Annoncé en grande pompe, l’installation en réalité virtuelle de Alejandro Gonzalez Inarritu constituait l’une des curiosités du Festival de Cannes 2017. Et au final, une de ses propositions les plus fortes.
Dissimulée dans un lieu tenu secret, l’expérience n’aura été réservée qu’à quelques centaines d’accrédités (sur les dizaines de milliers que compte le Festival), générant une aura de mystère et une incroyable curiosité. Autant le dire tout de suite, la découverte de Carne y Arena tient du choc, de la révélaiton absolue, et de la révolution en bonne et due forme.
Toutefois, afin de vous proposer un point de vue pertinent, plutôt que d’en faire une critique « classique », finalement un peu hors-sujet étant donnée la nature de la chose, nous avons proposé à Julien Mokrani de nous expliquer comment il l’avait vécue. Car, en plus d’être un type très sympa, Julien Mokrani a la bonne idée d’être un des rares metteurs en scène français à travailler actuellement sur la réalité virtuelle. Il prépare actuellement sur LIGHTS, qui utilisera ce format encore en devenir et vient tout juste de remporter la bourse Beaumarchais SACD Orange au Festival de Cannes. Il était donc particulièrement bien placé pour nous expliquer en quoi Carne y Arena est un évènement majeur de l’année cinématographique.
Alors tout bêtement, qu’est-ce que c’est ?
Julien Mokrani : Réalisé par Alejandro González Iñárritu, Carne y Arena est une expérience en réalité virtuelle (VR) proche de l’installation artistique. Vous êtes dans le désert à la frontière mexicaine avec un groupe des migrants sud américains qui tente de passer aux Etats-Unis.
Après plusieurs conditionnements légèrement anxiogènes: dans un couloir composé d’un immense mur métallique importé de la frontière mexicaine, puis une pièce où vous êtes seul entouré de chaussures de migrants retrouvées au milieu du désert, des panneaux vous invitent à vous mettre pieds nus.
On attend qu’un signal retentisse pour pousser la porte devant nous. Ce temps est infini, le voyage intérieur qui m’a projeté dans les vies de gens qui ont porté ces dizaines de chaussures est indélébile chez moi. Finalement, l’alarme sonne. On arrive alors dans une immense salle kubrickienne vide et noire dont le sol est recouvert intégralement de sable. Sur les murs, seule une ligne de lumière rouge dessine les limites de la pièce.
Parenthèse neuro-scientifique. L’objectif de ces étapes est de couper la communication avec le cortex, zone du cerveau qui vous permet de raisonner et d’intellectualiser. Une fois légèrement stressé, le cerveau reptilien prend le dessus pour activer le survivant qui est en vous. Vous avez donc moins la capacité de vous dire que les choses sont « fausses » parce que votre cerveau priorise sur vos capacités à réagir pour finir vivant.
C’est à ce moment que vous enfilez le masque VR et un sac à dos, il n’y donc pas de câble pour nous contraindre (ILMxLAB, qui ne fait pas que du Star Wars, a développé beaucoup de technologies pour ce projet). Le desert digital nait alors sous vos yeux dans un simple fond au noir. Clairement, vous y êtes. La lumière magique entre chien et loup est le meilleur rendu photoréaliste que j’ai vu en VR temps réel à ce jour. Vous êtes libre, vous marchez, sentant la brise sur votre peau et le sable sous vos pieds. Les styles d’Iñárritu et de son chef opérateur Emmanuel Lubeski transpirent à chaque milliseconde.
Une colonne de migrants apparait au loin et se dirige vers vous dans un look jeu vidéo (mais le conditionnement dont je parlais avant fait que ça n’est pas un problème du tout). Epuisés, ils s’entre-aident. Une femme tombe au sol, sa fille accourt pour l’aider. Je n’ai pas résisté et j’ai couru vers eux, tombant à genoux comme pour tenter de les aider comme je pouvais. Lorsque tout à coup, j’ai entendu et ressenti quelque chose. Comme une vibration mais… de l’air. Derrière moi, un hélicoptère fonce dans ma direction. En un éclair, il est au-dessus, des bourrasques de vent me secouent, une sirène perce dans l’enfer assourdissant sur ma droite. Deux 4×4 de la police des frontières m’éblouissent et c’est le chaos. Chiens, armes, hurlements côté police et migrants. Et ça ne fait que 4 minutes sur les 6 minutes et 30 secondes virtuelles. Je ne veux pas tout dévoiler mais s’enchainent des phases brutales, puis poétiques jusqu’à des ouvertures méditatives.
J’étais bouleversé. Je retire le masque. Je sors et remets mes chaussures dans une autre petite pièce, vide cette fois. Je reprends mes esprits et une autre alarme retentit. Je pensais que c’était terminé et j’arrive dans un long couloir avec des ouvertures, une dizaine, à l’intérieur desquelles se trouvent de sublimes portraits filmés (en zoom avant puis arrière) des gens dont s’est inspiré Iñárritu pour écrire. Ces portraits sont accompagnés des témoignages écrits racontant la raison de leur départ, la violence de leur périple, comment ils se sont faits capturer et enfin quel est leur rêve pour le futur. Ces rêves sont bouleversants. Vous sortez de ce couloir comme guéri du choc post-traumatique de l’expérience en elle même. Vous êtes changé. Sans vous en rendre compte, vous venez de voir de l’art et à mes yeux, le premier chef d’oeuvre de la réalité virtuelle.
Qu’apporte Iñárritu d’inédit ?
En fait presque tout. Tout d’abord c’est contextualisé. La phase VR d’un peu plus de 6 minutes n’étant qu’une partie de ce parcours émotionnel et sensitif. Il a conscience de la violence de la VR sur un cerveau. Il est en effet prouvé que la VR n’est pas ressentie comme un souvenir d’images projetées, comme pour un film ou un jeu video, mais comme un souvenir vécu. Iñárritu se responsabilise et vous accompagne pour vivre les choses comme si un psy vous aidait à sortir d’un moment psychologiquement difficile dans votre vie.
Ensuite, il utilise un moteur de jeu video pour raconter une histoire dans laquelle l’interactivité est liée à l’endroit où vous vous trouvez et donc au choix de positionnement que vous faites. En clair, en fonction de l’endroit où vous êtes, vous ne vivez pas la même chose. Le dispositif aussi, la ventilation, le sable, la lumière, tout est là pour vous faire quitter le monde réel et ne plus douter un instant de l’endroit où vous êtes : la frontière.
Le plus marquant c’est la liberté. Vous êtes dans une pièces gigantesque et vous pouvez y courir, vous allonger, sauter, etc. C’est assez intimidant mais à l’image de nos premiers pas enfant, vous vous sentez pousser des ailes et vous voulez courir!
La salle dans laquelle se déroulent les huit minutes de l’expérience.
Assiste-t-on à la naissance d’un nouveau médium et pourquoi ?
Totalement. La grammaire, l’écriture, tout diffère. L’interactivité aussi bien sûr. On ressent, on n’intellectualise pas. C’est la bataille du cerveau reptilien contre le cortex. Iñárritu utilise les deux pour vous faire vivre quelque chose d’unique.
Pour toi qui travaille en VR, qu’est-ce que le film ouvre comme perspectives techniques et artistiques ?
Ce qui m’a marqué c’est la dimension complexe du « divertissement ». Ca n’en est pas mais c’est plaisant. La narration en ellipse aussi.
Iñárritu vient de prouver qu’il était très en avance sur beaucoup. Ce n’est ni du cinéma, ni du jeu vidéo, ni du docu-fiction: c’est bien de la VR.
Mais essentiellement, Iñárritu démontre que cela fonctionne au moins autant que beaucoup d’autres arts, à condition d’en comprendre les règles qui restent à inventer.
Dissimulée dans un lieu tenu secret : sur l’aérodrome de mandelieu-la napoule (*_*)
L’expérience a l’air hallucinante, j’ai hâte de voir ce que nous proposera Julien avec Lights!
Coco: Les Sentinelles est passé chez Canal pour devenir une série, showrunné par Guillaume Lemans et malheureusement sans Julien Mokrani.
Ça a l’air assez hallucinant en effet. Le fait que ce soit contextualisé doit apporte r beaucoup en comparaison aux session VR des jeux vidéos actuels se limitant (souvent) à un couloir et des jumpscare; le Wow effect prime sur la narration ce qui est dommage.
En dehors de ça, où en est le projet de Mokrani sur Les Sentinelles ?!! Je veux voir ça en France !