Clint Eastwood sait mieux que quiconque que quelques poignées de dollar peuvent faire la différence. En effet Impitoyable, Gran Torino et Sur la route de Madison auraient pu ne jamais exister. Car pour sa troisième réalisation, Breezy, le cinéaste a essuyé un bide retentissant qui aurait pu tuer sa carrière dans l’œuf.
Certains ont été subjugués par la noirceur de Mystic River, d’autres ont pleuré l’équivalent du lac Léman devant Million Dollar Baby ou Sur la route de Madison. Aux côtés de ces classiques, la filmographie de Clint Eastwood compte nombre de pépites plus méconnues, à l’image de Breezy.
Que le Clint Eastwood réalisateur soit parvenu à concurrencer son alter ego acteur ne constitue pas un mince exploit, tant la silhouette coriace de l’Inspecteur Harry ou le poncho de l’homme sans nom sont entrés dans la légende. En tant que cinéaste, il ne triomphe définitivement qu’avec Impitoyable en 1992, couronnant une aventure entamée derrière la caméra deux décennies plus tôt… et qui aurait pu tourner court.
Un réalisateur qui s’affirme
Depuis les débuts de sa carrière d’acteur au milieu des années 50, Clint Eastwood a eu le temps d’en observer, des plateaux. Au gré de dizaines de films dirigés par des réalisateurs très divers, de Sergio Leone à Don Siegel, il a pu disséquer bien des manières de faire. Et manifestement, il en a tiré quelques griefs, selon des propos rapportés dans sa biographie signée Patrick Brion.
« Le tournage de La Kermesse de l’Ouest a duré six mois là où il n’en aurait fallu que trois. Je devenais fou. Quand les aigles attaquent a duré cinq mois. Un terrible ennui. Je déteste voir ce gaspillage d’argent. C’est ainsi que j’ai décidé de faire mes propres films. Si les studios veulent gaspiller leur argent, c’est leur problème. Moi, pas !«
Son expérience, son œil avisé et son esprit critique constituent d’indéniables atouts, mais ne garantissent nullement le succès de sa reconversion. Eastwood passe derrière la caméra avec humilité, en se définissant davantage en artisan qu’en artiste avec un grand A. Il ne signe pas plus le scénario de Breezy que celui de ses autres projets, s’inscrivant plutôt dans la tradition hollywoodienne des films de studio.
En dépit de sa notoriété, Eastwood n’est pas seul aux commandes. Comme pour la plupart de ses œuvres de la décennie 70, Breezy est partiellement dirigé par James Fargo, qui a fait ses armes d’assistant sur le Duel de Steven Spielberg, et qui réalisera d’ailleurs en solo L’Inspecteur ne renonce jamais.
Eastwood peut également s’appuyer sur sa propre société de production pour mener à bien ses projets. Cofondée dès 1967 avec Irving Leonard grâce à l’argent récolté avec la trilogie des dollars de Sergio Leone, elle a été ironiquement nommée The Malpaso Company en référence au flair douteux d’un agent qui avait prédit que son rôle de cow-boy sans nom serait une « mauvaise passe ».
Il peut enfin compter sur son fidèle producteur Robert Daley, qui l’accompagne pendant toute la décennie en ne finançant quasiment que ses films. Mais si ses premières réalisations peuvent se targuer d’un box-office correct, pas question de faire sauter le coffre : Breezy reste un petit projet budgété autour de 750.000 dollars. C’est moins que Un frisson dans la nuit, son tout premier, et beaucoup moins que L’Homme des hautes plaines sorti la même année, qui émarge plutôt autour de 5,5 millions de dollars.
Mais pour Clint Eastwood, peu, c’est toujours assez. Le cinéaste privilégie notamment les prises directes aux répétitions, de peur de rater la meilleure performance avant que la caméra soit allumée. Sa méthode démontre une fois de plus son efficacité : il achève le tournage à Los Angeles avec 3 jours d’avance, permettant au studio quelques économies supplémentaires.
Des choix ultra osés
Une jeune hippie, qui erre sans attache avec sa guitare, fait la rencontre d’un séduisant agent immobilier et entame avec lui une histoire d’amour. Petit détail : elle est mineure, il a plus de cinquante ans… Si le choix de se consacrer à cette romance épurée peut paraître incongru, il relève en réalité d’une cohérence certaine.
Breezy a été écrit par la scénariste Jo Heims, qui a également signé le scénario d’Un frisson dans la nuit. S’il était déjà question d’écart d’âge dans cet ancêtre de Mon petit renne, celui-ci y était plutôt synonyme d’ascendant malsain. Le scénario faisait d’ailleurs écho à une vraie mésaventure vécue par Eatswood, harcelé dans son passé par une femme plus vieille.
Breezy en est le négatif (ou plutôt : le positif). Mais son sujet, aux antipodes de l’action ou du western sur lesquels Eastwood était attendu, en fait pour le studio un vrai pari, certes relativisé par la maigreur du budget. Pour Universal, il s’agit quasiment d’une faveur accordée à l’aspirant cinéaste. Mais celui-ci brûle de relever ce défi et de faire évaluer son image.
Alors que son mentor Siegel n’était franchement pas réputé pour mettre les femmes en valeur, Breezy brise l’éthos macho de Clint Eastwood. Celui-ci se montre bienveillant envers les velléités libertaires de son héroïne et se garde bien de sanctionner sa précarité par des ficelles faciles de mélodrame. En découle une forme de dichotomie dans sa perception par le grand public, d’autant plus perturbante que les dates de la saga L’Inspecteur Harry coïncident en partie avec ses réalisations.
Eastwood traite son sujet avec une infinie pudeur, refusant de céder à l’érotisme racoleur qui l’aurait certainement rendu plus vendeur. Le clair obscur qui introduit la scène de sexe constitue un chef d’œuvre d’épure classieuse. Cette délicatesse se serait également traduite en coulisse, puisqu’il aurait confié un droit de veto à son actrice principale pour les scènes de nu, qui ne pouvaient être intégrées au montage sans son consentement.
Mais le choix le plus audacieux, c’est sans doute celui de ne pas jouer dedans, à l’exception d’un bref caméo. Alors qu’il s’était déjà vu reprocher par les studios de ne pas avoir suffisamment de présence dans Un frisson dans la nuit, Eastwood assume de déconcerter le public. L’acteur était pourtant bel et bien pressenti par Jo Heims elle-même. Mais du haut de ses 43 ans, il se juge trop jeune. Son raisonnement est imparable, mais n’enlève rien à son mérite de n’avoir pas sélectionné que des projets susceptibles de lui servir de véhicule.
C’est donc à William Holden, de douze ans son aîné, que revient le rôle principal. À cette époque, le sommet de sa carrière est déjà derrière lui. Entré à la postérité avec nombre de prestations cultes (Le pont de la rivière Kwaï, Boulevard du crépuscule…), et bien que La Horde sauvage lui ait redonné un peu d’élan, l’acteur est confronté à une raréfaction des propositions et risque de se laisser happer par l’alcool. Trop heureux d’être contacté pour Breezy, il accepte de troquer son cachet contre un intéressement aux bénéfices… qui ne surviendront jamais.
Un échec lourd de conséquences
À sa sortie en novembre 1973, Breezy est un échec critique doublé d’un bide commercial, malgré trois nominations aux Golden Globes (dont deux pour la musique). Il est rapidement déprogrammé et victime d’une gestion peu lisible par Universal, qui le retente en sortie limitée dans l’Utah à l’été 1974.
Clint Eastwood tiendra son distributeur pour responsable de ce fiasco, en accablant sa promotion timide et mal ciblée. Conscient de son caractère atypique, Universal ne lui aurait tout simplement laissé aucune chance. Et Breezy ne bénéficiera pas du marché vidéo pour se rattraper avant… 1998.
Eastwood en tirera les conséquences : ses films suivants relèvent de l’action (La Sanction), du policier (L’épreuve de force) ou du western (Josey Wales hors la loi). Blâmant encore Universal pour le box office modeste du premier cité, il rejoint les rangs de la Warner Bros.
Surtout, il tient le premier rôle de chacun d’entre eux. Il faudra attendre 16 ans avant qu’il ne réalise de nouveau un film sans y figurer, avec la biographie musicale Bird. En parallèle, il renoue en tant qu’acteur avec la figure rassurante (pour le public…) de l’inspecteur Harry.
Eastwood se remet donc de l’échec de Breezy, mais ce n’est pas tout à fait le cas de sa principale interprète Kay Lenz. S’il avait initialement envisagé sa partenaire de jeu dans Les Proies Jo Ann Harris, il a repéré la jeune actrice dans un « film de la semaine » d’ABC. Elle ne comptait alors pour toute référence cinématographique qu’une apparition dans American Graffiti de George Lucas. Elle sera définitivement castée grâce à son alchimie avec Holden, qui a tenu à assister à toutes les auditions.
Sa fraîcheur crève l’écran dans Breezy, mais malgré sa nomination parmi les révélations féminines de l’année aux Golden Globes, le film ne fera pas office de tremplin pour sa carrière. Elle multipliera les projets peu mémorables et ne retrouvera jamais de rôle aussi valorisant.
Ironiquement, une autre histoire d’amour d’une tendresse folle, Sur la route de Madison, contribuera à enraciner Clint Eastwood au panthéon des réalisateurs. Mais ce ne serait pas rendre justice à Breezy d’en faire un simple brouillon de son chef d’œuvre. Il faut plutôt le considérer parmi les actes fondateurs de sa polyvalence et de sa sensibilité qui, aussi déconcertantes qu’elles aient pu paraître aux spectateurs de l’époque, participent de la richesse et de la singularité de sa filmographie.
@Ange Beuque
L’hypothèse, selon laquelle l’échec de Breezy aurait pu « tuer » la carrière de Clint Eastwood, n’est pas très crédible. Si on tient compte du contexte de l’époque: en 1973, année de sortie du film aux USA, Clint était la star numéro 1 du box-office américain. Ainsi, il pouvait presque tout se permettre: il avait même refusé de jouer dans La Tour Infernale, qui allait devenir le plus gros succès du box-office américain en 1974. Par ailleurs, l’échec de Breezy n’impliquait pas Clint comme acteur puisqu’il n’y tenait pas de rôle principal. Et encore une fois, Breezy était loin d’avoir un budget astronomique: de ce fait, l’échec commercial de Breezy, à l’échelle hollywoodienne, n’était pas si important.
En revanche, l’échec du film a dû plus marquer Clint sur un plan personnel: il devait se rendre compte que les projets auxquels il tenait le plus (Les Proies, Breezy) n’étaient pas nécessairement ceux qui attiraient le plus son public. D’ailleurs, après Breezy, Clint tournera Magnum Force, la suite de L’Inspecteur Harry, qui renforcera son statut de champion du box-office. Il reprochera à Universal une promotion inadéquate de Breezy, comme il l’avait fait pour Les Proies. Il finira par quitter Universal en 1975 pour s’installer chez la Warner.
Après Breezy, Clint attendra plus de 20 ans avant d’aborder un autre film romantique: Sur la route de Madison. À partir de Bird et surtout après Impitoyable, Clint se permettra d’aborder des films à contre-courant de son image de marque. Dans les années 70, le Clint qui attirait un public nombreux était surtout celui des westerns et des Inspecteur Harry. Sans oublier l’anomalie que pouvait représenter un film comme Doux Dur et Dingue.
Encore bravo pour l’article !
Je pense que malgré son « bide » Breezy a lancé la carrière de Clint Eastwood réalisateur au multiples facettes. Le public et la critique a pu découvrir que cet acteur catalogué conservateur, « macho facho » selon les dires de Pauline Kael, pouvait aussi montrer une certaine sensibilité. William Holden (inoubliable dans la Horde Sauvage du génial Peckinpah) et Kay Lenz jouent avec justesse dans cette romance entre deux être que tout sépare.
Pas le meilleur Eastwood certes, mais vraiment à revoir ou découvrir si on est cinéphile.
Ravie de voir ce film mis en lumière ici, merci pour cet article qui retranscrit parfaitement la sensibilité qu’il apporte, avec cette histoire d’amour inhabituelle, toute en pudeur. Il m’a définitivement fait adorer Clint Eastwood, que j’admire pour la polyvalence de son cinéma.
Tout d’abord, merci à la rédaction d’Ecran Large de consacrer un article à Breezy, film méconnu de Clint Eastwood s’il en est, et qui mérite d’être découvert.
C’est la troisième réalisation de Clint pour le cinéma, après Un Frisson dans la nuit et L’Homme des hautes plaines. C’est aussi le premier film qu’il réalise sans y jouer. Il fait juste une très courte apparition au milieu du film. Pour le premier rôle masculin, il choisit William Holden, acteur expérimenté d’Hollywood, qui sera très bon dans Breezy et assez visible dans les années 70. Clint a préféré ne pas jouer dans le film car il se sentait trop jeune pour jouer ce rôle d’homme mûr. Le film montre une autre facette de Clint moins connue, plus sensible, probablement moins commerciale. Il sort carrément du cinéma de genre et aborde pour la première fois, le film romantique.
Pierre Rissient et Bertrand Tavernier avaient soutenu le film, qui a effectivement fait très peu d’entrées. Cela dit, le film n’a pas coûté très cher (moins d’un million de dollars): par conséquent, même si le film est un échec public, cela ne risquait pas de mettre fin à sa carrière de réalisateur. Ses deux premières réalisations ont été rentables et ont dû sûrement couvrir les pertes de Breezy. De plus, à l’époque de la sortie du film, Clint est plus reconnu comme star que comme réalisateur. Universal, studios qui abritaient la Malpaso jusqu’en 1975, n’a pas su comment faire la promotion de ce film atypique pour Clint.
Concernant le nom de la maison de production de Clint, Malpaso: il viendrait effectivement du fait que l’agent de Clint de l’époque lui aurait dit que s’il acceptait d’aller tourner un western en Europe, ce serait un faux pas, une mauvaise passe, un «malpaso» en espagnol. Par ailleurs, près de la propriété de Clint, il y a un cours d’eau qui coule et qui s’appelle Malpaso Creek: le nom de sa maison de production pourrait donc venir de là également.
Comme Un Frisson dans la nuit, Breezy a été tourné dans la région de Carmel en Californie. Autant dire que Clint a tourné le film chez lui. La scénariste de Breezy, Jo Heims, a également écrit Un Frisson dans la nuit. Breezy se concentre sur les rapports humains.
Breezy, même s’il n’a pas dû être pris au sérieux, annonce plusieurs futurs films de Clint: Bronco Billy, Honkytonk Man, Sur la route de Madison.
Un très joli film, peut-être celui que je préfère d’Eastwood, désabusé, pudique, sensible et porté par deux superbes acteurs. A découvrir absolument!