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Entre L’enfer des armes et Chungkin Express, Made In Hong Kong : la pépite sulfureuse hongkongaise

Par Captain Jim
12 janvier 2025
©canva ©carlottafilms

Entre l’Enfer des Armes de Tsui Hark et le Chungkin Express de Wong Kar-Wai, Made in Hong Kong de Fruit Chan est une petite pépite méconnue de la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80 et 90.

Le parcours du cinéphile fan de cinéma HK est un peu toujours le même. Il découvre son énergie débridée souvent via les polars d’action à la Infernal Affairs ou à la Election. S’il est plus romantique, c’est peut-être le In The Mood for Love de Wong Kar-wai qui l’ensorcelle en premier lieu.

Une fois qu’on y a goûté, difficile d’être rassasié. Après John Woo et Ringo Lam, on s’attaque aux œuvres d’Ann Hui, de Patrick Tam ou de Stanley Kwan. Et puis, avec un peu de chance, on finit alors par tomber devant les créations de Fruit Chan, dont la majorité des films n’est hélas pas accessible en France.

Made in Hong Kong, que l’on peut considérer comme son véritable premier long-métrage après une tentative de film de studio peu enrichissante quelques années plus tôt, fait partie des rares du cinéaste à être visible chez nous. A la fois extrêmement singulier et en même temps consciemment construit sur tout le cinéma qui le précède, le film est une fantastique synthèse. Un fourre-tout déjanté, violent et sexuel, qui se retrouve presque par accident à symboliser un changement d’époque : il sort en 1997, soit l’année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine.

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Les barreaux sont partout dans le film ; comme si la ville entière n’était qu’une prison à ciel ouvert

Une jeunesse « no future »

Autumn Moon est un jeune garçon déscolarisé, au père absent et en guerre avec sa mère et en conflit avec sa mère. Il survit en faisant des petits boulots pour les voyous des sales quartiers. Son meilleur ami Sylvester est encore plus marginal : son handicap mental l’empêche à toutes relations normales dans un milieu où rien n’est fait pour l’aider. Ping est une adolescente aussi, atteinte d’un mal incurable puisqu’elle n’a pas les moyens de se soigner.

En d’autres termes, les héros de Made in Hong Kong sont des déclassés. Des laissés pour compte filmés dans leur environnement naturel, des logements sociaux étouffants où le ciel peine à montrer ses couleurs entre les immenses tours surpeuplées. Fruit Chan connaît bien ces lieux, puisqu’il y a grandi. Rien ne le destinait au cinéma, lui qui lorsqu’il était encore au lycée devait travailler dans une usine d’électroniques tous les soirs pour s’en sortir financièrement. Et pourtant, il tombe amoureux du septième art en arrivant à Hong Kong à l’adolescence ; il n’avait vu avant cela que des films de propagande communiste.

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Moi quand ma grand-mère met CNEWS sur sa télé

Made in Hong Kong est ce qu’il est parce que Fruit Chan voulait parler du microcosme qu’il connaît le mieux ; son univers tout en entier à lui. Celui des galères et des déboires. Jusque dans sa fabrication, le film est proche de son sujet : la pellicule 35mm du tournage est récupérée de chutes non utilisées au studio où Fruit Chan a fait ses armes comme assistant réalisateur. Le casting est intégralement composé d’amateurs qui n’ont jamais connu les caméras avant.

C’est peut-être la conjugaison de tout cela qui donne au film son énergie, sa vitalité exacerbée. Autumn, Sylvester et Ping n’ont pas la place de vivre et pourtant ils ne désirent rien d’autre. Cette envie s’exprime de bien des manières, mais elle le fait surtout de manière hormonale. Le sexe est partout dans Made in Hong Kong, omniprésent et pourtant jamais consommé : confiné aux rêves mouillés d’Autumn qui s’imagine éjaculer sur des avions dans le ciel. Comme métaphore d’une envie de liberté décomplexée, on peut difficilement faire plus explicite.

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Le poster du film de Gus Van Sant n’est bien évidemment pas choisi au hasard.

L’enfer des larmes

Cette obsession charnelle, cette envie de l’autre, s’exprime visuellement dans la première rencontre entre Autumn, Sylvester et Ping. C’est en apercevant cette dernière que Sylvester se met à saigner du nez ; un cliché ridicule que les fans de mangas japonais connaissent bien, mais qui est ici détourné pour lui donner une vraie signification.

Au fil du récit, il apparaît clair que Sylvester ne réagit pas ainsi par simple excitation sexuelle primaire comme l’adolescent en rut qu’il est, mais parce qu’il est capable de sentir la mort en Ping. Par sa simple présence, elle fait couler le sang parce qu’elle est, comme eux, condamnée.

Cette association du désir juvénile pour l’acte sexuel avec la mort n’a rien d’unique, Eros et Thanatos sont liés depuis les légendes les plus anciennes de l’espèce humaine, mais elle sert ici un propos politique : si la mort guette les personnages, c’est parce que Hong Kong est en train de mourir. Made in Hong Kong, c’est du cinéma crépusculaire.

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la géniale Neiky Hui-Chi Yim, dans un de ses deux seuls rôles au cinéma.

Au moment où Fruit Chan et ses camarades tournent le long-métrage, les habitants de Hong Kong vivent dans l’inquiétude et l’incertitude. L’ancienne colonie britannique est devenue lors de la seconde moitié du 20ème siècle un lieu unique et central en Asie, souvent considéré comme le point de rencontre entre l’Orient et l’Occident. Mais cette originalité se retrouve menacée, rattrapée par le présent.

En 1997, le mandat britannique prend fin suite à un accord signé avec l’empire chinois en 1898 : celui-ci ne pouvait durer que 99 ans. Personne ne savait exactement ce qui allait changer, ni comment. Par accident, Fruit Chan s’est donc retrouvé comme testamentaire des inquiétudes d’une jeunesse – déjà égarée – dont l’avenir ressemble moins à une page blanche qu’à un vide abyssal et terrifiant.

En 1980, L’enfer des armes ouvrait la période de la Nouvelle Vague hongkongaise avec horreur et fracas. Le climax du film prend place dans un cimetière désormais célèbre, qui surplombe la ville. Made in Hong Kong fonctionne comme une suite spirituelle au film de Tsui Hark notamment dans son utilisation du cimetière : la rage vengeresse a disparu, il n’y reste qu’une mélancolie et une évidence. Comme si ce cinéma avait toujours su que son existence fulgurante ne pourrait certainement pas durer trop longtemps.

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We Bought a Zoo (2011, dir. Cameron Crowe)

Le Festin hongkongais

Même le titre, Made in Hong Kong, en plus de dialoguer de manière amusante avec un film de Tsui Hark tourné la même année (Knock Off, soit « contrefaçon » si on traduit littéralement), semble être pensé comme une synthèse crépusculaire de ce cinéma si particulier. Ce cinéma là en effet, n’a existé qu’à Hong Kong, n’a pu être fabriqué qu’à Hong Kong.

Formellement, son langage oscille entre deux extrêmes. Si le naturalisme de la mise en scène est souvent de mise, dans la manière qu’a la caméra (très souvent portée) de virevolter de manière sauvage dans des décors réels, le cinéma indépendant hongkongais de la période joue également beaucoup des effets de style pour signifier la subjectivité de ses personnages.

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Un symbole qui n’a rien d’anodin ici : il y a 5% de chrétiens à Hong Kong.

Dans le film de Fruit Chan les deux approches se rencontrent et se confrontent sans cesse. La première envolée lyrique apparaît après une introduction quasi documentaire, pour mettre en scène l’élément déclencheur du récit : Sylvester assiste à un suicide. Une lycéenne sur un toit met fin à ses jours dans une séquence baignée d’une lumière bleue éthérée, qui jure radicalement avec tout ce qui précède.

Lorsque le corps de la jeune fille rencontre le pavé, Fruit Chan utilise un flash de lumière intégré au montage comme pour symboliser l’impact sur la vision de Sylvester. Dans la suite du film, cette esthétique reviendra régulièrement dans les rêves d’Autumn, obsédé par cette jeune fille morte et les lettres qu’elle a laissées en testament. La couleur bleue également devient un motif qui accompagne les passages les plus fantasmés du récit, toujours en ramenant à la mort.

Jusqu’à ce mausolée, d’un bleu sombre qui a perdu tout son éclat.

Cette tension permanente entre le fantasme et le concret, le réel et le rêve, le naturalisme et l’esthétisé, est l’essence même du cinéma hongkongais de la Nouvelle Vague : un entre-deux permanent qui représente parfaitement la double identité d’un territoire tiraillé.

Made in Hong Kong ouvre bien des portes à Fruit Chan, localement et à l’international ; c’est grâce à lui que sa carrière d’auteur se lance réellement. Le film a été restauré en 2017 puis diffusé dans de nombreux festivals à l’international, ce qui nous permet d’espérer un traitement similaire pour ses autres longs-métrages de la période, hélas invisibles en France actuellement.

Il réalise notamment juste après ce film deux autres longs-métrage qui forment tous ensemble une trilogie dédiée à la thématique de la rétrocession de Hong Kong, ce qui nous donnera sûrement de nouvelles manières d’aborder la carrière de ce cinéaste encore trop méconnu.

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Commentaires
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rudy207

Je me souviens de Fruit Chan car son segment de la trilogie « 3 extrêmes » m’avait marqué au début des années 2000. Contrairement aux deux autres segments dont je ne me souviens plus du tout. Il en a fait un long métrage par la suite mais je ne l’ai pas vu.