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Les débuts chaotiques de Coppola : Dementia 13 ou l’art du système D (comme Douleur)

Par Ange Beuque
7 décembre 2024
Les débuts chaotiques de Coppola : Dementia 13 ou l'art du système D

Bien avant de pouvoir claquer 120 millions de dollars, en grande partie de sa poche, pour Megalopolis, Francis Ford Coppola était un jeune assistant biberonné au système D par Roger Corman. Alors, peu d’argent, peu de problème ? Ce n’est pas ce que Dementia 13, sa première réalisation dans la douleur, tend à démontrer…

Infarctus, typhon, superstar en roue libre… depuis Apocalypse Now, il est devenu difficile d’évoquer les tournages infernaux sans mentionner le nom de Francis Ford Coppola. Si toutes ses œuvres n’ont, heureusement, pas connu une production aussi chaotique, le cinéaste reste un homme prêt à tout sacrifier à sa vision artistique, ainsi qu’en atteste sa dernière dinguerie Megalopolis.

Mais avant de devenir le réalisateur culte du Parrain ou de Dracula, le jeune Francis a logiquement fait ses armes sur des projets plus modestes. Son premier long-métrage à part entière Dementia 13 était sur le papier un petit film fauché sans prétention… ce qui ne l’a pas empêché d’engendrer un conflit avec son producteur !

Axe-pocalypse now

Le poulain de Corman

Même les plus grands ont commencé en bas de l’échelle. Pour Francis Ford Coppola, le premier barreau portait le nom de Roger Corman. Ce spécialiste des films pour drive in a pour habitude de recruter des étudiants ou de jeunes diplômés. Certes, la principale raison, c’est qu’ils ne coûtent pas très cher et peuvent être essorés à loisir. Mais dans le lot figurent de futures pointures qui lui doivent leur première expérience, à l’image de Joe Dante ou Martin Scorsese.

Au début des années 60, c’est au tour de Francis Ford Coppola, qui a fait ses gammes dans la section cinéma de l’UCLA à Los Angeles, d’œuvrer pour le pape du bis. Corman lui confie la tâche de retoucher un film russe qu’il vient d’acquérir, notamment dans le but de l’américaniser. L’apprenti modifie le contexte de l’histoire, tourne quelques scènes supplémentaires et propose un nouveau montage. Le fruit de son labeur sort en 1962 sous le titre Battle Beyond the Sun.

Le péché commence avec elle

Satisfait par la persévérance de son poulain, Corman l’engage comme assistant touche-à-tout. La même année, il l’embarque en Irlande en qualité d’ingénieur du son sur le tournage de Duel sur le circuit (The Young Racers), un drame sportif dans le milieu de la course automobile.

Fidèle à sa réputation, Corman boucle les prises de vue en avance et sans avoir tout dépensé des 165 000 dollars de budget provisionnés. Quelques faux raccords sont aisément tolérés sur l’autel de la rentabilité : le cinéaste préfère emballer un second film dans la foulée avec le reliquat, qui s’élève à 22 000 dollars.

La pratique est courante pour cet insatiable, qui sort à l’époque trois à cinq longs-métrages par an, pour ne parler que de ceux qu’il réalise lui-même. Mais son emploi du temps de stakhanoviste du bis le rattrape : il doit regagner Los Angeles pour… en tourner un autre.

Les gens de la pluie

L’idée lui vient de confier l’enveloppe à l’un de ses poulains, et de rester simple producteur de ce petit film additionnel. Conscients de cette opportunité, plusieurs de ses apprentis essaient de se mettre en avant. Comme les autres, Francis sent qu’il y a un train à prendre.

En une nuit, il rédige l’ébauche d’une scène-choc, articulée autour d’une femme à moitié nue qui attache des poupées au fond d’un lac avant de se retrouver, lorsqu’elle émerge, confrontée à une hache. Corman est emballé par l’idée et lui confie le bébé.

La petite boutique des horreurs

Le système D comme Dementia

Voilà donc Francis Ford Coppola lancé à 23 ans vers sa première « vraie » réalisation officielle, puisqu’il ne compte à son actif qu’un film étudiant, entre deux traficotages de productions soviétiques ou le remontage à base d’inserts érotiques d’une comédie est-allemande.

Le temps presse : Coppola finalise son scénario en trois jours avec l’aide de son ami Al Locatelli, qui en sera le directeur artistique. Ils n’ont pas totalement carte blanche : Corman a soufflé l’idée d’un film d’horreur en noir et blanc « gothique et psychologique », et le souhaite inspiré de Psychose, sorti deux ans plus tôt. L’histoire prend forme autour d’une série de meurtres à la hache.

Peggy Sue s’est barrée

S’il connaîtra par la suite des dépassements de délai et de budget dantesques, l’apprenti réalisateur n’a pas le choix pour sa première : il doit impérativement respecter les deux sous peine de se griller. Pour gagner du temps et de l’argent, Coppola peut récupérer quelques décors du tournage de Duel sur le circuit, ainsi que l’équipe technique et certains acteurs.

Roger Corman convainc ainsi Luana Anders, Patrick Magee et William Campbell d’enchaîner les deux films. Ce dernier regrettera ultérieurement de n’avoir jamais été recontacté par Coppola après son explosion, ne serait-ce que pour lui confier des rôles secondaires.

La distribution est complétée par quelques comédiens irlandais payés a minima, ainsi que des amis et des camarades étudiants de l’UCLA venus par leurs propres moyens. Parmi eux, destinée à participer à la création des décors, figure une certaine Eleanor Jessie Neil : elle entame une liaison avec l’apprenti réalisateur et tombe enceinte dans la foulée. Tous deux convoleront en justes noces quelques mois plus tard.

RIP Roger Corman et Eleanor Coppola, décédés à un mois d’écart au printemps 2024

Coppola débute le tournage à Dublin le 10 septembre 1962. En dépit de sa relative inexpérience à ce niveau de responsabilité et du budget limité, il se montre d’emblée très sûr de lui et assez ambitieux dans la composition des plans et de l’atmosphère.

Le néo-cinéaste sait où il va et achève les prises de vue en trois semaines, dans les temps. Le titre de travail « Dementia » est agrémenté d’un 13 lorsqu’un homonyme sorti en 1955 est découvert. Mais en postproduction, les choses se gâtent.

Le tournage est terminé, il ne peut plus rien nous arriver d’affreux

Une postproduction houleuse

Une fois conforté au poste de réalisateur, Coppola s’était empressé de sécuriser les fonds en les virant sur un autre compte pour se prémunir d’un éventuel changement d’avis de Roger Corman. Sans lui en parler, il avait aussi décroché une rallonge budgétaire en prévendant les droits à un producteur britannique, Raymond Stross.

Mais au fond, Roger Corman n’en a cure. Il fait confiance à son poulain et le laisse gérer le tournage sans interférer, parce qu’il est lui-même très occupé d’une part, mais également parce qu’il s’est vu promettre par lettres « assez de sexe et de sang pour rendre les spectateurs malades« .

Roger Corman prêt à remonter le film

Sauf que ce n’est pas vraiment la direction que prend Coppola au final, qui se montre plus subtil que prévu dans son traitement. Et si Dementia premier du nom a dû être remonté en urgence après s’être heurté à la censure, Dementia 13 va rencontrer le problème inverse. Roger Corman sort en trombe de la salle de projection, furieux de le trouver si éloigné de ses attentes. Il exige aussitôt des modifications substantielles. Coppola se bute et refuse de le retoucher.

Qu’à cela ne tienne : Corman passe outre son accord. Premier grief : il le juge trop court et souhaite rallonger la sauce de quelques minutes. Il improvise alors un prologue déconnecté du reste du film, avec un pseudo psychiatre qui soumet le public à des tests pour s’assurer de son aptitude à supporter le visionnage.

Il impose également une voix off afin d’en clarifier les enjeux, et s’attelle à le rendre un peu plus sanguinolent qu’il ne l’est. Désireux d’ajouter un meurtre à la hache, il fait tourner une séquence supplémentaire impliquant un braconnier décapité.

Grand-père feuillage

Dementia 13 sort à l’automne 1963 aux États-Unis en double programme avec X : The Man with the X-ray Eyes de… Corman, et directement en vidéo sur notre territoire. Cette collaboration houleuse ne laissera pas trop de traces, ce dernier effectuant un caméo en tant que sénateur dans Le Parrain 2.

De son côté, Coppola proposera un director’s cut de sa première œuvre plus d’un demi-siècle plus tard. Il n’est toutefois pas interdit de lire dans cette démarche l’influence de son ami Georges Lucas, les deux hommes se tirant la bourre pour ce qui est de remettre leur propre ouvrage sur l’établi.

Au sujet de Dementia 13, Francis Ford Coppola déclarait : « À bien des égards, certaines images comptent parmi les plus belles que j’ai jamais tournées. Principalement parce que j’ai composé le moindre plan. » Cette soif de liberté et de contrôle éclaire un peu les obsessions de sa carrière : n’est-ce pas ce après quoi il court toujours dans sa dernière œuvre (en date?), le fascinant Megalopolis ?

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