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Elephant Man de David Lynch : le film de monstre le plus dérangeant (et le plus beau)

Par Judith Beauvallet
17 janvier 2025
16 commentaires

Retour sur le film de David Lynch qui raconte la terrible histoire vraie de Joseph Merrick, connu sous le nom d’Elephant Man.

Elephant Man : le film de monstre le plus cruel et le plus beau

L’immense David Lynch est décédé le 15 janvier 2025. S’il est aujourd’hui connu pour son style cryptique si particulier, l’un de ses premiers films surprenait davantage par son sujet monstrueux : celui de l’histoire vraie (et triste) de Joseph Merrick, plus connu sous le nom d’Elephant Man, et incarné ici par John Hurt.

La Belle et la Bête et Frankenstein nous ont déjà raconté cette histoire selon laquelle le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit : l’homme cruel sous les apparences est bien plus monstrueux que la créature difforme en surface. Mais dans le cas de Joseph (John) Merrick, cette morale ne fut pas qu’une fable. 

Né en 1862, ce jeune homme au corps terriblement transformé par la maladie fut la cible des pires cruautés humaines tout au long de sa courte existence, son lien avec le médecin Frederick Treves (Anthony Hopkins) mis à part. À travers son deuxième long-métrage, David Lynch raconte la vie de cet être tragique, en offrant du haut de son génie l’une des plus belles histoires de “monstre qui n’était pas un monstre” du cinéma.

Sorti en 1980, ce film étonnamment classique pour du Lynch (dont le style est davantage défini par des œuvres énigmatiques comme Mullholand Drive ou Lost Highway) n’en porte pas moins la patte déjà experte de son réalisateur, notamment dans sa façon de mettre en scène la monstruosité. Retour sur ce chef-d’œuvre et sur la manière dont il a fait de l’homme monstrueux un monstre de cinéma.

Elephant Man : photo, John Hurt
Le maquillage de John Hurt, conçu par Christopher Tucker, nécessitait une dizaine d’heures de pose

Monstres classiques et monstre moderne

Si Elephant Man est peut-être le film de Lynch le moins lynchien, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’un des rares scénarios dont il n’est pas le principal (ou le seul) auteur. En effet, à l’époque où le jeune réalisateur n’a signé que l’expérimental, le fascinant et l’angoissant Eraserhead, c’est le producteur Jonathan Sanger qui l’approche pour lui proposer le scénario de Christopher De Vore et Eric Bergren. Évidemment, c’est le coup de foudre pour le réalisateur qui voit en l’histoire de John Merrick le support idéal à toutes ses obsessions de conteur.

Tout comme Eraserhead, Elephant Man est en noir et blanc, et ce choix élémentaire définit à lui seul toute la note d’intention du film vis-à-vis de la représentation du monstrueux. Dans le making-of, c’est Jonathan Sanger qui explique ce choix : au-delà d’une facilité à rendre le maquillage et les décors crédibles, le noir et blanc permet d’atténuer un potentiel voyeurisme, en changeant ce qui aurait pu être dégoûtant en quelque chose de plus fascinant. Sans la couleur réaliste de la chair meurtrie de John, il est plus facile de voir l’homme derrière les excroissances. Le “monstre” qu’il est devient davantage silhouette mystérieuse qu’amas de peau et d’os.

Elephant Man : photo
Le cache porté par John aida l’équipe à faire de temps en temps l’impasse sur le très lourd maquillage

Mais l’héritage du noir et blanc, vis-à-vis d’un tel sujet, apporte également une autre dimension. En effet, en voyant les premières apparitions de John à l’écran et les visages effrayés qui y réagissent, difficile de ne pas penser aux traditionnels Universal Monsters, ces goules outrancières ayant peuplé les écrans dans les années 30 sous l’égide du studio Universal Pictures. Par le biais du noir et blanc et de la mise en scène (notamment lors de la séquence où Frederick Treves expose John à ses étudiants et que son ombre difforme est projetée sur un drap comme sur un écran de cinéma), la filiation est évidente.

D’autant que nombre d’Universal Monsters, comme Frankenstein précédemment cité ou L’Étrange Créature du Lac Noir, se révèlent au cours de leur film être des créatures sensibles et prisonnières du regard de ceux qui les voient seulement comme monstres. David Lynch présente donc, consciemment ou non, son “monstre” comme une évolution d’Universal Monster, un monstre dont c’est enfin l’humanité qui est privilégiée par l’histoire plutôt que la rupture irréconciliable avec les Hommes.

elephant man
Leçon de mise en scène du regard en un plan

La monstruosité est dans l’oeil de celui qui regarde

Toute l’habileté de Lynch se fait sentir alors qu’il arrive, de manière bien plus subtile que dans la culture des Universal Monsters, à faire comprendre que Merrick est perçu comme un monstre sans que sa caméra le traite comme tel. Le film s’ouvre sur une musique de fête foraine triste et inquiétante. D’entrée de jeu, la référence à l’univers des “freaks” comme l’avait représenté Tod Browning dans La Monstrueuse Parade sorti en 1932 est assumée. Et pour cause, puisque Merrick a longtemps été exploité comme bête de foire dans les fêtes foraines. Dans les premières séquences, John sera à peine montré.

C’est davantage le regard de ceux qui le voient qui sera filmé (et notamment celui de Treves, qui pleure en découvrant Merrick lors d’un long plan serré). Alors que John n’est que suggéré par sa silhouette, le vrai spectacle est la réaction des gens, celle qu’ils s’autorisent ou celle qu’ils ne peuvent contenir. Lorsqu’une jeune infirmière le voit pour la première fois, c’est sur son visage à elle, hurlant, que fond un travelling. Rappelant la mise en scène de films d’horreur classiques (encore une fois, l’héritage des Universal Monsters), le mouvement de la caméra mime l’impact de la vision sur la personne qui regarde, mais ne fait porter aucune responsabilité de cette monstruosité à John.

Elephant Man : photo, Anthony Hopkins
Anthony Hopkins en rôle pré-Van Helsing

En revanche, lorsque John est enfin montré de face et en pleine lumière, c’est au cours d’une scène où Treves engage le dialogue avec lui et l’encourage à parler. Lynch ne montre alors la monstruosité physique de John que dans un dialogue humanisant, au sein duquel il est considéré comme une personne douée de pensée et de parole (ce qu’il est, bien qu’il peine à l’exprimer au départ).

Au cours de cette séquence, les cadres se feront plus serrés sur Merrick, comme si la caméra aidait l’œil du spectateur à apprivoiser la vision de ce visage déformé, en l’appréhendant à travers un dialogue rassurant et empathique.

Dès lors, le spectateur est du côté de cet “elephant man” et ne pourra que mieux ressentir la cruauté de ses mésaventures. Car le regard a aussi une importante portée positive, comme le traduit le réalisateur dans le premier plan du film, qui montre les beaux yeux bienveillants de la mère de John. Des yeux pleins de bonté qui reviendront souvent, jusqu’à la fin du film, en rêve ou à travers des photos, comme compas moral de la perception de l’autre. C’est le regard que Lynch invite le spectateur à adopter, dans une intention humaniste évidente.

Elephant Man : photo
Les prothèses furent réalisées à partir du seul moulage existant de la tête du véritable Joseph Merrick

le théâtre des cruautés

Le mot “monstre” vient du verbe latin “monere” qui, selon une connotation religieuse, signifiait “avertir”. Au départ, le monstre est celui qui montre. Celui dont la manifestation est le témoin d’un système qui ne fonctionne pas, qui menace de se briser. La thématique religieuse est d’ailleurs très importante dans le film, John oscillant entre l’impression qui est victime d’une malédiction (le cauchemar expérimental de sa mère attaquée par un éléphant) et sa dévotion aux valeurs chrétiennes auxquels il s’accroche comme à un phare dans la nuit.

Le Merrick de Lynch est donc celui qui met en exergue la cruauté des uns et la potentielle hypocrisie des autres (le comportement parfois ambigu de Treves étant questionné).

Par la suite, de nombreux surcadrages le remettront en face de la réalité de son visage, surtout lorsqu’il se retrouvera, de nuit, face à son reflet dans la fenêtre de sa chambre. C’est dans l’encadrement de cette même fenêtre qu’il sera présenté comme monstre par ceux qui abusent de lui. Plus tard, lorsque son ancien “propriétaire” le retrouvera pour de nouveau l’exploiter, il sera de nouveau présenté au centre d’une scène. De nouveau, c’est le regard dégoûté des spectateurs qui est filmé. Le surcadrage montre la manière dont John passe de scène en scène, de représentation en représentation, subissant une cruauté toujours plus grande.

Elephant Man : photo
D’abord attraction de foire, puis spectateur de théâtre

À la fin, la séquence au cours de laquelle John assiste à une pièce de théâtre prend le contrepied de ces scènes, en montrant Merrick applaudi par une salle comble alors qu’il ose enfin se montrer, et de son plein gré. Profondément triste et belle, la fin du film qui se conclut avec la mort de John (présentée ici comme un doux suicide alors que la véritable histoire ne permet pas de déterminer s’il s’agissait d’un accident) porte sans doute l’un des messages les plus optimistes de la carrière de Lynch.

On retrouve beaucoup de cette esthétique et de cette idée selon laquelle la mort sacrificielle d’une personne spéciale peut conduire son entourage à devenir plus humain dans Twin Peaks : The Return, que Lynch a réalisé en 2017. Si Elephant Man est peut-être le film le moins “lynchien” (en surface) de la carrière du réalisateur, il n’en reste pas moins l’une de ses plus belles œuvres, déjà porteuse des idées les plus profondes du réalisateur. À la lumière de cette troisième saison si particulière de Twin Peaks, il apparaît presque que John Merrick est, en réalité, le jumeau en négatif d’une Laura Palmer dans la filmographie de David Lynch.

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dutch

John Hurt as le temps de tourner ce film pendant qu’il filmais « Heaven’s Gate  » en même temps tellement Michael Cimino prenais de temps à tourner son film, sinon ce film est un chef d’œuvre mais c’est vraiment un film dur à voir.

Morcar

Pour avoir en ma possession l’édition BluRay de ce film, je peux vous dire qu’elle est vraiment très bonne ! Je ne l’avais plus revu depuis pas mal d’années quand je me le suis acheté, et ça a été une redécouverte magistrale.

Foutu pour foutu

John Hurt et Hopkins impériaux. des seconds rôles tout aussi excellents. Ambiance victorienne excellemment adaptée. Le moins lynchien de lynch??? Pas aussi sûre. Peut être moins expérimentale voire pas du tout expérimentale à l’instar de « Une histoire vraie », mais de là à dire moins Lynchien …

En tout cas le Adagio For String de Samuel barber et la scène finale j’en chiale encore. Et c’est vrai  » rien ne meurt jamais ». MASTERPIECE FOREVER

C.

J’en flippe encore je l’ai vu enfant.

TOCAP

Les larmes de la femme de Treves

BATMALIEN

« Le film de monstre le plus dérangeant (et le plus beau) » : perso je mettrais « Freaks » devant dans cette catégorie mais celui-ci est juste derrière ; il serait premier si le film avait été tourné avec Joseph Merrick lui-même !

@jojo : mais grave, ultra-triste « Le tombeau des lucioles », et sinon « Requiem for a dream » m’avait achevé aussi.

Kyle Reese

Vu qu’une seule fois et pas revu depuis malgré le fait que oui c’est bien un p*tain de chef-d’œuvre, mais beaucoup trop d’émotion pour moi et cette fin avec l » Adagio pour cordes de Samuel Barber (le même que pour Platoon) qui fout la déprime totale. Un film dans la mouvance classique hollywoodienne, une anomalie dans la filmo riche du maestro David Lynch, un film très beau et très triste. Bref, peut être qu’un jour je le reverrais … ^^

C.Kalanda

Si John Hurt passait 10h en salle de maquillage, il ne devait pas leur rester grand chose en temps de tournage…

Saul

@Satan LaBitt : Pour Brooks, je peux te confirmer que c’est même dit dans la très intéressante « autobiographie » de Lynch (L’espace du rêve) 😉

Eddie Felson

@jojo
Ah le tombeau des lucioles!!! Un autre chef d’œuvre et sans aucun doute l’œuvre la plus triste qu’il m’est été donné de voir! Déchirant!