouvent leur répondant dans notre univers quotidien.

 

          4- Un film devenu culte : Renaissance d’un classique.

Après dix années de résistance sur le circuit vidéo, le film atteint enfin le statut de classique qui aurait dû être le sien dès sa sortie initiale. « Blade runner dresse un portrait du futur qui semble se confirmer de plus en plus et je pense que le public s’en rend compte » déclare aujourd’hui le réalisateur. « En 1982, pendant le tournage, nous avions transformé une rue du vieux Los Angeles pour les besoins du film, ce qui fait que nous y avons recréé le chaos. Il n’y a pas si longtemps, je suis repassé dans cette rue : elle est devenue exactement telle que nous l’avions imaginée à l’époque. Il semble bien que ce film présente un caractère prophétique », conclut le réalisateur « mais certaines de ces prophéties ne lassent pas de m’inquiéter ». Nous aussi, ai-je envie de dire, et c’est sans doute pour cela que Blade runner est devenu ce qu’il est : un film culte, un chef d’œuvre d’anticipation.

Aujourd’hui, les lendemains ne chantent plus et le spectateur s’identifie certainement plus facilement à ce personnage de Deckard perdu dans une mégalopole hostile où l’on se demande ce que le mot « humain » signifie. À travers le film, le spectateur sent qu’il n’est pas le seul à avoir des angoisses sur son devenir et celui de l’humanité. Que deviendra l’individualité de l’homme ? Aucun film ne peut se targuer d’avoir visualisé de manière aussi crédible notre possible futur. Blade runner s’est érigé comme la référence ultime en matière de représentation de l’avenir de notre planète. Le film de Ridley Scott a vu son influence s’étendre au-delà du septième art. Il a contribué à la vague cyberpunk (futurs déjantés post-nucléaires) et a même laissé son empreinte dans la musique rock : les Rolling Stones lui rendent hommage au cours de leur tournée Steel Wheels.

 

 

D’un film intelligent et brillant sur les dangers qui menacent notre futur, il devient une étrange réflexion sur l’humanité et le monde. C’est une œuvre impressionnante et noire où l’on parle de solitude, de déshumanisation et de manipulation génétique. Le spectateur s’est-il aperçu que la réalité rattrapait la fiction ?

À la Warner, à l’époque, le film est devenu un sujet tabou. Le studio a d’ailleurs renoncé à tenter le marché de la vidéo et confié les droits à un autre distributeur, ce qui va s’avérer une nouvelle erreur. Avec l’arrivée de MTV, l’Amérique entre dans l’ère du clip vidéo et découvre la supériorité de l’image sur les mots et le danger que cela peut représenter. C’est auprès de cette nouvelle génération que Blade runner trouve enfin son public. Ce même public qui adulait le film d’anticipation en animation Métal hurlant, sorti dans la même période, drainant avec lui toute la culture qu’il représentait (remarquons d’ailleurs que certains sketches de ce film sont écrits par Dan O’Bannon, scénariste d’Alien du même Scott). Élevé au statut de film-culte, Blade runner devient très vite l’un des titres les plus achetés en vidéo et, consécration ultime, un critère de référence artistique et populaire. Ignoré lors de sa sortie, le film se pose en symbole du cinéma des années 80, la métaphore obligée de toute discussion sur l’avenir de la planète. L’histoire dit qu’un rapport gouvernemental sur les problèmes écologiques de Los Angeles faisait état, en 1988, d’une «situation proche de celle de Blade runner».

 

Je pense que Blade runner est et s’impose comme un classique de la science-fiction. L’angoisse qui imprègne chacun de ses plans en fait l’œuvre la plus adulte du genre. À l’opposé des nombreux films d’actions futuristes où le cadre représente une science-fiction insignifiante auquel le public ne croit plus, on voit l’émergence d’un succès pour les films d’une science-fiction que j’appellerai « cérébrale » et dont on reconnaît la puissance évocatrice (Blade runner, Brazil, Total recall, Robocop ou encore Gattaca…).

 


 

Retrouvez le sommaire complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties sur cette page.

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