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Sorcerer : du film maudit à l’œuvre culte de William Friedkin

Par Geoffrey Crété
16 juillet 2015
MAJ : 21 mai 2024
24 commentaires

La ressortie du film culte de William Friedkin est l’occasion de revenir sur le destin troublé et chaotique de cette production pharaonique.

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37 ans après sa sortie en salles, Sorcerer (Le Convoi de la peur) de William Friedkin ressort en version director’s cut et restaurée en haute définition le 15 juillet. Un privilège à la hauteur de ce classique du cinéma hollywoodien.

 

 

PARCE QUE C’EST LE GRAND FILM DE FRIEDKIN

A l’époque, William Friedkin est un Dieu sur la terre hollywoodienne. Il a triomphé avec French Connection en 1971, qui lui a valu l’Oscar du meilleur réalisateur, puis L’Exorciste en 1973, qui lui a valu une nouvelle nomination. Le moment idéal pour réaliser le projet le plus fou, grandiose et inattendu de sa carrière : un remake du Salaire de la Peur de Henri George-Clouzot avec Yves Montand.

« Pourquoi voulez-vous refaire cette vieille merde ? » lui rétorque Clouzot – une « vieille merde » couronnée par l’Ours d’or de Berlin et le Grand Prix du Festival de Cannes en 1953, équivalent de la Palme d’or qui ne sera créée que deux ans plus tard. « Je vous promets, je ne referai pas un film aussi bon que le vôtre », lui répond Friedkin.

Le Français lui offre les droits d’adaptation, et l’Américain part dans son voyage au bout de l’enfer, son Apocalypse Now en Amérique du Sud, qu’il range sans aucune hésitation dans ses plus grandes réussites : « En dépit de tous les problèmes, dépassements de budget, egos maltraités et amitiées brisée, je considérais, et considère encore, que Sorcerer est le meilleur film que j’ai réalisé. C’est le seul de mes films dont je ne toucherai rien ». Et à bien des égards, Sorcerer renferme les clés du cinéma de Friedkin par sa noirceur, sa radicalité, sa violence en sourdine et sa vision des hommes.

 

photo, Roy Scheider

 

PARCE QUE C’EST UN FILM MALADE

A l’origine, Friedkin présente Sorcerer comme une petite production à 2,5 millions de dollars, qui lui permettra de souffler avant de s’atteler à The Devil’s Triangle, une ambitieuse superproduction sur le Triangle des Bermudes qu’il ne filmera jamais – notamment parce que Steven Spielberg aura entre temps occupé le même terrain avec Rencontres du troisième type. Mais le film se transforme vite en monstre incontrôlable, à l’image de son metteur en scène.

Parce qu’il exige de tourner en Amérique du Sud (République Dominicaine), Friedkin perd sa star bankable Steve McQueen, qui refuse de quitter sa femme Ali McGraw. Lorsque McQueen propose qu’elle devienne productrice exécutive pour le suivre, le réalisateur refuse (« Comme un imbécile. Qu’est-ce que j’étais arrogant » dira t-il des années après). Marcella Mastroianni et Lino Ventura abandonnent le projet.

A cause des conditions de tournage extrêmes et incontrôlables, le tournage se transforme en guerre, à la fois physique et psychologique : une tempête ravage une partie des décors, mais une sécheresse exceptionnelle rend inutilisable le pont construit au-dessus d’une rivière pour la fameuse scène de la traversée des camions, obligeant l’équipe à déplacer le décor dans un autre pays… où Friedkin décidera finalement d’utiliser des ventilateurs, hélicoptères et lances à eau pour obtenir une vraie sensation de chaos. La production s’étale sur d’interminables mois, cinq pays et trois continents. Universal s’associe à la Paramount pour amortir les coûts devenus colossaux. 

 

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Possédé par le film, Friedkin devient ingérable. Il perd une vingtaine de kilos, contracte la malaria, rencontre quelques difficultés avec la police qui traque les dealers présents dans son équipe (une partie sera arrêtée sur le plateau), et perd la moitié de ses techniciens au fil des semaines (parfois à cause des intoxications alimentaires et maladies contractées dans la jungle, parfois parce qu’il les congédie), dont son producteur et ami David Salven qu’il vire après de nombreuses disputes. Le Français Bruno Cremer, l’un des rôles principaux, se souvient : « Le tournage s’est étalé sur un an, dans des conditions épouvantables. On a tourné six mois dans la jungle de Saint Dominique, on s’est arrêtés trois mois, puis on est reparti au Mexique. Friedkin était dans un état second, il dirigeait son équipe dans un silence de mort ! Ce film représentait réellement quelque chose pour lui, une sorte d’expérience existentielle. Sur le tournage, au petit matin, dès que son hélicoptère se pointait à l’horizon, les techniciens se taisaient subitement… Le maître arrivait ! Et si l’un d’eux foirait un truc, il était renvoyé le soir même ! ». L’équipe a ainsi trouvé un surnom à William Friedkin : Hurricane Billy.

Le cinéaste lui-même dira : « Je perdais totalement le contrôle de mon obsession, et si je n’avais pas eu tant de succès les années précédentes, on m’aurait donné l’ordre d’arrêter. J’étais devenu comme Fitzcarraldo, l’homme qui avait bâti un opéra dans la jungle brésilienne » . Une comparaison bien sentie puisque Werner Herzog, qui a lui aussi filmé la jungle et la folie dans Aguirre, fera un film sur cet homme.

 

photo, Roy Scheider

 

PARCE QUE C’EST DEMENTIEL

Une folie qui traverse l’écran et s’incarne particulièrement dans deux scènes inoubliables : celle du fameux pont en pleine tempête, et celle du tronc d’arbre dynamité. Après avoir déchaîné les éléments autour des personnages, suspendus au-dessus du fleuve de l’apocalypse qui menace de les emporter, eux et leur camion-détonateur, Friedkin filme le négatif de la scène ; sous un soleil de plomb, les véhicules arrêtés, le groupe ne cherche plus à fuir mais à vaincre l’obstacle, cette fois-ci insurmontable et imperturbable. Et après l’avoir protégé à distance, comme un monstre qu’il ne faut pas éveiller, ils utilisent la force destructrice de la nitroglycérine à leur avantage, au grand jour et en toute conscience.

La nuit et le jour, le chaos et l’ordre, le déluge et le silence, et le suspense sous toutes ses formes, réuni dans deux séquences qui illustrent à merveille l’impeccable maîtrise du cinéaste, démiurge sadique qui manipule la nature pour faire pression sur ses pauvres fourmis de personnages. La musique totalement dérangée de Tangerine Dream ajoute une dimension cauchemardesque à cette odyssée sans retour qui, quelques années après Aguirre de Werner Herzog, rappelle que la jungle a été l’un des plus beaux décors du cinéma des années 70.

 

 

PARCE QU’IL EST INCREVABLE 

Sorcerer a eu la mauvaise idée de sortie aux Etats-Unis le 24 juin 1977, quelques semaines après Star Wars. Lorsqu’il est allé découvrir le film de George Lucas au célèbre Chinese Theater de Los Angeles avec sa femme de l’époque, Jeanne Moreau, Friedkin comprend vite que l’impressionnante foule qui patiente dans la rue pour célébrer la Guerre des étoiles menace directement son film. Sorcerer sera un tel échec en salles qu’il sera vite retiré de l’affiche pour laisser le champ libre à Star Wars. Il récolte à peine 6 millions de dollars aux Etats-Unis, moins de dix dans le monde, alors qu’il aurait du en rapporter une quarantaine pour rentrer dans ses frais. Raccourci d’une demi-heure pour le marché international, où Friedkin n’a pas le final cut, Sorcerer ne rencontre nulle part le succès escompté. Un carton est même rajouté suite aux plaintes de différents exploitants qui constatent que de nombreux spectateurs quittent la salle, pensant avoir face à eux un film non anglophone à cause du premier quart d’heure sous-titré. Mais l’échec est sans appel, et Universal met un terme à leur contrat avec Friedkin.

 

photo, Roy Scheider

 

Le cinéaste a pourtant tenté de rallier ses fans en choisissant le titre de Sorcerer, « une référence intentionnelle mais malavisée à L’Exorciste«  dira t-il par la suite – alors que le film n’a absolument rien de surnaturel, Sorcerer étant simplement le nom d’un des camions. Mais son film entrera dans l’Histoire d’Hollywood, pour le meilleur et pour le pire, aux côtés d’oeuvres monstrueuses comme La Porte du paradis de Cimino ou Apocalypse Now de Coppola, chants du cygne d’un Nouvel Hollywood sur le point de s’éteindre face à l’avènement du blockbuster.

 

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Comme eux, Sorcerer a peu à peu resurgi des entrailles du cinéma américain pour être érigé au rang de classique maltraité, mal apprécié, mal servi par le hasard des sorties. Stephen King et Quentin Tarantino en ont fait l’un de leurs films préférés. La critique l’a réhabilité, tout comme les nouvelles générations de cinéphiles tombés amoureux.

En 2013, Friedkin est arrivé fièrement à la Mostra de Venise pour présenter une version restaurée de son oeuvre presque oubliée, longtemps enterrée pour d’obscures histoires de droits, devenant ainsi un vrai mythe pour des générations de cinéphiles. Un an plus tôt, c’était Michael Cimino qui faisait de même avec La Porte du paradis, un autre désastre au box-office qui a précipité la fin d’une ère – celle où l’hubrys des grands cinéastes régnait sur la terre hollywoodienne. Gaspar Noé a tort : le temps ne détruit pas tout.

 

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Thom1979

@Mad_ « le blu-ray est une arnaque » non mais n’importe quoi. Le blu-ray nous permet enfin de voir des films dans les meilleurs conditions. Quand tu as vu les restaurations faites sur des films comme Sorcerer, Lawrence d’Arabie, Ben Hur, Cléopâtre, Les dents de la mer, Terminator et autres, tu n’as aucune envie de revenir au DVD.
Dire « je préférerais que ce film sorte en DVD plutôt qu’en Blu-ray » c’est comme si tu disais « je préfère manger un plat tout prêt réchauffé au micro-ondes plutôt que manger dans un bon resto »

The shadow

Mad: Black Snake Moan existe en Blu-Ray US avec vff et vost-fr à petit prix (frais de port à ajouter), je te suggère d’aller faire une tour sur un certain site dont la première lettre commence par un A et fini par un N.

Off

Deuxième nouvelle du jour : sylvinception serait parfois une grosse tâche devenue la risée de tous les habitués d’EL
Good boy

sylvinception

« Gaspar Noé a tort »
Première nouvelle ptdr!!

Dirty Harry

Un bon challenge que ce film au Fatum planant et au pessimisme electro : la séquence de fabrication des camions est un bijou.

LambdaZero

Vu au ciné il y a quelques semaines, le travail de restauration est tout simplement sublime.

La rédaction

@sylvinception

Friedkin qui pense que c’est son meilleur film. Nous, on pense que c’est son grand film.

Parce qu’effectivement on aime beaucoup le reste de sa filmo, mais c’est un autre débat.

sylvinception

@Mad_ a un poil raison concernant la Warner qui a tendance (euphémisme ??) à bâcler ses éditions, mais on a l’habitude avec eux depuis le temps.

Par contre effectivement je confirme que le BR du sublime « Black Snake Moan » existe bel et bien, à moins que celui que je possède soit un « BR fantôme »…

sylvinception

C’est du lourd c’est vrai, mais par contre, pas trop d’accord pour dire que c’est le meilleur Friedkin…
Je trouve que « L’Exorciste », « Police Fédérale LA », ou même « Bug » lui sont supérieur.
Le problème avec « Sorcerer », c’est qu’on s’emmerde quand même sévère avant que les personnages arrive dans la jungle. C’est très… long.
Et j’ai jamais vraiment accroché à la dernière partie du film non plus, quand ça vire au trip métaphysique et à la réflexion sur la « folie ».

A voir cependant au moins une fois sur grand écran.

La rédaction

Oups