Films

Blade Runner : le son du film (2è partie : La voix-off)

Par Thomas Douineau
27 avril 2005
MAJ : 21 mai 2024
1 commentaire
Blade Runner : Photo Harrison Ford

Pour ceux qui auraient raté les précédents «épisodes», et notamment le début de ce chapitre consacré au son du film, retrouvez sur cette page le sommaire du dossier complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties.

III – LE SON DE BLADE RUNNER (Deuxième partie)

          1– La Voix-off : Le film dénaturé.

                    A – Un échec sonore.

Nous avons reparlé du Dolby Stéréo (Cf : Le son de Blade Runner – Première partie) pour expliquer plus tard en détail dans le plan par plan la richesse de cette bande-son, entrant pour une part importante dans la mise en scène, mais aussi pour mettre en évidence l’absurdité de la présence d’une voix-off dans la première version de Blade runner.

Il semble que l’on ait renoncé dans les films en Dolby Stéréo, pour les voix notamment, à une localisation trop voyante et trop décentrée, génératrice de « sautes » d’espace à chaque changement de plans dans les scènes. Les sons semblent plus recentrés autour du milieu de l’écran (80% des informations passent en effet par le canal central), sauf pour des ambiances périphériques ou des effets ponctuels. Le son multipistes n’autorise plus (à moins de changer la grammaire sonore, appuyée par un nouveau procédé) les effets magiques d’envahissement de l’écran par des voix qui proviennent de derrière l’écran sans être visualisées et situées dans l’espace.

C’est un fait que les voix-off de narration et les hors-champ ne fonctionnent pas bien dans les versions Dolby Stéréo de nombreux films récents, tout simplement parce qu’on s’obstine, dans les trois à quatre pistes qui s’offrent pour placer les sons, à les localiser réellement sur une seule d’entre elles si bien qu’elles ne peuvent plus être cette voix sans lien, susceptible d’être tout l’écran, d’envahir toute la salle comme une voix intérieure.

 

 

Je n’imagine pas Psychose, par exemple, mixé en stéréo et que pour être réaliste, on ait mis la voix de la mère d’Anthony Perkins / Bates, lorsqu’on entend celle-ci derrière une porte à gauche de l’image, sur une des pistes latérales… La voix serait alors « réellement » localisée dans un lieu précis et elle en perdrait tout ou partie de son pouvoir.

Il en va de même pour Blade runner où, dans l’incomparable foisonnement sonore et musical, une seule chose n’était guère convaincante, c’était la voix-off de Deckard, pastiche des voix-off des films noirs américains, évoquant les dialogues d’Humphrey Bogart. Parce qu’on avait dû imposer à cette voix off, dans le labyrinthe des sons multipistes, une localisation « forcée » qui était embarrassante dans son arbitraire, elle reste incapable d’embrasser toute l’étendue de l’image (qui plus est en cinémascope) et la richesse des couches sonores qui, nous l’avons vu (Cf : précédente partie), permettent l’immersion totale du spectateur dans la vision futuriste de Ridley Scott.

Cette voix-off ne fait que détourner l’attention du spectateur et casse l’équilibre parfait entre images et sons, enlevant toute fascination à l’atmosphère et l’ambiance du film. Mais le pire étant dans son contenu qui enlève tout mystère au film et supprime toutes les interrogations, tous les doutes que peut avoir le spectateur lors de sa vision. Vous me direz qu’elle a été insérée spécialement pour cette dernière raison. En effet, les spectateurs des projections-tests de 1982 trouvaient l’intrigue trop complexe et ne comprenaient pas les motivations des différents personnages (Cf : Histoire d’un film – Troisième partie). Ils voulaient des réponses… Mais un film gagne à impliquer le spectateur dans un visionnage actif.

 

 

                    A – Un échec narratif.

La voix-off ajoutée lors de la première version est très explicative comme nous allons le montrer en reprenant dans son intégralité chacune de ses interventions et en mettant en avant les pertes d’efficacité du film qu’elle entraîne et pourquoi elle n’a jamais vraiment fonctionné. (Extraite de la version française, la première version dans sa langue originale étant épuisée chez l’éditeur américain).

Situation : Premier plan sur Harrison Ford lisant son journal.
«Dans les journaux, il n’y avait pas vraiment de publicité pour les tueurs. C’était mon métier, ex-flic, unité Blade runner, ex-tueur… (après avoir commandé du poisson)… Sushi, c’est comme cela que m’appelait mon ex-femme, poisson froid.»

Déjà, on constate que la voix-off a un aspect décousu, presque énoncée par bribes, pour en dire le maximum en un minimum de temps, renforçant le côté désabusé du héros. La brusque interruption de cette voix-off après un plan aérien rend plus «brutale» la descente dans les bas-fonds de la ville. Deckard se détache plus rapidement de l’anonymat d’une foule grouillante. De plus, elle indique tout de suite l’identité de Dekard, le dévalorisant aux yeux du spectateur (ex-flic, ex-tueur). Alors que le spectateur ignore encore qui il est et d’où il vient, on lui donne déjà une spécificité. L’allusion à son ex-femme est des plus malencontreuses car, dès le départ, la question de sa vraie nature est édulcorée : humain reconnu comme tel, avec un quotidien, un travail, une femme. C’est dommage, car dans la deuxième version, où le doute s’installe au fil du métrage sur sa véritable identité, le film atteint une autre dimension. Sur la version de 1992, la plongée dans les abîmes de la ville se fait plus en douceur, le spectateur ébahi cherchant ses repères dans des rues futuristes et inhumaines dont la découverte fait suite à l’étonnant générique aérien présentant La Cité des Anges en 2019.

 

 

Situation : Premier vol où Deckard est emmené chez Bryant.
«Le nom de ce bellâtre était Gaff, je l’avais déjà vu, Bryant l’avait fait muté dans l’unité Blade runner. Le jargon qu’il parlait était l’argot des bas-quartiers, un mic-mac de japonais, d’espagnol, de français, d’un peu de tout, j’avais vraiment pas besoin d’interprète, je connaissais cet argot, tous les flics le connaissent, mais j’avais pas envie de lui faciliter les choses.»

Ici, nous comprenons que Gaff est aussi un flic. Celui qui traverse le film comme une ombre inquiétante en faisant des cocottes en papier trouve ici une identité qui, sans la voix-off, était peu évidente : pour qui travaille-t-il ? Il est vite personnalisé alors que la deuxième version le fait apparaître comme un être retors, une éminence grise qui suit et surveille les blade runners et les réplicants L’allusion à l’argot renforce le côté cosmopolite de la mégalopole mais empêche de la percevoir comme un tout, supprimant tout effet de fascination en en expliquant l’origine.

Situation : Dans le bureau de Bryant.
«Gueules d’humains, c’est comme ça que Bryant appelait les réplicants, le type même du flic qui autrefois appelait les noirs des négros.»

La voix-off énonce un point intéressant. Le racisme et l’extermination étant des thèmes sous-jacents à Blade runner, on constate que Deckard parle d’un «autrefois» où vivait des noirs. On peut se demander ce qu’ils sont devenus dans une ville qui, en 2005, compte parmi sa population énormément d’afro-américains. Ici, la population est essentiellement blanche ou jaune (à travers ces habitants, nous sentons les influences chinoises et japonaises, chères à Ridley Scott d’un point de vue pictural et culturel. Cf : Black rain où le visuel de certains éléments décoratifs est très proche de Blade runner)

 

 

Situation : Sur le chemin du retour.
«J’avais quitté ce métier parce que j’en avais marre de tuer, mais je préférais être un tueur qu’une victime, et c’est ce que voulait dire Bryant en me menaçant de n’être plus personne, alors j’ai replongé en me disant que, si je ne tenais pas le coup, je pourrais toujours laisser tomber. Gaff ne m’inquiétait pas beaucoup, il faisait du lèche-bottes pour avoir une promotion alors il ne tenait pas trop à me voir revenir.»

Voici l’exemple même de la voix-off explicative des sentiments qui hantent le héros, comme si l’atmosphère du film et le jeu d’Harrison Ford ne suffisaient pas à les retranscrire. Elle enlève le côté «planant» et contemplatif de cette séquence où le spinner survole la métropole. Une seule chose est révélatrice et annonciatrice de la trame dramatique de la deuxième version : «…je préférais être un tueur plutôt qu’une victime». Cela peut-il sous-entendre que s’il arrêtait de chasser les réplicants, il serait chassé à son tour, étant répliquant lui-même ?

Situation : Dans l’appartement d’un répliquant.
«Je ne sais pas si l’on avait donné à Holden sa véritable adresse, mais c’était la seule piste que j’avais, alors je devais vérifier. Ce que j’avais trouvé dans cette baignoire n’était pas humain, les réplicants n’ont pas d’écailles, ni de photos de famille, les réplicants n’ont pas de familles.»

La voix-off donne trop d’indications sur les réplicants. Le mystère entourant les photos-implants est vite dissipé. Les réplicants passent pour des objets, des corps sans âmes, du bétail. J’ai le sentiment que cela éloigne Deckard de leur condition, là où, sans voix-off, il nous semble plus proche d’eux, le rendant plus énigmatique. L’absence de voix trop explicative a le mérite de rendre les réplicants plus humains, de ne pas les considérer explicitement comme une « race » à part et de ne pas systématiquement les présenter comme tel. Le film est moins manichéen sans voix-off et la frontière humains/machines plus ténue.

 

Situation : Après la visite de Rachael chez lui.
«Tyrell avait fait du bon boulot avec Rachael, elle se raccrochait à la photo d’une mère qu’elle n’avait jamais été. Les réplicants n’étaient pas censés avoir des sentiments, les Blade runner non plus, mais alors qu’est-ce qui m’arrivait ? Les photos de Léon devaient être aussi fausses que celles de Rachael, je ne voyais pas pourquoi un répliquant collectionnait des photos, ils étaient peut-être tous comme Rachael, ils avaient besoin de souvenirs.»

La voix-off indique que Deckard sait très bien que Rachael est une réplicante. Or, si on enlève ce passage, on s’aperçoit dans les dialogues qu’il lui dit que ses souvenirs n’ont pas été implantés. Peut-être parce qu’il n’en est pas sûr lui-même… Par contre, il est intéressant de noter que Ford raconte que les Blade runners n’ont plus de sentiments, ce qui peut laisser entendre que pour chasser les réplicants, on utilise des réplicants. Il dit d’ailleurs «que m’arrive-t-il ?» or on sait plus tard dans le film que les réplicants peuvent apprendre à avoir des sentiments. Cet exemple montre parfaitment ce pourquoi cette voix-off a été ajoutée : rendre le film plus lisible et explicatif, quitte à faire l’impasse sur le mystère et la réflexion. À contrario, elle permet de se rendre compte des intentions sous-jacentes de Scott qui, dès le départ, voulait faire de Deckard un réplicant.

 

 

Situation : Après avoir tué Zhora.
«Mon rapport serait une simple routine, mise hors-service d’un répliquant, mais ça ne me consolait pas d’avoir abattu une femme dans le dos et voilà que ça recommençait : je me sentais attiré par elle, par Rachael.» 

Pourquoi cette nouvelle redondance de l’image en insistant sur le fait que tuer n’est jamais agréable (même pour un robot !)? La voix-off apparaît lourde et intrusive alors que Ridley Scott avait magistralement construit sa séquence, nous amenant dans un concert de sons synthétiques, vers son dénouement, et ce, de manière exemplaire, pour que l’on ressente un grand vide, amplifié par la musique et le son d’un cœur (mécanique !!?) qui s’arrête, devant le cadavre inerte et terriblement humain de Zhora. L’attirance de Deckard pour Rachael naît clairement d’un sentiment. Si cette phrase n’existait pas, comme dans le Director’s cut, nous pourrions penser que cette attirance vient simplement de l’appartenance à une même espèce, d’un même désir de fuir.

 

Situation : Mort de Roy.
«Je ne sais pas pourquoi il m’a sauvé la vie. Peut-être qu’en ces derniers instants, il a aimé la vie plus que jamais, pas seulement sa vie, celle des autres, la mienne… Tout ce qu’il voulait, c’était les réponses que nous cherchons tous : D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Combien de temps avons-nous à vivre ? Et tout ce que je pouvais faire c’était de le regarder mourir.»

Quel est l’intérêt de résumer le film, d’insister, de mettre en avant ses thèmes comme si le spectateur, trop bête, n’avait rien compris (vous me direz que c’est bien pour cela que les producteurs ont rajouté cette voix-off) ? Toutes ces questions, le spectateur se les pose normalement insidieusement. Je ne parle pas des «réponses que nous cherchons tous», j’y reviendrai dans le chapitre suivant et au cours de l’analyse séquentielle.

 

 

Situation : Fin du film (sur les plans de fin supprimés dans la deuxième version).
«Gaff était venu chez moi et il l’avait laissé vivre quatre ans, il croyait. Il se trompait, Tyrell m’avait dit que Rachael était différente, pas de limite de vie, je ne savais pas combien de temps nous avions tous les deux, mais qui le sait ?»

Et voilà, comme par hasard elle vit, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Happy end ! On comprend pourquoi Ridley Scott a tout supprimé ! Pourtant, ces phrases laissent entrevoir le fait que Gaff peut contrôler les réplicants. Question qu’on se pose intuitivement quand il n’y a pas la voix-off, lorsque Deckard trouve un pliage de Gaff en forme de licorne (corroboré par le rêve) et qui se trouve ici confirmé de vive voix. On notera que dans la version director’s cut (justement quand Ford découvre le pliage), une voix-off de Gaff, reprise d’une de ses paroles, clôture le film de manière beaucoup plus pessimiste, offrant une fin «ouverte» qui lui sied beaucoup mieux : «Dommage qu’elle doive mourir, mais c’est notre lot à tous !».

On le voit, la voix-off, mise à part quelques exceptions, ne fait que supprimer toutes les ambiguïtés qui font la richesse du film. Elle devient pesante lorsqu’elle appuie, par ses répétitions, ce que ce dit déjà l’image. Lorsque l’on connaît son côté «bâtard», puisque ajoutée par la suite pour rendre le film plus explicite, on n’en est que plus convaincu, d’autant que Harrison Ford lui-même n’était pas persuadé de son utilité. Pourtant, contrairement à la légende qui veut que Scott n’y ai jamais pensé, le réalisateur évoquait souvent les polars des années 40. Il aimait l’idée d’utiliser ce procédé du film noir dans laquelle on partage les intentions du héros et en quoi l’action l’affecte personnellement. Il aimait cette force des films d’Humphrey Bogart. Mais au final, il s’est aperçu que ce procédé annihilait la puissance évocatrice de ses images. Cette voix-off avait peut-être le rare avantage de créer un contraste, un décalage entre la modernité que décrit le film et la nostalgie de l’ancien temps qu’elle évoque par sa seule existence. Par ailleurs, on notera que certains spectateurs ayant découvert le film dans sa première version préfèrent Blade runner avec la voix-off, état conforme à leurs souvenirs. C’est bien légitime, au même titre que la génération qui a vu la trilogie Star wars avec la voix française d’Harrison Ford et… dans son montage orignal.

 

Rédacteurs :
Tout savoir sur Blade Runner
Vous aimerez aussi
Commentaires
1 Commentaire
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Michel

Perso, j’ai acheté la version sans voix-off mais je regrette, je vais acheter la version avec la voix-off.