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La face cachée de La Folie des grandeurs : mort de Bourvil, fascisme et actrices maudites

Par Ange Beuque
17 novembre 2024
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Mort de Bourvil, fascisme et actrices maudites : la face cachée de La Folie des grandeurs

Avec Louis de Funès en arriviste sans scrupule qui martyrise son valet Yves Montand sur des mélodies composées par Michel Polnareff, La Folie des grandeurs est une valeur sûre des comédies françaises. Il est pourtant l’or de revenir sur ce classique, car les tensions et destins contrariés n’étaient pas circonscrits à l’intérieur du scénario…

Les Misérables, Les derniers jours d’un condamné… Victor Hugo a beau compter parmi les plus grands auteurs français, son œuvre respire rarement la franche rigolade. Même L’homme qui rit ne porte pas très bien son nom. L’idée de tirer de son drame Ruy Blas une comédie apparaît à première vue aussi pertinente que transformer Notre-Dame de Paris en numéro de cirque.

Alors quand Gérard Oury embarque Louis de Funès dans une adaptation à visée humoristique, on se demande ce qui lui est passé par la tête. D’autant que rien ne paraît trop beau pour le film : doté d’un budget de 18 millions de francs énorme pour l’époque, il s’offre deux stars au casting, un Michel Polnareff au sommet de sa popularité et une partie du tournage au palais de l’Alhambra de Grenade.

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Ruy Blas, un sujet miné

Gérard Oury connaît parfaitement la pièce Ruy Blas, et pour cause : il a personnellement interprété le rôle de Salluste pour la Comédie Française en 1960, l’année même où il se lancait dans la réalisation avec La Main chaude.

Sa découverte de l’œuvre n’a pourtant rien d’une sinécure : les sociétaires du Français apprécient moyennement ce parachutage. Que l’artiste se consacre en parallèle au cinéma n’arrange rien à l’affaire, d’autant qu’il bénéficie de certains aménagements dans son contrat pour favoriser sa double casquette

Un pour tous, chacun pour soi

Pire : Robert Hirsch, l’interprète de don César, claque le rideau des répétitions une semaine avant la première, et tient Oury responsable de sa défection. Les deux hommes en viennent aux mains. À côté, les embrouilles de Salluste et Blaze apparaissent comme d’aimables taquineries…

Mais après tout, l’illustre Victor Hugo lui-même a affronté de vives résistances à sa sortie en 1838. Le chef de file du romantisme s’est retrouvé dans le collimateur des artistes et critiques de son temps, qui lui reprochaient de transgresser les codes avec son théâtre populaire parfois grotesque. Plusieurs de ses pièces doivent être arrêtées précocement. Balzac se lâche au sujet de Ruy Blas, évoquant dans une lettre « une infamie en vers ».

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Et pourtant, glissé dans les frusques de Salluste, Oury en pressent le potentiel comique. Chaque soir, tandis qu’il attend de se relever après avoir été assassiné des mains de Ruy Blas (on vous avait prévenu que le texte originel était moins rigolo), il réfléchit aux ressorts narratifs de la pièce. Des quiproquos, des déguisements, des pièges, une duègne azimutée, un final en forme de jeu de dupe vaudevillesque que ne renierait pas Feydeau : tous les ingrédients sont réunis pour une farce cinématographique !

Le réalisateur sollicite l’écrivain Marcel Jullian, déjà à l’œuvre sur La Grande Vadrouille et Le Corniaud, et Danièle Thompson, sa propre fille, pour transformer le drame en comédie. Au final, leur scénario respecte les grandes lignes du texte d’origine, et offre à De Funès, qui renoue avec ses racines théâtrales, le rôle de « belle saloperie » qu’il réclamait.

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Blaze, le rôle contrarié

Ce que veut Gérard Oury, c’est capitaliser sur les triomphes du duo De Funès/Bourvil, qui lui ont offert la reconnaissance avec sa première comédie Le Corniaud. S’il n’a sollicité que ce dernier pour Le cerveau, il compte bien reformer le couple pour interpréter le maître et son valet dans ce nouveau projet provisoirement intitulé Les Sombres héros.

Bien que Bourvil avait plutôt caressé l’idée d’un film musical avec De Funès pour exploiter leurs compétences respectives en la matière, les deux hommes se montrent enthousiastes. Les producteurs, la presse et le public ne peuvent qu’être aguichés : tous les voyants seraient au vert, si le ver n’était pas déjà dans le fruit.

Le cul d’un petit vaut bien le cul d’un grand !

S’il a tout fait pour cacher son myélome multiple, le réalisateur et son producteur Alain Poiré ne peuvent ignorer que les jours de Bourvil sont comptés. Ils s’enferrent dans le déni et continuent en espérant un miracle. Mais après d’ultimes tournages extrêmement éprouvants, l’ancien chanteur de music-hall succombe le 23 septembre 1970, interrompant net de nombreux projets.

Gérard Oury songe à tout arrêter. Quelques jours après les obsèques, alors qu’il assiste à une soirée mondaine en l’honneur du chef opérateur Henri Decaë (qui assurera la photographie de La Folie des grandeurs), Simone Signoret l’aborde et lui souffle une idée qui va tout relancer : engager son mari, un certain Yves Montand.

Ne vous excusez pas, ce sont les pauvres qui s’excusent !

Le réalisateur est séduit. L’acteur, très prolifique, a d’ailleurs partagé l’affiche avec le défunt dans l’une de ses toutes dernières apparitions, Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville. Montand accepte, contribuant à faire du prénom César un trait d’union de sa filmographie (César et Rosalie, Jean de Florette…).

Sauf que la star ne dégage pas du tout la même énergie que Bourvil. Le scénario est réécrit. De Sganarelle, le valet devient une sorte de Scapin, le type de séducteur dont la reine peut tomber amoureuse au premier regard. Le film change de nom : après un duel avec Les Grands d’Espagne, La Folie des grandeurs s’impose.

Elle ment en allemand !

Le problème, c’est que le tournage doit se dérouler en Espagne. Communiste notoire, et issu d’une famille ayant fui l’Italie fasciste, Montand est très réticent à apporter cette caution indirecte au régime franquiste. L’acteur lie son sort à celui de militants de l’ETA fraîchement condamnés à mort. Le dictateur finit par les gracier. L’honneur de la star est sauf.

Ce qui n’empêche pas l’équipe de tournage de jouer avec le feu, de manière très littérale. Afin de donner du cœur à des figurants assoupis pendant la scène où l’effigie de Salluste est brûlée, un assistant leur suggère d’imaginer qu’il s’agit de Franco… Pour le reste, la collaboration de Montand et De Funès se passe très bien, les deux hommes s’accordant pour proposer de nouveaux gags. C’est du côté du casting féminin que les choses sont moins roses.

– Vous êtes sor ? – Tout à fait sor !

La malédiction des rôles féminins

Dans le rôle de la garde chiourme acariâtre, l’actrice d’origine arménienne Alice Sapritch semble avoir touché le gros lot. Malgré une filmographie très honorable, qui l’a amenée à côtoyer Yves Montand (Premier mai), Louis de Funès (Sur un arbre perché) et Gérard Oury (La Menace), la quinquagénaire n’avait jamais vraiment percé.

Dans La Folie des grandeurs, elle crève l’écran grâce à une scène-clé : son effeuillage légendaire sous les yeux d’un Montand médusé. Pour ce faire, Oury, qui a été son camarade au Conservatoire, lui impose des cours de strip-tease auprès de la danseuse du Crazy Horse Saloon Sophia Palladium.

Les pauvres c’est fait pour être très pauvres et les riches très riches

En réalité, celle-ci aurait également été sollicitée pour doubler l’actrice sur certains mouvements de fessier. Sapritch n’aura de cesse de minorer le rôle de cette dernière, limitant son apport à un unique cours et quelques conseils, et contestant fermement avoir été suppléée à l’image.

Qu’importe : la même année, sa composition de Folcoche dans Vipère au poing pour la télévision contribue à enraciner son visage dans l’esprit du grand public. Hélas, cette consécration tardive restera sans suite : Sapritch sera cantonnée pour le reste de sa carrière aux œuvres sans envergure, tendance nanars.

Je reconnais mes torts, mes enfants, ceux des autres, les vôtres si vous voulez.

Le sort de celle qu’elle chapeaute dans le film est plus tragique encore. Avant de décrocher le rôle de la reine, et à quelques exceptions près (le western spaghetti Campaneros de Sergio Corbucci) Karin Schubert est abonnée aux comédies érotiques qui connaissent en Italie leur âge d’or.

Mais la collaboration se passe très mal avec Oury, qui la qualifiera sans élégance de « pire emmerdeuse qu’il ait connu« . Il se murmure que le réalisateur lui aurait fait des avances, et enrage que l’actrice se fasse prier pour tourner en chemise de nuit.

Le rôle lui permet toutefois d’obtenir une petite notoriété en France. Elle enchaîne l’année suivante avec Barbe-Bleue (aux côtés de Raquel Welch) et L’attentat d’Yves Boisset. Mais elle ne délaisse pas pour autant l’érotisme, apparaissant entre autres dans le prémonitoire Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ?

Elle est jolie, mais elle est bête

La descente aux enfers se précise au début des années 80 : divorcée, délaissée et contrainte de répondre aux besoins de son fils toxicomane, elle se laisse séduire par l’argent des magazines pornographiques. Prise au piège de l’industrie du X, elle enchaînera avec une flopée de films hardcores entrecoupés de plusieurs tentatives de suicide.

S’il fait le bonheur des rediffusions télé, La Folie des grandeurs encaisse à l’époque 5 millions d’entrées, un score honorable, mais décevant au regard des 17 millions de La Grande Vadrouille. Quant à De Funès, il entame son crépuscule : il ralentit considérablement le rythme, réclamant même de plus tourner qu’avec Gérard Oury (Les Aventures de Rabbi Jacob), ce qui ne lui évitera pas le double infarctus gravissime qui fait basculer sa carrière et sa vie quatre ans plus tard.

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mcinephilly

En effet, c’est une production et un tournage qui ne font pas vraiment rêver. Décidément, que du fun derrière l’histoire de cette comédie ! Ça n’est pas mon adaptation d’Hugo préférée je dois l’avouer.